I
Voyage au pays des « sociétés secrètes »
« L’initiation, dans les sociétés secrètes, est un pacte entre l’Initié et Satan.1 »



Il en va des complots comme des « sociétés secrètes » : la réalité de leur existence n’exclut pas qu’ils se prêtent tout particulièrement à la mythologisation ou à la réinvention fictionnelle. Tout complot a ses doubles, dans le monde des représentations produites par l’imagination. Et il y a infiniment plus de complots imaginaires que de complots réels, vastes conspirations ou simples machinations. Quant aux « sociétés secrètes » engendrées ou réinventées par la faculté de fabuler, elles forment un ensemble bien plus vaste que celui des « sociétés secrètes » dont la réalité a été établie par les travaux des historiens. Mais la mythologie foisonnante des « sociétés secrètes » ne saurait faire oublier la multiplication des réseaux d’influence où le secret est une condition d’efficacité, donc une règle fondamentale respectée en principe par les acteurs des réseaux. Les menées ou manœuvres secrètes, transgressant les règles de la loyauté et trahissant la confiance des partenaires, sont des faits sociaux comme les autres, sur lesquels on peut enquêter en journaliste ou en sociologue. Les jeux de « l’info » et de « l’intox », dans le champ politique comme ailleurs (notamment chez les militaires et les financiers), sont observables ou décryptables et attribuables à des « maîtres de la manipulation2 ». On ne saurait s’étonner que des hommes veuillent faire croire ou faire faire à d’autres ce qu’ils pensent aller dans le sens de leurs intérêts propres. Faire croire, faire faire ou faire agir : autant de manières d’exercer une influence sur autrui. Le propre du manipulateur, c’est de l’exercer sans considération pour le bien d’autrui, voire pour le plus grand mal de ce dernier. Tout est permis : tromper va de soi pour le manipulateur, qui s’autorise naturellement à fabriquer et à diffuser de fausses informations pour faire agir tel ou tel groupe visé dans le sens voulu. L’homme, en tant qu’animal social doué de la parole (pour la vérité ou pour le mensonge), est un animal stratégique, utilisant son intelligence pour inventer des stratagèmes lui permettant de neutraliser, vaincre ou dominer ses adversaires. Ces actions tactico-stratégiques peuvent être étudiées comme telles, qu’on s’intéresse en anthropologue aux fonctionnements sociaux, qu’on s’applique en journaliste à éclairer l’opinion sur « l’envers du décor » ou qu’on veuille en militant politique démystifier les mystificateurs. Il y a donc bien un monde ténébreux des vrais complots et un monde secret des réseaux ou des organisations plus que discrètes au recrutement ultra-sélectif3. Ces deux mondes font l’objet d’enquêtes plus ou moins approfondies qui, ordinairement, débouchent sur la dénonciation par la presse de « scandales », à travers des « révélations » supposées alléchantes, que les informations fournies aient une base empirique ou qu’elles ne fassent que relayer des rumeurs. L’objet du présent ouvrage est autre : il est d’explorer et d’analyser le mythe moderne du complot (virtuellement mondial) dans les principales formes qu’il a prises, ainsi que la mythologie des « sociétés secrètes », en tenant compte à la fois de leurs interférences avec le champ (aux frontières floues) de l’ésotérisme ou de l’occultisme et de leurs usages politiques, notamment dans les milieux jugés « extrémistes4 ».
En 1990, alors que j’étais engagé dans des recherches sur les Protocoles des Sages de Sion, le plus célèbre faux de l’histoire occidentale – auquel je devais deux ans plus tard consacrer un ouvrage 5 –, je suis tombé sur un singulier Guide des sociétés secrètes commençant par cet avertissement : « Cet ouvrage est conçu dans un but pratique : présenter des sociétés secrètes, des clubs fermés à vocation spirituelle, en définir l’esprit et donner les moyens de joindre un responsable6. » Avec un sérieux imperturbable, son auteur, Jean-Pierre Bayard, spécialiste de la franc-maçonnerie et des Rose-Croix, vantait ainsi ce « guide » pratique pour s’orienter dans l’univers du secret initiatique et des groupes fermés : « Ce n’est donc pas un répertoire sans vie, tout en étant un annuaire communiquant des adresses7. » Parmi les centaines de « sociétés secrètes » présentées et analysées (plus de trois cents !), comprenant notamment les ordres maçonniques, les Rose-Croix, les cathares, les sectes sataniques, les « sociétés mystiques » occidentales et orientales, les associations ésotériques, les « sociétés secrètes politiques à caractère initiatique » et les ordres de chevalerie8, je me suis plus particulièrement intéressé, compte tenu des recherches que je poursuivais sur le mythe moderne du complot, à certains groupes rangés dans les deux dernières catégories. Tout d’abord, sous la rubrique « sociétés secrètes politiques à caractère initiatique », aux « Illuminés de Bavière », ordre de type maçonnique créé par Adam Weishaupt le 1er mai 1776 et dissout en mars 1785, dont la réalité historique fut rapidement voilée par la rumeur et la légende – nous avons vu qu’il s’agissait d’une légende fabriquée par certains auteurs contre-révolutionnaires, présentant les « Illuminati », qui se dénommaient eux-mêmes « Perfectibilistes », comme des « conspirateurs » et les désignant comme les principaux responsables de la Révolution française, voire, par le modèle de conspiration et de subversion qu’ils incarnaient, de toutes les révolutions des XIXe et XXe siècles. La référence aux « Gouvernants invisibles » et aux « Illuminés » ne cesse de revenir dans la littérature complotiste dérivée des Protocoles des Sages de Sion9.
Je suis tombé ensuite, dans la catégorie « Chevalerie », sur l’énigmatique « ordre du Prieuré de Sion », dont l’exis- tence avait été affirmée en 1982 dans un ouvrage à succès se présentant comme une enquête historique due à un trio de publicistes britanniques, The Holy Blood and the Holy Grail, dont la version française, publiée en 1983 sous le titre L’Énigme sacrée, était aussitôt devenue elle-même un best-seller10. En 1986, les trois heureux auteurs, Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln résumaient avec satisfaction les principaux résultats de leurs « recherches » et réaffirmaient leurs convictions sur ladite « société secrète », ses origines et ses activités :
« En 1982, la publication de L’Énigme sacrée couronnait quelque douze années de recherches, originellement destinées à élucider un mystère du sud de la France. Bérenger Saunière, un obscur prêtre languedocien de la fin du XIXe siècle11, nous avait montré la voie à suivre pour soulever un coin du voile et entrevoir la réalité qui se dissimulait sous son histoire. Il nous avait conduits au Prieuré de Sion, société secrète ou semi-secrète dont nous pûmes retracer l’existence presque millénaire. Ayant accueilli en son sein un grand nombre de membres illustres, cette société reste aujourd’hui encore active en France et peut-être ailleurs, son objectif avoué consistant à restaurer en France une monarchie de lignée mérovingienne […]. Pourquoi la lignée mérovingienne? […] De fil en aiguille, nous fûmes finalement conduits à avancer une hypothèse explosive : Jésus était le prétendant légitime au trône d’Israël ; il s’était marié et avait engendré des enfants dont les descendants devaient, quelque trois siècles et demi plus tard, se confondre avec la dynastie mérovingienne. […] Jésus propulsa notre ouvrage à la une des journaux du monde entier […]. Rares furent ceux qui partagèrent l’enthousiasme que nous avions éprouvé en découvrant, par exemple, une nouvelle dimension des Croisades, de nouvelles informations sur la création des Templiers ou l’origine des célèbres Protocoles de Sion [sic]. Tous ces aspects furent éclipsés par l’ombre de Jésus et l’hypothèse que nous formulions à son sujet. Pourtant […], cette hypothèse n’était ni le seul, ni même le principal aspect de notre recherche. […] D’un commun accord, nous décidâmes bientôt d’accorder l’essentiel de notre attention au Prieuré de Sion. Or, quelle est la véritable raison d’être du Prieuré aujourd’hui ? […] Il nous fallait rester en contact avec le Prieuré de Sion lui-même, son Grand Maître et ses membres ou affiliés que nous étions parvenus à identifier ou rencontrer. Nous nous étions déjà aperçus qu’il s’agissait là d’un terrain mouvant […]. Nous devrions veiller à éviter les pièges de la “désinformation” dispensée par les mystérieux acteurs d’une obscure machination12. »

Dès la fin des années 1980, l’existence du « Prieuré de Sion », en tant que société secrète ou ordre de chevalerie fondé à Jérusalem en 1099, était considérée comme douteuse, même chez les consommateurs de littérature dite abusivement « ésotérique » (sur l’étrange, l’insolite, le mystérieux, etc.). Le travail d’investigation du journaliste Jean-Luc Chaumeil13 avait clairement établi que les preuves de l’existence du Prieuré de Sion, à savoir les « Dossiers secrets » présentés comme les archives de la prétendue société secrète, n’étaient que des faux14. On trouve ainsi des traces d’une distance critique dans la description prudente faite en 1989, par Jean-Pierre Bayard15, du « Prieuré de Sion » :
« Cet ordre johanniste, à la croix rouge, précurseur de l’ordre des Templiers, aurait été fondé à Jérusalem en 1099 par Godefroy de Bouillon. Trois des membres fondateurs du Temple – dont Hugues de Paysans [sic] – auraient appartenu à cette confrérie. Mais on lui donne aussi un passé beaucoup plus ancien puisque l’ordre de Sion aurait été conçu par Ormus – ou Ormessus – pour soutenir la cause des Mérovingiens. Après la perte du royaume de Jérusalem, quelques membres s’intégrèrent dans l’ordre du Temple, mais d’autres auraient formé le prieuré de Sion, à Saint-Jean-le-Blanc, près d’Orléans ; les disciples auraient eu la charge de préparer la venue du Grand Monarque, c’est-à-dire le retour des Mérovingiens sur le trône de France16. »

En dépit de ses réserves, Jean-Pierre Bayard expose avec soin les principaux éléments de ce qui fonctionnait déjà comme une légende :
« Nous ne savons pas ce que put être le prieuré de Sion qui ne figure pas dans les ordres de Chevalerie mais qui, en revanche, est mentionné dans Le Livre des Constitutions publié à Genève en 1956 par les Éditions des Commanderies. La revue Charivari [sic] lui a consacré son numéro 18 : “Archives du prieuré de Sion17”. On apprend ainsi que Jeanne d’Arc et Gilles de Rais auraient appartenu à cette organisation; rien n’accrédite cependant cette double appartenance. Parmi ses grands maîtres, l’ordre revendique entre autres : Flamel, Léonard de Vinci, Newton, Hugo, Debussy, Cocteau !… Son actuel animateur serait Pierre Plantard qui prétend descendre des rois mérovingiens et de ce fait être l’héritier du trône de France. Pierre Plantard est mêlé à l’étrange affaire de Rennes-le-Château où l’énigmatique personnalité de l’abbé Boudet18 a fait naître toute une littérature équivoque propre à séduire les chercheurs de trésors et les amoureux des événements mystérieux19. »

L’article de Jean-Pierre Bayard sur l’« ordre du Prieuré de Sion » suffit à prouver qu’en 1989 l’histoire racontée par Baigent, Leigh et Lincoln (et plus tard « esthétisée » par Dan Brown) paraissait invraisemblable aux spécialistes mêmes des « sociétés secrètes ». Dans ces milieux, le doute s’était largement répandu à la suite du témoignage de Gérard de Sède20 qui, après avoir contribué à mettre en forme et à diffuser la légende inventée par Pierre Plantard et Philippe de Chérisey – quinze ans avant le best-seller de Baigent, Leigh et Lincoln, et trente-six ans avant la parution du Da Vinci Code (2003) –, avait fait une autocritique n’en laissant rien subsister21. C’est ce que reconnaît l’historien de la franc-maçonnerie et des Rose-Croix, non sans donner lui-même dans la re-mythologisation :
« Gérard de Sède, dans Rennes-le-Château (Robert Laffont, 1988), montre l’extravagance de ces propos [de Pierre Plantard]. D’après les chartes de l’abbaye de Noir-moutier exhumées en 1888 par E. G. Rey et la Revue de l’Orient latin (tome X, 1903-1904) il y eut bien un ordre fondé en 1099, mais l’actuel prieuré de Sion a été déclaré à la sous-préfecture de Saint-Julien-en-Genevois (Haute-Savoie) le 25 juin 1956. Il semblerait que cet ordre se soit constitué en 1681, époque où se formèrent de nombreuses confréries pieuses ; l’influence de Gabriel Mathieu Marconis de Nègre paraît indéniable22. Le moderne ordre de Sion n’a donc aucun rapport avec l’ancien groupe chevaleresque. Très mystérieusement, il est remis à des personnages en vue, dont on ne révèle l’appartenance qu’après leur mort; le siège reste ainsi inconnu23. »

Le « Prieuré de Sion » ? Un canular ou une escroquerie. L’affaire paraissait donc entendue, lorsque le romancier américain Dan Brown, au début des années 2000, relança la légende avec ses « thrillers théologiques » aussitôt devenus des best-sellers internationaux : Da Vinci Code (2003) et Angels & Demons (2000)24. Le Da Vinci Code a inspiré en 2005 un film à gros budget. La mythologie des sociétés secrètes et l’imaginaire du complot sont ainsi redevenus les matériaux symboliques privilégiés de romans populaires. On retrouve le « Prieuré de Sion » et ses prétendues archives (les « Dossiers secrets ») dans le Da Vinci Code, et les Illuminati entrent en action dans Angels & Demons. L’intrigue principale du roman tourne autour d’un complot contre l’Église catholique ourdi par les Illuminati. Dans une « note de l’auteur » ouvrant ce roman, autre « thriller théologique », on lit : « Quant à la confrérie des Illuminati, elle a aussi existé25. » Dès 1975, Robert Shea et Robert Anton Wilson, avec leur roman Illuminatus !, avaient exploité le mythe des Illuminati, celui des « Supérieurs inconnus » qui, appartenant à une « société secrète » ou à plusieurs, contrôlent ou gouvernent le monde26. Les romans à succès de Robert Anton Wilson, mêlant le genre policier à la science-fiction et à la fantasy à forte composante « ésotérique », ont fortement contribué à inscrire le thème des Illuminati dans la nouvelle culture populaire mondiale. Depuis les années 1970, Wilson est aussi célèbre en tant qu’auteur et acteur médiatique de la « culture apocalyptique » anglo-saxonne27 qu’en tant que philosophe « New Age ». Cet auteur aux talents polymorphes s’est même érigé en spécialiste des théories du complot et des doctrines « ésotériques » (c’est-à-dire impliquant un processus d’initiation), en publiant un lexique sur la question : ce livre, titré d’abord Everything Is Under Control (Wilson, 1998), a fait l’objet d’une nouvelle édition augmentée en version allemande, dont le titre plus explicite est Das Lexikon der Verschwörungstheorien (Wilson, 2004) – « Le Lexique des théories du complot ». Mais Wilson traite les thèmes complotistes avec humour et esprit ludique, faisant des visions paranoïdes de l’Histoire le matériau d’une expérience esthétique, qui recourt notamment à la parodie28. Il soumet à une reformulation distanciée, relevant de la parodie lautréamontienne ou du détournement situationniste, la thèse complotiste selon laquelle l’action des sociétés secrètes – à moins que ce ne soit plus spécifiquement la « lutte des sociétés secrètes entre elles29 » – est le moteur de l’Histoire. L’idée simple est qu’on peut « jouer » à la paranoïa ou à la vision conspirationniste : les jeux de rôles ne sont pas loin 30. La conspiration est partout, et mise à toutes les sauces par Jonathan Vankin, journaliste et essayiste proche de Wilson, énonçant par exemple : « La civilisation est une conspiration contre la réalité31. » Comprenne qui pourra, ou comme il voudra…
Mais la diffusion du mythe des « Illuminés » ne s’est pas faite seulement par le livre. La culture cinématographique est efficacement intervenue en la matière. Il suffit de rappeler le succès du film d’action et d’aventures Lara Croft-Tomb Raider (2001)32, qui met en scène une bande de méchants portant le nom d’Illuminati, dont les activités criminelles tournent autour d’un complot pour devenir les maîtres du monde. Le texte de présentation accompagnant le DVD (2003) fournit quelques-unes des raisons pour lesquelles ce film fait « frisonner de plaisir du début jusqu’à la fin » :
« Explorer des terres inconnues, découvrir des trésors inestimables, lutter contre le mal… Voilà le quotidien de la superbe Lara Croft (Angelina Jolie). Jusqu’au jour où son passé la rattrape. Car avant de disparaître, son père archéologue (Jon Voight) lui a dévoilé l’existence du Triangle Sacré. Recherché activement par les “Illuminati”, une société secrète œuvrant pour la destruction de l’humanité, ce Triangle Sacré permet de contrôler le temps et dominer le monde. Pour stopper les “Illuminati”, Lara n’a que quarante-huit heures. Sa mission va l’entraîner du Cambodge à la Sibérie où elle va devoir affronter la plus terrible des épreuves… Mais le danger, pour Lara, cela fait partie du jeu… »

L’intrigue du second Tomb Raider (« Le berceau de la vie »), film réalisé par Jan De Bont, utilise les mêmes matériaux symboliques, mixant conspirationnisme et ésotérisme dans un cadre manichéen opposant les forces du bien à celles du mal (incarnées notamment par un scientifique aux visées criminelles), sans négliger pour autant la dimension « sexy » de l’actrice principale :
« Lara Croft (Angelina Jolie) est de retour et va s’attaquer à une mission encore plus périlleuse : retrouver ce qu’une ancienne civilisation pensait être l’essence même du mal, la Boîte de Pandore. Elle va devoir traverser la Terre entière, de la Grèce jusqu’à Hong Kong en passant par le Kenya, afin de retrouver la Boîte avant un scientifique cruel, qui rêve de s’en emparer pour en faire une arme de destruction massive. Pour l’accompagner dans cette mission, Lara recrute un de ses anciens partenaires – Terry Sheridan (Gérard Butler) – un dangereux mercenaire qui a déjà trahi à la fois son pays et Lara. Elle sait qu’elle ne peut pas trouver meilleur allié… Mais peut-elle vraiment lui faire confiance ? Retrouvez-la dans cette nouvelle aventure, jalonnée de cascades inattendues, de démons impressionnants, de duels mortels, tentant le tout pour le tout afin de préserver le futur de l’humanité 33. »

Ce film relève à la fois de l’heroic fantasy et du récit d’aventures34, dont la série à succès des Indiana Jones, héros mythique et populaire créé par Steven Spielberg, avait illustré la formule. Comme les deux Tomb Raider, la saga de Spielberg (comprenant trois films, en attendant le quatrième) mêle action, mystère, horreur et humour, histoires rocambolesques mâtinées de fantastique et comédie : Les Aventuriers de l’arche perdue (1981), Indiana Jones et le temple maudit (1984) 35, Indiana Jones et la dernière croisade (1989). Le film de Jon Turteltaub, Benjamin Gates et le Trésor des Templiers (sorti en décembre 2004)36, s’inscrit également dans ce nouveau genre baroque, auquel on peut reconnaître à la fois une dimension idéologique et une puissance de « phagocytose37 » peu commune, en ce qu’il est capable d’assimiler mystères égyptiens, secrets (et/ou trésors) des Templiers 38, légende des Illuminati, symbolique luciférienne, théorie du complot, services secrets (CIA de préférence), « sociétés secrètes » ou « sectes » dangereuses, extraterrestres envahisseurs, etc.
Pour le Da Vinci Code, Dan Brown s’est directement inspiré des deux livres de Baigent, Leigh et Lincoln (1983 et 1987) où ces derniers se sont efforcés de donner une vraisemblance à la thèse d’une « action souterraine du Prieuré de Sion à travers les siècles39 ». Il convient certes de ne pas prendre une œuvre de fiction pour un essai historique. Mais Dan Brown a pris le risque d’ouvrir son roman, le Da Vinci Code, par un court avant-propos intitulé « Les faits », où l’on peut lire :
« La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de Dossiers secrets, où figurent les noms de certains membres du Prieuré, parmi lesquels on trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.
L’Opus Dei est une œuvre catholique fortement controversée, qui a fait l’objet d’enquêtes judiciaires à la suite de plaintes de certains membres pour endoctrinement, coercition et pratiques de mortification corporelle dangereuses. L’organisation vient d’achever la construction de son siège américain – d’une valeur de 47 millions de dollars – au 243, Lexington Avenue, à New York.
Toutes les descriptions de monuments, d’œuvres d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérées40. »

Cet avant-propos, qui précède le récit de fiction, situe donc sur le même plan, celui de la réalité historique, le Prieuré de Sion (une entité fictive) et l’Opus Dei (une réalité religieuse institutionnelle, mais fortement mythologisée, sur le mode de la diabolisation41. C’est là induire en erreur le lecteur non prévenu, lui faire croire que le Prieuré de Sion a existé et continue d’exister. Et lorsque le lecteur du Da Vinci Code s’avise de vérifier les affirmations de Dan Brown, en faisant confiance à des guides en démystification, il risque de plonger plus encore dans la confusion. Simon Cox, rédacteur en chef de Phenomena, magazine consacré à « l’étude critique des dogmes, des orthodoxies et des demi-vérités », et heureux auteur d’un best-seller intitulé Cracking the Da Vinci Code (Le Code Da Vinci décrypté), conclut l’article qu’il consacre au « Prieuré de Sion » par cette phrase : « Même aujourd’hui, l’existence du Prieuré de Sion continue à être un mystère118. » De tels faux démystificateurs ne font qu’ajouter du mystère au mystère42. Manière de satisfaire la demande du public, et de faire marcher ainsi le commerce, manière aussi de sacrifier à un engouement croissant devenu un phénomène de mode reconnu par la presse, titrant par exemple à la une : « La folie de l’ésotérisme120 ». La littérature dérivée des best-sellers de Dan Brown, en dépit de son auto-présentation centrée sur la critique démystificatrice, le « décodage » des messages codés ou le rétablissement de la « vérité historique » déformée, semble prolonger l’effet Dan Brown, comme si tous les intéressés appliquaient la formule simple par laquelle Henry Lincoln commence son livre intitulé La Clé du mystère de Rennes-le-Château : « Tout le monde aime les histoires mystérieuses43. »
Le traitement polémique de l’Opus Dei pose d’autres problèmes. Il ne s’agit pas d’un diable inventé, mais d’une réalité sociale bricolée de façon à être perçue comme diabolique. Face aux textes portant sur cette organisation, le plus souvent polémiques (pour ou contre), il s’agit de distinguer ce qui relève de la réalité sociohistorique et ce qui relève de la fabulation, ce qui n’est guère facile, en l’absence d’une tradition historiographique et du fait de la résistance de l’Opus Dei aux investigations de type journalistique ou sociologique (ce que reconnaît même le catholique traditionaliste Arnaud de Lassus44. Les enquêteurs sont donc conduits à privilégier, parmi les sources, les témoignages d’anciens membres, dont l’impartialité est pourtant sujette à caution. Mais, ce faisant, ils s’exposent à reconstruire le phénomène sociopolitique étudié sur la base de représentations hyper-critiques, voire diabolisantes, reconduisant l’erreur de méthode commise par de nombreux spécialistes des « sectes » contemporaines (tout « nouveau mouvement religieux » réduit à ce qu’en disent ses ex-membres devient aussitôt une « secte » plus ou moins « intolérante », « totalitaire », voire « criminelle »). De telles reconstructions polémiques de réalités sociales sont trompeuses, et, quoi qu’en puissent penser leurs auteurs, relèvent du discours de propagande « anti », traitant son objet comme un ennemi redoutable ou comme la cause d’effets négatifs. En outre, par la logique même de la « causalité diabolique45 », elles tendent à entrer en synthèse avec des modèles conspirationnistes. Nombre d’auteurs soutiennent en effet la thèse que la réalité profonde de l’Opus Dei, cachée par le secret, est très différente de son apparence : c’est là le schème qui permet de diagnostiquer l’existence d’une « société secrète » plus ou moins dangereuse, dissimulée en toute organisation socialement visible (et en général à but caritatif ou philanthropique). Il faut ici brièvement rappeler que le « mythe jésuite » ou plutôt antijésuite, mythe répulsif dont le noyau était la dénonciation du « complot jésuite » (ou « jésuitique »), a été élaboré notamment à partir d’un faux confectionné par un ancien jésuite vindicatif, ou plus exactement un novice polonais chassé de la Société de Jésus au début du XVIIe siècle. Compte tenu de ses usages récurrents dans la polémique anticatholique, et du fait qu’il a servi de modèle à la fabrication d’autres faux (antimaçonniques ou antijuifs), l’histoire de ce document doit être rappelée dans ses grandes lignes. Le faux jésuitophobe que fabriqua en 1612 ce prêtre chassé de l’Ordre l’année précédente, un certain Hieronim (Jérôme) Jawrowski, se présentait comme une correspondance privée, prétendument interceptée, rendue publique parce qu’elle aurait été révélatrice des arrière-pensées de la Compagnie de Jésus : cette correspondance était censée dévoiler les instructions secrètes données par le général des jésuites pour assurer la domination universelle de la Compagnie et accroître sa fortune par tous les moyens, justifiant ainsi toutes les fourberies et toutes les violences. La publication de ces « secrets » était présentée comme la preuve enfin administrée de l’existence d’un complot jésuitique. Le faux, publié en latin et anonymement à Cracovie en 1612 (ou 1614), fut d’abord diffusé sous le titre de Monita privata Societatis Jesu (« Avis privés de la Société de Jésus »), puis, par l’initiative d’un éditeur hollandais avisé, sous celui, plus frappant et assurément plus attrayant, de Monita secreta Societatis Jesu, ou Instructions secrètes de la Société de Jésus. C’est sous ce titre que, du XVIIIe siècle au milieu du XXe, ce faux antijésuitique, traduit dans la plupart des langues européennes, fut indéfiniment réédité46. En octobre 1933, le militant et journaliste libertaire André Lorulot publie dans sa revue trimestrielle, La Documentation antireligieuse, les Monita secreta, précédés d’une longue préface où il trahit ses hantises :
« La lecture des Monita secreta permet d’apercevoir les causes de la puissance des Jésuites. […] Les Jésuites se sont toujours cachés. […] La Société a des agents un peu partout, qui sont chargés de rechercher certains ouvrages et de les anéantir. C’est ainsi que sont disparus nombre d’ouvrages remarquables. C’est aussi la raison qui fait que les Monita secreta, bien qu’ils aient été souvent réédités, restent introuvables. […] Leur seul but [des Jésuites], c’est la domination universelle. […] On les sent partout, on ne les trouve nulle part. Comment les frapper? Ils sont insaisissables. Comment se défendre de leurs intrigues? Ils restent toujours dans l’obscurité. Comment déjouer leurs plans ? Ils ont des émissaires dans tous les partis, qui servent leur politique, qui embrouillent toutes les situations et bernent même les hommes d’avant-garde !47 »

On notera que l’usage de tels faux se justifie généralement au nom de la défense d’une bonne cause. Le militant anticlérical et antireligieux André Lorulot, confronté à la question de l’authenticité du document, se contente d’affirmer que « les idées contenues dans les Monita sont tout à fait conformes à celles des Jésuites48 », et procède en conclusion à une extension du domaine de la lutte antijésuitique : « Les Jésuites constituent pour le Progrès et pour la Paix une menace effrayante. L’Église catholique, dont ils sont la plus fanatique, la plus intolérante incarnation, n’a pas modifié son état d’esprit […]. L’Église n’a pas désarmé. Elle est prête à persécuter, aujourd’hui comme autrefois. Elle veut dominer le monde entier […]49. » Les propagateurs des Protocoles des Sages de Sion, face aux preuves du caractère apocryphe du document, répliquaient également, depuis le début des années 1920, que les idées contenues dans les Protocoles étaient conformes à celle des Juifs depuis les origines50. En 1953, le théoricien néo-fasciste Julius Evola formule ainsi l’argument : « On pourrait montrer sans peine que, quand bien même les Protocoles seraient un faux et leurs auteurs des agents provocateurs, ils n’en reflètent pas moins des idées typiques de la Loi et de l’esprit d’Israël51. » Il est donc des faux selon la lettre qui sont des documents authentiques selon l’esprit – et les besoins de la guerre culturelle.
De même, l’antimaçonnisme doit beaucoup à de nombreux ex-maçons (tels, en France, Léo Taxil, Paul Copin-Albancelli, Jean Marquès-Rivière, etc.) mus par le ressentiment, qu’ils aient été exclus de la maçonnerie ou disent avoir été « déçus » par elle. Enfin, il faut rappeler que l’antisémitisme moderne s’est largement nourri de prétendues « révélations » terrifiantes sur le monde juif faites par des Juifs « renégats » (au XIXe siècle : Jacob Brafman, Frederick Millingen dit Osman-Bey, les frères Lémann, etc.), des « ex-Juifs » pour ainsi dire, qui n’ont pas hésité à légitimer des rumeurs antisémites, à diffuser ou confectionner eux-mêmes des faux pour stigmatiser leurs ex-coreligionnaires, que ce soit par haine de soi, par intérêt ou au nom du Bien (en général, à la suite d’une conversion au christianisme)52.
L’Énigme sacrée aura donc joué le rôle d’un texte fondateur, et ce, à un double titre. D’abord par l’invention et la diffusion de légendes constitutives d’une « histoire alternative » susceptible de fournir des ressources symboliques aux romanciers (et plus généralement à tout créateur de fictions), ensuite en offrant aux théoriciens ou aux visionnaires politiques situés à l’extrême droite de quoi renouveler leurs visions paranoïaques de la marche de l’Histoire ou du fonctionnement de l’ordre social. Ce mélange de thèmes conspirationnistes et de motifs « ésotériques » offert par les auteurs de L’Énigme sacrée aura eu en effet une double postérité : dans le genre romanesque illustré par le Da Vinci Code et dans un genre mal défini qui se situe aux frontières de l’essai politique, de la science-fiction (comprenant la littérature ufologique), de l’ésotérisme (révélation d’un sens caché de l’Histoire) et du pamphlet conspirationniste (dénonciation des « manipulations »), dont les ouvrages de Jan Udo Holey (alias Jan van Helsing) ou de David Icke donnent une frappante illustration.
Jan Udo Holey, né à Dinkelsbühl, en Bavière, le 22 mars 1967, est un guérisseur allemand qui publie en Allemagne ou dans les pays anglophones sous le pseudonyme de Jan van Helsing ou sous celui de Robin de Ruiter, mais garde l’anonymat dans ses publications en langue française, chez un éditeur spécialisé dans la littérature complotiste53. Après avoir été « punk rocker » et militant antifasciste, et voyagé (paraît-il) sur les cinq continents, il s’est spécialisé à 26 ans dans la théorie du complot54. C’est ainsi que Holey est devenu un « révisionniste » situable dans la mouvance néo-nazie donnant dans l’ésotérisme (le spiritisme en particulier) et la mythologie des extraterrestres. Son livre en plusieurs volumes constitue l’un des bréviaires de ce sous-genre littéraire, où l’antimondialisme d’extrême droite fusionne avec l’ufologie conspirationniste et un antisémitisme qu’il faut bien qualifier d’ésotérique – à défaut d’un meilleur terme. Publié en allemand sous le titre Les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle, en 199355, traduit en anglais dès 1995 (Secret Societies and Their Power in the 20th Century), l’ouvrage est traduit et diffusé en français, depuis 1997, sous le titre Livre jaune n° 5 (attribué à un « collectif d’auteurs » et vendu par correspondance aux « Éditions Félix »). Il a une suite : le Livre jaune n° 6 (version française du tome II de 1995) sort en 2001, et le Livre jaune n° 7 en 2004 (attribué à « Robin de Ruiter »). Ce livre, Les Sociétés secrètes… (ou Livre jaune n° 5), est une simple compilation, d’une écriture très laborieuse et dotée d’un appareil de références approximatif. Or, depuis sa première édition allemande (vol. I, 1993), suivie par ses traductions respectivement anglo-américaine (1995) et française (1997), ce livre sur les « sociétés secrètes » et « leur pouvoir au XXe siècle » est devenu un best-seller dans le genre « littérature ésotérique » d’extrême droite, vendu sous le label « ésotérisme » ou « conspiracy theories ». On y retrouve les Illuminati, acteurs principaux de la « face obscure de l’Histoire », ainsi que la « société secrète » portant le nom de « Prieuré de Sion », et bien sûr les Protocoles des Sages de Sion, dans un contexte polémique où le Nouvel Ordre mondial incarne le mal – plus précisément, le mal absolu : pure et simple création ou expression de Satan56. Holey nous révèle notamment que « les plus grandes familles qui composent les Illuminati sont des satanistes parmi les plus influents du monde, et qu’ils adorent le diable comme leur Dieu57 ». Mais les Illuminati sont partout, ils représentent une entité satanique fondamentalement polymorphe : d’un côté, l’amateur de révélations apprend sans surprise que « les francs-maçons sont un des piliers principaux de l’ordre des Illuminati58 » ; de l’autre, il frémit d’apprendre que « depuis la Révolution française, Satan et ses alliés de l’élite n’épargnent plus aucun pays » et que « le plus grand triomphe des Illuminati est de s’être approprié l’Église catholique et romaine!59 ». Pour comprendre le fonctionnement de « l’empire mondial satanique et secret », il faut selon Holey connaître le « pacte secret des Illuminati », dont les terribles conséquences sont ainsi rappelées :
« Quand on enquête sur la face cachée de l’histoire, on tombe régulièrement sur les Illuminati. Ils ont réduit des royaumes en esclavage grâce à l’usure, ils ont fomenté des guerres et façonné le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les Illuminati ont donné l’impulsion et conduit les grandes révolutions qui ont suivi la guerre d’indépendance américaine. La Révolution française en fait partie […]. Les documents secrets qui ont été découverts à la fin du XVIIIe siècle et à qui l’on a donné plus tard, dans leur version élaborée, le nom de Protocoles de Sion [sic], contenaient des objectifs précis. Ces objectifs ont été intégralement réalisés au cours des deux derniers siècles60. »

Les « documents secrets » dont il est question ne peuvent être que les documents internes de l’Ordre des Illuminés saisis par la police, et n’ont rien à voir avec les Protocoles des Sages de Sion, contrairement à ce qu’affirment, sans la moindre preuve, un certain nombre de propagateurs du célèbre faux depuis le début des années vingt61.
Quant au Britannique David Icke, né à Leicester le 29 avril 1952, infatigable polygraphe situé entre l’ufologie conspirationniste et le prophétisme de style New Age62, il multiplie depuis le début des années quatre-vingt-dix les ouvrages du type : Le Plus grand secret. Le livre qui transformera le monde (1re édition américaine, 1999) ou Les Enfants de la matrice. Comment une race d’une autre dimension manipule notre planète depuis plusieurs millénaires (1re édition américaine, 2001). En 2000, le journaliste Robin Ramsay, lui-même spécialisé dans l’étude des « conspiracy theories », le présentait comme « le plus important des théoriciens britanniques du complot63 ». Avec une forte spécificité, venant d’un bricolage idéologique sur certains thèmes de l’ufologie conspirationniste, tournant autour de la vision terrifiante d’extraterrestres hostiles et colonisateurs, voire prédateurs, présents de façon clandestine (du moins pour la majorité des humains) sur le globe terrestre, et ce depuis des siècles. Cette vision d’épouvante a été largement diffusée avant Icke par Milton William Cooper et Jim Keith64. L’une des thèses principales de David Icke est en effet que la Terre a été colonisée en des temps reculés par une variété de reptiles, la « Fraternité babylonienne » (« Babylonian Brotherhood »), et qu’en conséquence, à travers diverses hybridations, la plupart des familles ou lignées dirigeantes (les « Illuminati »), chez les humains, ne sont que des lézards à face humaine. L’ennui, c’est qu’ils dirigent secrètement le Nouvel Ordre mondial. Ils auraient passé un pacte avec les élites dirigeantes de l’espèce humaine, avec lesquelles ils se seraient mélangés, les produits de ces hybridations étant à la tête des nations depuis longtemps. Par exemple, les membres de la famille Rothschild, étant des Illuminati, sont en réalité des humanoïdes reptiliens. On ne saurait donc s’étonner qu’ils aient pu financer Hitler. Il en va de même pour la famille Bush, dont les membres accomplissent des sacrifices humains. Quant à la reine d’Angleterre, Elizabeth II, elle serait une adepte du satanisme. Les écrits de David Icke sont émaillés d’accusations délirantes de ce type. Auteur de best-sellers dans le genre ésotéro-complotistes, et conférencier très apprécié de son public (notamment en Grande-Bretagne et au Canada), David Icke a été dans une vie antérieure joueur de football professionnel, présentateur sportif à la télévision (BBC) et porte-parole national du British Green Party. C’est seulement depuis 1990 qu’il est devenu, selon ses propres termes, « un investigateur à plein temps sur qui et ce qui contrôle réellement le monde ». Le Green Party a pris ses distances vis-à-vis de lui après qu’il annonça lors d’une interview télévisée qu’il était un « fils de la Divinité65 ».
Adeptes de la théorie du complot, avec une touche « négationniste », Icke et Holey manifestent un penchant commun pour la « spiritualité » dans sa version New Age, et recourent l’un comme l’autre aux récits sur les extraterrestres, ces « Extranéens » ou « aliénigènes » inquiétants, colonisateurs et prédateurs, qui-vivent-parmi-nous ou dans des mondes souterrains. Leurs ouvrages prétendent révéler ce qui se cache, ce que l’on cache aux citoyens ordinaires, et dévoiler les complots ou les manipulations qui expliquent la marche de l’Histoire vers le pire. Programme simple : faire la lumière sur les réalités ou les vérités cachées de l’histoire mondiale. Les grands manipulateurs que sont les Illuminati se transforment en une variété d’extraterrestres qui contrôlent la plupart des gouvernements, les entreprises transnationales et les banques, et dont on trouve la marque dans toutes les lignées royales66. Un bref dialogue entre « la barmaid » et l’agent Mulder, dans X-Files, le film (réalisé par Rob Bowman et sorti en 1998), illustre la représentation centrale du complot tel qu’il est postulé par un grand nombre d’auteurs contemporains :
« La barmaid. – Vous faites quoi dans la vie?
Mulder. – Ce que je fais ?! Je suis le personnage clef d’une machination gouvernementale, un complot destiné à cacher la vérité au sujet de l’existence des extraterrestres. Une conspiration mondiale, dont les acteurs se trouvent au plus haut niveau du pouvoir et qui a des conséquences dans la vie de chaque homme, femme et enfant de cette planète. Alors personne ne veut me croire, évidemment. »

Par ailleurs, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, les théories du complot se sont mises à pousser comme les champignons après l’orage67. Complot de la CIA et du Mossad, pour l’essentiel, qu’il s’agisse de faire croire que les vrais responsables des attentats sont les Américains, les « sionistes » ou les « américano-sionistes », ou qu’il s’agisse de nier que les attentats ont eu lieu68. Vision complotiste partagée par nombre de courants extrémistes de droite et de gauche, ainsi que par une partie significative de l’opinion arabo-musulmane. Mais vision redoublée par celle d’un super-complot, car derrière la CIA et le Mossad (niveau du secret), il faudrait postuler l’existence de manipulateurs suprêmes. Les Illuminati interviennent alors pour donner une identité à ces « chefs inconnus », qui doivent incarner des sujets universels portés par un projet mondial. Ces théories de l’arrière-complot dérivent d’une matrice originelle que nous commençons à connaître : le mythe des « Illuminés » qui, formé à partir de la fin du XVIIIe siècle, trouvera sa version la plus tristement célèbre, un siècle plus tard, dans les « Sages de Sion » mis en scène par le faux « document secret » que sont les Protocoles des Sages de Sion, ordinairement présentés comme le « programme » ou le « plan de la conquête juive du monde147 ». Il y a là un héritage méconnu de l’analyse barruélienne fondée sur la distinction entre « loges » (secret) et « arrière-loges » (ultra-secret). Mais il faut compliquer quelque peu l’analyse. C’est en fait à trois niveaux qu’il faut situer le « secret » (le « ce qui est sans paraître ») auquel renvoient les arguments conspirationnistes :
– celui du « secret » ordinaire : on a des indices (courrier intercepté, documents saisis, témoignages d’ex-membres) ;
– celui de l’ultra-secret : on n’a pas de preuves indiscutables (mais on pourrait en établir) ;
– celui de l’hyper-secret : on ne peut avoir de preuves (niveau du secret en soi).
Holey, traitant des « structures des Illuminati », ne manque pas d’expliquer le sens caché de la pyramide, reprenant à son compte les principaux clichés et thèmes d’accusation de l’antimaçonnisme diffusé par l’extrême droite américaine :
« La pyramide, un des symboles préférés des Illuminati, est représentée sur le billet d’un dollar américain, ce qui est le signe de leur pouvoir et de leur influence. Le président Roosevelt a ordonné d’ajouter le symbole maçonnique sur la coupure d’un dollar en 193369. Helmut Finkenstaedt cite dans son œuvre [sic] Une génération sous l’influence de Satan l’ancien Illuminé John Todd : “Le symbole a été créé à Londres sur ordre des Illuminati. La pyramide illustre la structure des Illuminati 70.” Les chiffres romains pour 1776 indiquent l’année où Adam Weishaupt a fondé l’ordre en Bavière. En dessous du symbole maçonnique, on peut voir l’objectif qu’ils se sont fixé, écrit en pleine lettre : “Novus Ordo Seclorum71.” La pyramide sur la coupure d’un dollar est divisée en 13 degrés secrets, au-desus desquels veille un œil, “l’Œil qui voit tout”. Il ne peut y avoir aucun doute sur l’identité de la personne dont on voit l’œil, il s’agit de Lucifer. La Bible, il est vrai, parle du règne de l’Antéchrist à la fin des temps. John Todd, l’ancien Illuminé, le confirme : “L’œil au sommet de la pyramide du billet d’un dollar représente bien Lucifer 72.” 73 »

Le décodage symbolique du billet américain est un rituel qui classe le décodeur parmi les « initiés ». Mais le décodage peut se faire avec l’esprit New Age, sans vision d’épouvante. On en trouve par exemple des versions « développement personnel » et « bien-être », comme cet article signé Shasta Vancouver, « Le mystère du troisième œil » : « Tous les mythes et légendes du monde parlent d’une vision pénétrant tout, devant laquelle rien ne peut être caché. En Égypte ancienne, on parlait de l’œil d’Horus… qui a traversé les temps jusqu’à se retrouver sur les billets de banque américains grâce aux Francs-Maçons. Pourquoi ce symbole de l’œil est-il si commun à toutes les cultures? […] Il est […] capital, pour ceux et celles qui veulent évoluer et ouvrir leur conscience, de travailler à l’ouverture du troisième œil, d’activer cette glande pinéale qui est la clé du savoir spirituel74. »
On trouve une variante du thème dans le « thriller ésotérique » de Dan Brown, Anges et Démons, où le héros Langdon confie à Vittoria : « La secte a commencé à me fasciner le jour où j’ai découvert que le billet américain est couvert de symboles créés par les Illuminati. […] La pyramide est un symbole occulte représentant une convergence ascendante, vers la source suprême de l’illumination. […] L’œil représente la capacité des Illuminati de tout infiltrer et de tout surveiller75. » Cette lecture « ésotérique » du billet américain de 1 dollar a été diffusée par Robert Anton Wilson dans ses nombreux articles et ouvrages sur les Illuminati, mêlant la fiction et la réalité historique, toujours chez lui plus ou moins « arrangée76 ». Si la littérature « ésotérique » concernant la pyramide en tant que symbole est immense, elle ne se réduit pas à un décryptage « luciférien » de style antimondialiste d’extrême droite. D’autres délires sont possibles. En témoigne par exemple un article publié en 2005 dans la revue L’Initiation : « Les pouvoirs secrets des pyramides », dont l’auteur défend la thèse qu’une « force » spécifique serait inhérente à la forme pyramidale. Ce « pouvoir pyramidal », qui s’exercerait sur « les règnes animal, végétal et minéral », reste bien sûr « inexpliqué77 ».
Le passage de cette thématique sulfureuse par un roman à succès ne revient-il pas à lui ouvrir les portes de la production culturelle de masse et de la consommation populaire ? À légitimer une nébuleuse d’accusations et de légendes conspirationnistes ? On ne devra pas s’étonner de voir régulièrement reliés, dans la nouvelle littérature conspirationniste d’extrême droite parfumée d’ésotérisme facile et de délire antisataniste, les Protocoles des Sages de Sion et la fictive société secrète nommée « Prieuré de Sion », les « banquiers internationaux » et les Templiers, les Illuminati et les extraterrestres envahisseurs (devenus pour certains des « intraterrestres » reptiliens, dominateurs ou colonisateurs), le Nouvel Ordre mondial manipulateur et ses origines maçonniques, le fantasme du « Gouvernement invisible » et la hantise du pouvoir des sociétés secrètes. L’un des essayistes conspirationnistes américains les plus cités par Holey ou Icke, Herbert G. Dorsey III, auteur de plusieurs ouvrages et d’articles délirants sur le « Nouvel Ordre mondial » ou la « Finance internationale », a intégré les deux célèbres ouvrages de Baigent, Leigh et Lincoln, Holy Blood, Holy Grail (1982) et The Messianic Legacy (1983), dans son appareil de références78. Il en va de même pour l’un des chefs de file de l’ufologie conspirationniste, Milton William Cooper79, autre source importante de l’auteur du Livre jaune.
Tout se passe comme si un certain nombre de thèmes et de représentations qui, jusque dans les années 1970, paraissaient réservés à l’extrême droite, avaient subi un blanchiment en s’intégrant dans la nouvelle culture populaire mondiale (du roman au film de fiction) dont la diffusion est orchestrée désormais par une industrie culturelle sans « états d’âme ». Par un travail de mise en acceptabilité80 et d’euphémisation, ces motifs, tous contaminés par la vision conspirationniste de la marche du monde, ont été adaptés à la demande culturelle du « grand public », mais aussi bien, par effet pervers, recyclés par une nouvelle génération d’essayistes d’extrême droite (tel Holey), dont les ouvrages rencontrent la majorité de leurs lecteurs hors du monde restreint des militants et adhérents de partis politiques « extrémistes ». Paradoxe inquiétant : des pans entiers de la pensée d’extrême droite, moyennant certaines métamorphoses, se retrouvent dans l’offre culturelle qu’on peut juger, selon les goûts, légitime ou normalisée. Telle aura été la principale contribution, certes ni voulue ni prévue, des auteurs de L’Énigme sacrée à la mythologie politique de notre temps.
1 Charles Nicoullaud, L’Initiation dans les sociétés secrètes. L’Initiation maçonnique, Paris, Librairie académique Perrin, 1914, p. 93.
2 Voir l’enquête réalisée par Jean-Gabriel Fredet et al., « Les maîtres de la manipulation » (dossier), Le Nouvel Observateur, n° 2033, du 23 au 29 octobre 2003, pp. 14-30. Il s’agit pour l’essentiel des conseillers de la Maison Blanche, les « spin doctors », ainsi présentés dans le chapeau du dossier (p. 14) : « Ils influencent les chefs d’État, manient l’info et l’intox, font et défont l’opinion. Pourtant personne ne les connaît. Les maîtres de la manipulation préfèrent l’ombre à la lumière, les artifices du marketing politique à la transparence démocratique. » Le ton est nettement plus respecteux dès qu’il s’agit du cas français, comme par exemple dans l’enquête de Sylvie Pierre-Brossolette sur « les conseillers de l’ombre » : « Dans les coulisses du pouvoir » (Le Figaro-Magazine, n° 18785, 8 janvier 2005, pp. 34-40).
3 Voir l’enquête de Sophie Coignard, « Les nouveaux réseaux », Le Point, n° 1540, 22 mars 2002, pp. 62-70. En titrant à la une : « Les vrais réseaux d’influence », ce qui présuppose qu’il en est de faux ou d’imaginaires, la direction de l’hebdomadaire s’est montrée prudente.
4 Dans le présent ouvrage, c’est l’extrémisme de droite qui est mis au premier plan, pour être étudié dans l’un de ses domaines d’expression le plus souvent ignoré des politologues, des sociologues et des historiens du présent : la culture « ésotéro-complotiste » contemporaine. Sur les thèmes conspirationnistes dans les milieux de l’extrémisme de gauche contemporain, voir mon livre Prêcheurs de haine (Taguieff, 2004c). La vision complotiste de l’extrême gauche américaine a été notamment étudiée à travers le cas Chomsky dans l’ouvrage dirigé par Peter Collier et David Horowitz, The Anti-Chomsky Reader (2004). Voir aussi Pipes, 1997, en partic. pp. 154-170.
5 Taguieff, 1992, 2 vol., et 2004b.
6 Bayard, 1989, p. 13. Le même auteur publiera quinze ans plus tard une « nouvelle édition actualisée » de son ouvrage, sous le titre Guide des sociétés secrètes et des sectes (Bayard, 2004).
7 Bayard, 1989, p. 13.
8 Les définitions des « sociétés secrètes », depuis le début du XIXe siècle, se fondent sur des fantasmes, des mythologisations et des intentions polémiques (donc des jugements de valeur) qu’il est fort difficile de neutraliser. Voir Roberts, 1979, pp. 11-25, 335-346. Ce qui fait apparaître comme fort naïve – dans la meilleure des hypothèses – l’approche non critique de Nick Harding (2005), qui procède à un inventaire baroque où l’on rencontre la secte des « Assassins », le « Bilderberg Group », les cathares, les francs-maçons, les Illuminati (au sens étroit ou au sens large du terme), la John Birch Society, les Chevaliers du Temple, la mafia, l’Opus Dei, le Prieuré de Sion (selon Baigent et al.), les Rose-Croix, les « Skull and Bones », les triades chinoises, etc. L’ouvrage de la journaliste Alexandra Robbins sur « Skull and Bones » (Robbins, 2003), en dépit du fait qu’il se présente comme une enquête, pèche par une surestimation du pouvoir des sociétés secrètes, en particulier de l’association des anciens de Yale (à laquelle appartiennent les Bush, père et fils) ; voir aussi Robbins, 2005. Sur l’indétermination de la notion de « société secrète », aujourd’hui parasitée par la représentation polémique de la « secte », voir Dolcetta, 1999, pp. 9 sq., 155-156. Pour une discussion critique de la catégorie de « secte » employée sans rigueur (et souvent dans une perspective conspirationniste), voir Mayer, 1985 et 1987.
9 Taguieff, 2004b et 2004c, pp. 615-817.
10 Michael Baigent, Richard Leigh, Henry Lincoln, The Holy Blood and the Holy Grail, Londres, Jonathan Cape, 1982. Le premier jour de la mise en vente de l’ouvrage, 43 000 exemplaires ont été vendus. Dès l’année suivante, la « passionnante enquête policière à travers les siècles » est traduite en français (par Brigitte Chabrol) sous le titre moins explicite L’Énigme sacrée (Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1983). Cet essai aura une suite : The Messianic Legacy (Londres, Jonathan Cape, 1986), traduit sans tarder en français sous le titre Le Message (tr. fr. Hubert Tezenas, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1987).
11 La légende de Rennes-le-Château est liée à celle du « secret » ou du « trésor » de l’abbé Saunière. La littérature sur la question était déjà considérable une vingtaine d’années avant la parution des best-sellers de Dan Brown. Voir Saul/Glaholm, 1985.
12 Baigent/Leigh/Lincoln, 1987, pp. 11, 12, 14.
13 Jean-Luc Chaumeil avait lui-même, dans un premier temps, cru à la légende, et contribué à la diffuser. C’est par son intermédiaire que Baigent, Leigh et Lincoln disent avoir pu rencontrer Pierre Plantard en 1979 (Baigent/Leigh/Lincoln, 1987, pp. 236 sq.). Gérard de Sède, dont le rôle fut pourtant actif dans l’affaire, n’est pas mentionné sur ce point par le trio britannique, appliqué à minimiser sa participation à l’entreprise « Rennes-le-Château/Prieuré de Sion » (Baigent/Leigh/Lincoln, 1983, pp. 94 sq., 205, 409, note 23). Revenant sur ses relations tumultueuses avec Gérard de Sède, Henry Lincoln raconte cette petite histoire à sa manière en 1997 (Lincoln, 1998, pp. 23-26, 84-89, 99-100, 161-170, 177-179). Il n’en reconnaît pas moins sa dette. Après avoir rappelé les conditions de sa lecture, en août 1969, du Trésor maudit de Rennes-le-Château, livre de Gérard de Sède (1968), il confie : « Il a changé ma vie » (Lincoln, 1998, p. 16).
14 Les trois mystificateurs étaient l’essayiste Gérard de Sède, le mythomane d’extrême droite Pierre Plantard et l’habile faussaire Philippe de Chérisey. Voir Chérisey, 1978 (la confession du faussaire) ; Chaumeil, 1979 (où Philippe de Chérisey avoue qu’il a fabriqué les documents « secrets », les « parchemins »), 1984, et surtout 1994, 1995 ; Robin, 1992, p. 36 ; Picknett/Prince, 2001, p. 240 ; Etchegoin/Lenoir, 2004, pp. 54-61. Gérard de Sède, qui avait lancé la légende de l’abbé Saunière (incluant les « parchemins » codés) à la fin des années soixante dans ses livres L’Or de Rennes (1967) et Le Trésor maudit (1968), finit par avouer la supercherie (Sède, 1988).
15 Cet auteur ne cite pas les deux ouvrages de Baigent, Leigh et Lincoln, qu’il ne pouvait pas pourtant ne pas connaître.
16 Bayard, 1989, p. 47. Dans la nouvelle version du Guide parue en 2004, la coquille est corrigée (p. 128 : Hugues de Payens, premier Grand Maître de l’ordre du Temple).
17 Il s’agit de la revue trimestrielle Le Charivari, créée en 1967 (n° 1, octobre-décembre 1967 : « Les Juifs dans la France contemporaine ») par le journaliste Claude Jacquemart, ancien militant de l’OAS, qui fut de décembre 1959 à janvier 1962 (avant de s’enfuir de France et de vivre plusieurs années en exil) le rédacteur en chef du mensuel (« d’opposition nationale ») également nommé Le Charivari, fondé en 1957 par son père Noël Jacquemart. Ce numéro spécial du Charivari (2e série) sur les « Archives du Prieuré de Sion » (nos 18 et 19, 1973) a été composé par le journaliste Jean-Luc Chaumeil. Voir aussi Chaumeil, 1984.
18 Dans la seconde édition du Guide, l’abbé Bérenger Saunière vient rejoindre l’abbé Henri Boudet (Bayard, 2004, p. 129).
19 Bayard, 1989, p. 47.
20 Ce personnage, devenu célèbre par ses livres sur Rennes-le-Château, était ainsi présenté par le documentaliste d’extrême droite Henry Coston dans son Dictionnaire de la politique française (t. III, 1979, p. 651) : « Sède (Géraud de Sède de Liéoux, dit Gérard de). Écrivain, né à Paris, le 5 juin 1921. Journaliste à l’United Press, chef des services étrangers de Continent et collaborateur de divers journaux, il a publié plusieurs ouvrages où percent ses idées non-conformistes : Les Templiers sont parmi nous, Petite encyclopédie des grandes familles, Pourquoi Prague, Aujourd’hui les nobles, Du trésor de Delphes à la tragédie cathare, etc. »
21 Voir Sède, 1988 ; Chaumeil, 1994.
22 Dans la nouvelle édition de 2004, cette hypothèse risquée est ainsi exposée : « Cet ordre a pu se reconstituer vers 1681, époque où se formèrent de nombreuses confréries pieuses ; l’influence de Gabriel Mathieu Marconis de Nègre y paraît alors indéniable » (Bayard, 2004, p. 48). L’allusion reste obscure, pour des raisons chronologiques : c’est en mai 1815 que Samuel Honis et G. M. Marconis (dit « de Nègre ») ont établi le Rite de Memphis à Montauban ! Pour une discussion, voir Galtier, 1989, pp. 136-142 ; Ligou, 2004, p. 781.
23 Bayard, 1989, pp. 47-48. Tout en réaffirmant qu’un ordre a été fondé en 1099, Bayard, dans la deuxième édition de son Guide, conclut clairement : « L’actuel prieuré de Sion […] n’a aucun lien avec l’ancien groupe chevaleresque » (Bayard, 2004, p. 129). Voir Richardson, 1999; Etchegoin/Lenoir, 2004.
24 C’est seulement en 2004, dans la foulée de l’immense succès du Code Da Vinci, que Anges & Démons est devenu lui-même un best-seller. Voir Burstein, 2005, pp. 11-12.
25 Brown, 2005, p. 9.
26 Shea/Wilson, 1988. Voir aussi Wilson, 1990, 1998, 2003 et 2004.
27 Voir Adam Parfrey (ed.), Apocalyse Culture (1990) ; Vankin, 1991. Sans oublier le livre de Cameron Tuttle, The Paranoid’s Pocket Guide (1997).
28 Sur Wilson auteur d’Illuminatus!, voir Fenster, 1999, pp. 201-211.
29 Shea et Wilson placent en épigraphe de leur trilogie une phrase extraite du roman conspirationniste d’Ishmael Reed, Mumbo Jumbo (1972) : « The history of the world is the history of the warfare between secret societies. » Voir infra, chap. V (phrase mise en exergue). Sur la culture du complot esthétisée par l’écrivain américain-noir Ishmael Reed, voir Knight, 2000, pp. 159-162 (« Conspiracy Voodoo »).
30 Voir par exemple : « Illuminati Game Rules Booklet », Austin, Tex., Steve Jackson Games, 1991 ; Nigel D. Findley, GURPS Illuminati, Austin, Tex., Steve Jackson Games, 1992. Pour une satire des théories extrême-droitières du complot, voir, sur le site « Turn Left » (« libéral » de gauche) : « Make Your Own Conspiracy Theory », http://www.cjnet.works.com/~cubsfan/conspiracy.html, juin 1997 (toujours en ligne en septembre 2005).
31 Vankin, 1991, p. 259.
32 Tomb Raider a d’abord été un jeu vidéo, « le plus célèbre au monde », dont Lara Croft était l’héroïne. Dans le film de Simon West, le rôle est tenu par l’actrice Angelina Jolie. Un second Tom Raider a été réalisé par Jan De Bont, avec la même actrice.
33 Texte de présentation, DVD (2003).
34 Voir Manfrédo, 2005, p. 123 : l’heroic fantasy est caractérisée par « l’épopée guerrière d’un héros solitaire dans les univers archaïques de la fantasy » (tel le personnage de Conan, de Robert E. Howard, 1932-1936). Quant à la fantasy, elle désigne un « genre voisin de la science-fiction qui se situe dans le passé », comportant des récits d’aventures et d’initiation marqués par la magie (par exemple Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien, ou Harry Potter, de Joanna K. Rowling). Voir Gardner, 2003, et Ernould, 2003, pp. 191-245.
35 Dans ce second film de la trilogie, Indiana Jones, personnage co-inventé par Steven Spielberg et George Lucas, se lance à la poursuite d’une secte qui a dérobé un joyau doté d’un pouvoir fabuleux.
36 Voir infra, chap. V.
37 Voir Baechler, 1976, p. 257, qui propose de définir la « phagocytose » comme « l’absorption dans l’idéologie des discours non idéologiques », et ajoute aussitôt cette question de grande importance : « Quelles conséquences a sur nos idéologies le fait qu’elles doivent assumer aussi les fonctions de la mythologie, de la religion, de l’éthique, des mœurs et de la connaissance rationnelle? » C’est l’un des problèmes que posent les « religions séculières » ou les « gnoses » modernes (Aron, 1985 ; Voegelin, 1988, 1994, 2000 et 2004; Taguieff, 1995, pp. 473-476, 2000, pp. 231-403, et 2004a, pp. 107-110). J’utilise le terme « phagocytose » dans un sens sensiblement différent, moins technique, pour désigner tout mode d’intégration de représentations et de formes de pensée – « politiques » ou non – en principe étrangères à un type de création culturelle dans les matériaux symboliques de ce dernier.
38 Les légendes templières font spécifiquement l’objet de réinterprétations. Voir Sède, 1962 ; Baigent/Leigh, 2005 (1989) ; Picknett/Prince, 2001a.
39 Pour un examen critique, voir Etchegoin/Lenoir, 2004; Bedu, 2005a.
40 Brown, 2004, p. 9.
41 Sur l’Opus Dei (abréviation de Sancta Crux et Opus Dei : « La Sainte Croix et l’Œuvre de Dieu »), organisation catholique créée en 1928 par Josemaría Escrivá de Balaguer, voir Saunier, 1973 ; Le Tourneau, 2004 ; Mazery, 2005. 118. Cox, 2004, p. 156. Voir aussi le documentaire, portant le même titre, du même Simon Cox (DVD, 2004).
42 Parmi les exceptions, voir l’enquête rigoureuse de Marie-France Etchegoin et Frédéric Lenoir (2004), les articles consistants réunis par Dan Burstein (2004 et 2005), ainsi que l’étude critique sérieuse de Sharan Newman (2005). 120. Titre d’un dossier paru dans L’Express, le 20 juin 2005 (Chartier, 2005). Quatre mois plus tôt, Le Point (24 février 2005) avait consacré un dossier au phénomène Dan Brown (Amette, 2005 ; Laffont, 2005 ; Taguieff, 2005b), avec le même titre à la une : « La folie de l’ésotérisme ». Le 26 février 2005 (n° 18837), Le Figaro-Magazine titrait à son tour à la une : « Ésotérisme. L’éternelle quête d’irrationnel » (dossier, pp. 42-53). À vrai dire, c’est Le Nouvel Observateur qui, parmi les hebdomadaires français, a été pionnier en la matière, notamment avec le dossier réalisé par Marie-France Etchegoin, « Enquête sur les sources de Da Vinci Code » (n° 2079, 9-15 septembre 2004, pp. 8-16) ; « Le grand retour de l’ésotérisme » (n° 2091, 2-8 décembre 2004, pp. 14-30, comprenant un grand entretien avec Frédéric Lenoir) ; « Révélations sur la planète Da Vinci Code » (n° 2106, 17-23 mars 2005, pp. 10-18, dossier dirigé par Marie-France Etchegoin).
43 Lincoln, 1998, p. 11.
44 Lassus, 1993, pp. 5, 27-33, 51-52.
45 Poliakov, 1980.
46 Voir Rollin, 1939, pp. 31-32 (1991, pp. 28-31) ; Poliakov, 1980, pp. 59 sq. ; Leroy, 1992.
47 Lorulot, 1933, pp. 6, 8, 10, 13. Cette vision « arachnéenne » de la puissance jésuitique ne diffère guère des visions conspirationnistes des « Sages de Sion », des « Illuminati » ou de la franc-maçonnerie. Les Protocoles diffèrent des Monita secreta en ce qu’ils ont été rédigés par des Russes antisémites (Matthieu V. Golovinski, sous la direction de Pierre I. Ratchkovski), et non par un Juif converti ou ayant rompu d’une façon quelconque avec le monde juif.
48 Lorulot, 1933, p. 9.
49 Lorulot, 1933, pp. 16-17. Depuis les années 1980, l’Opus Dei a remplacé la Compagnie de Jésus dans le discours anticatholique radical.
50 Voir, dans Taguieff, 2004b, pp. 75-85, la typologie des arguments sophistiques utilisés par les défenseurs de l’authenticité des Protocoles.
51 Evola, 1984, p. 189.
52 Voir Lessing, 2001 ; Gilman, 1986 ; Taguieff, 2002, pp. 42-43, 132-134, et 2004c, pp. 318 sq., 542-544, 710-713, 720-721.
53 Il s’agit des Éditions Félix, dont le siège serait à Port Louis (île Maurice). Cet éditeur présente ainsi le Livre jaune n° 5: « Ce livre s’adresse en premier lieu aux historiens et aux élites, mais aussi à tous les êtres humains de cette planète. Il y a des indices très clairs qui montrent que l’on nous trompe » (annexe publicitaire à l’ouvrage collectif : Coucou, c’est Tesla. L’énergie libre, Éditions Félix, 1997, rééd. 2004, p. 311). Quant au livre de Leonard Horowitz, La Guerre des virus, il est ainsi célébré : « L’auteur a cherché pendant des années, a trouvé la vérité et la diffuse sur tous les continents. Nous devons savoir que quelqu’un manipule l’information pour nous tromper » (http://www.leseditionsfelix.com/virus.html).
54 Sur Holey, voir Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, en partic. pp. 154 sq., 167-204, ; Pfahl-Traughber, 2002, pp. 87-95; Goodrick-Clarke, 2002, pp. 169-171, 293-299 ; Meining, 2004.
55 Ce premier volume sera suivi, en 1995 (1re éd. allemande), d’un deuxième.
56 Voir Livre jaune n° 7, 2004, pp. 19, 30-31, 41-46, 59-64, etc.
57 Livre jaune n° 7, 2004, p. 41.
58 Livre jaune n° 7, 2004, p. 47.
59 Livre jaune n° 7, 2004, p. 159.
60 Livre jaune n° 7, 2004, p. 28.
61 Dans son livre sur les « sociétés secrètes » et les « mouvements subversifs », publié en 1924, Nesta Webster mentionne la thèse (totalement fantaisiste) selon laquelle les Protocoles seraient à l’origine un document interne à une « société secrète » constituée sur le modèle des « Illuminati » et de la « Haute Vente romaine » (organisation maçonnique diabolisée par la propagande du Vatican) et qui serait tombé dans les mains de Maurice Joly (Webster, 1964, pp. 411-412), dont on sait que le Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) a été plagié par le faussaire qui a fabriqué les Protocoles en 1900-1901 à Paris, Matthieu Golovinski, pour le compte de l’Okhrana. Voir Taguieff, 2004b, et infra. Autre thèse sans fondement sur les origines des Protocoles, soutenue notamment par Lady Queenborough dans Occult Theocrasy
(1933) : le document aurait été dérobé à « une Loge juive » du Rite de Misraïm à Paris, en 1884, et contiendrait « le programme du judaïsme ésotérique » (Queenborough, 1975, p. 408).
62 Voir Offley, 2000 ; et l’article « David Icke » sur le site Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/David_Icke.
63 Ramsay, 2000, p. 65.
64 Sur « Bill » Cooper, voir infra, en partic. l’Annexe V, ainsi que les titres cités dans la Bibliographie (I). Jim Keith (mort accidentellement à la fin de 1999) fut un auteur prolifique de textes ufologiques marqués par le conspirationnisme; voir infra, Bibliographie (I).
65 Voir infra, Annexes I (§3) et VII.
66 Icke, 2001, 2002, 2005 ; Hatem, 2002.
67 Barkun, 2003, pp. 158-169.
68 Voir Meining, 2004, pp. 513-514 ; Vitkine, 2005 ; Jaecker, 2005.
147. Sur l’histoire de ce faux, best-seller et long-seller du XXe siècle dont le XXIe a hérité, voir Rollin, 1991 (1939) ; Cohn, 1967; Taguieff, 1992 (2 vol.), 2004b et 2004c, pp. 615-817 ; Hagemeister, 1995 et 1996 ; De Michelis, 2004.
69 Holey cite ici le livre de Johannes Rothkranz, Die kommende « Diktatur der Humanität » oder die Herrschaft des Antichristen (La « Dictature de l’humanité » à venir ou le règne de l’Antéchrist), Durach, 1991, t. 1 : Die geplante Weltdemokratie in der « City of Man » (La Démocratie mondiale planifiée dans la « City of Man »), p. 87. Dans Le Plus Grand Secret, David Icke ajoute un ingrédient : grâce aux « banquiers de la Fraternité babylonienne », Franklin Delano Roosevelt est arrivé au pouvoir en 1933, comme Hitler (et ce n’est pas un hasard!); « peu après, l’économie américaine était complètement sous le contrôle de la Fraternité, Roosevelt a même apposé le symbole de celle-ci sur le billet de 1 $ US, la pyramide surmontée de l’œil qui voit tout » (Icke, 2001, p. 353).
70 Holey cite ici Helmut Finkenstaedt, Eine Generation im Banne Satans, Frankfurt, 1990, p. 3.
71 Voir aussi Livre jaune n° 5, 2001, p. 77, où est posée l’équation « le Nouvel Ordre mondial = Novus Ordo Seclorum ». Dans Anges & Démons, Dan Brown (2005, p. 132) s’est abreuvé aux mêmes sources douteuses que Holey.
72 John Todd, cité d’après Helmut Finkenstaedt, 1990, p. 3. Le dénommé John Todd s’est apparemment beaucoup confié en tant que « témoin », mais n’a rien publié.
73 Livre jaune n° 7, 2004, p. 103. Voir infra, Annexe I, en particulier l’extrait du livre de l’essayiste anticommuniste et antimondialiste William Guy Carr, Pawns in the Game (« Des Pions sur l’échiquier »), qui, depuis sa publication en 1958 (tr. fr. partielle, 1999), a fortement contribué à diffuser les thèmes de l’antimaçonnisme conspirationniste aux États-Unis et au Canada, d’abord dans les milieux chrétiens fondamentalistes, ensuite, plus largement, dans tout l’espace des extrêmes droites. Carr a reformulé les accusations de « satanisme » ou de « luciférianisme » visant la franc-maçonnerie dans ses livres et ses brochures des années cinquante. Certains milieux catholiques traditionalistes, en France, ont commencé à les traduire et à les publier (Éditions Saint-Rémi, Éditions Delacroix) : La Conspiration mondiale dont le but est détruire tous les gouvernements et les religions en place (1998) ; Satan, prince de ce monde (2005).
74 Vancouver, 2005, pp. 22, 23.
75 Brown, 2005, pp. 131-132.
76 Selon Jean-Jacques Bedu, Wilson aurait « lancé » cette interprétation dans son essai Principia Discordia (Bedu, 2005b, p. 121, note 56). Mais il est sûr qu’il n’en est pas l’auteur.
77 Beauharnois, 2005. L’article est précédé d’un chapeau de la rédaction du magazine L’Initiation (« Ouverture sur d’autres mondes ») : « Héritage inestimable de la civilisation atlante, la pyramide est un puissant générateur de forces mystérieuses » (ibid., p. 14).
78 Voir par exemple, de Herbert G. Dorsey III, le long article en ligne : « The Historical Influence of International Banking », dont le sommaire est le suivant : « 1. The Knights Templars. 2. The Money Lenders of Amsterdam. 3. The Illuminati. 4. World Revolution & World War. 5. The Aftermath. 6. Control of Information. 7. Bibliography. » Voir http://usa-the-republic.com/ illuminati/cfr_3.html, 26 juillet 2005. La première section de l’article-pamphlet (« The Knights Templars ») commence par ce résumé de la vision généalogique du complot mondial bricolée par l’auteur-militant (qu’il faut lire dans l’original américain) : « The first International Bankers were the Knights Templar, a secretive society created and sponsored by an even more secret society known as the “Priory de Scion” [sic] during the time of the Christian Crusades to recapture the Holy Lands from Muslim control. The « Priory de Scion » has had considerable historical influence in Europe from the time of the Crusades to the present. The reason that most persons have not heard of the “Priory De Scion” is that they work secretly behind the scenes. Christopher Columbus was a secret member of the “Priory de Scion” and on his voyage of discovery to the “New World”, his Flag Ship had the Templar Cross emblem on the Main Sail. This was unusual because the Templars had been outlawed by that time in history. A list of the “Grand Masters of the Priory de Scion” would include such notables as Leonardo Da Vinci and Sir Isaac Newton. This secret organization still wields extraordinary secret power in modern Europe and has exercised a large
influence in creating the present European Union. The Knights Templars were required to take oaths of poverty and chastity to become members. Their stated mission was to guard the roads to the Holy Land. Their popularity became so great that they became a political force with which even kings had to reckon. » Dans ce passage, Herbert G. Dorsey III, traitant des Templiers et des membres du « Prieuré de Sion », gardiens supposés du saint Graal, se réfère à L’Énigme sacrée et au Message, qu’il paraphrase sans vergogne, non sans saupoudrer la légende plantardienne de condiments antiploutocratiques. Ce visionnaire d’extrême droite est notamment l’auteur de The Secret History of the New World Order (s. d., 1993), cité ou paraphrasé par Holey dans le Livre jaune n° 5.
79 Voir Milton William Cooper, « Secret Societies/New World Order » (s. d., rédigé après le printemps 1990), http://illuminati-news.com/secret-societies-nwo.htm. William Cooper a également repris à son compte la thèse du complot gouvernemental (CIA incluse) visant à propager le virus du sida à des fins criminelles. Voir Cooper, 1991 et 1996.
80 Sur le concept de « mise en acceptabilité idéologique », voir Faye, 1973.