Logique du soupçon, arrêts sur complots
Derrière les secrets dévoilés, on imagine l’existence de secrets plus protégés encore, on suspecte toute « révélation » médiatique de cacher des « vérités » mieux enfouies et plus terrifiantes. L’une des grandes visées des Lumières était de réduire, voire d’éliminer la part du caché ou de l’occulte dans la connaissance des choses et des humains. Ne plus rien cacher, tout dévoiler, en postulant que tout est dévoilable. Pour les rationalistes militants, les cartésiens engagés ou politisés du XVIII
e siècle, il s’agissait non seulement d’en finir avec le secret, mais encore d’abolir le mystère. Ce projet utopique de rendre toute chose visible s’est historiquement réalisé en se retournant en son contraire : loin de disparaître, le mystère n’a fait que reculer, en même temps que l’invisible continuait de former l’ombre du visible, doublait en quelque sorte le champ du visible. Parallèlement, l’invisible se peuplait de créatures inquiétantes, menaçantes, d’êtres dotés de mauvaises intentions et supposés agir ensemble pour des raisons inavouables. Bref, le nouvel invisible engendré par la tentative rationaliste d’abolir tout l’invisible n’était plus situé dans l’ordre du supra-sensible. L’imaginaire de la « société secrète » en témoigne, peuplé de groupes de « complices », de « comparses » ou d’« affidés », liés par un pacte et un projet ou un programme d’action. Dès lors, l’invisible n’était plus absolument hors d’accès : aussi bien protégés qu’ils pussent être, les secrets de la « société
secrète » pouvaient toujours être percés, et dévoilés au grand jour. La transcendance devenait immanente à l’immanence, l’au-delà se localisait désormais dans l’en-deçà du perceptible. Dans les caves, les arrière-cours ou les bas-fonds de la société en cours de sécularisation et de rationalisation. Mais la réalité invisible n’était pas seulement localisée au plus bas du système social, elle était aussi projetée dans les plus hautes sphères du pouvoir politique, économique et militaire. Cette projection imaginée, que présuppose l’ensemble des visions conspirationnistes des deux derniers siècles, est fondée sur deux axiomes : 1° le vrai pouvoir est un pouvoir caché ; 2° le vrai pouvoir a la force de cacher la vérité ou de voiler la réalité. Bref, ce que tout pouvoir laisse voir ou entrevoir de lui-même masque sa réalité véritable, et ainsi trompe les citoyens. Comme s’il était de la nature du pouvoir de mentir et de tromper. Les inquiétantes activités cachées semblent dès lors être également distribuées en haut (la face occulte du pouvoir, les hauts lieux cachés où s’activent les « Gouvernants invisibles ») et en bas (les « sociétés secrètes » réputées subversives et leurs vrais Maîtres). D’où la construction possible d’un grand complot, recouvert par le plus grand des secrets : l’alliance des « Gouvernants invisibles » et des « Supérieurs inconnus » pour dominer le monde.
Si l’imagination est d’abord la faculté d’interpréter les signes et leurs invisibles correspondances, la faculté vouée à décrypter les hiéroglyphes du monde, un intense travail de l’imagination commença dans les années qui suivirent la Révolution française, grand bouleversement attribué à des causes cachées et à des intentions malignes, comme si la série des événements par lesquels il s’était produit n’avait été que l’accomplissement d’un programme d’action soigneusement préparé et gardé secret. Le schème du complot entrait dans l’espace des évidences idéologiques tandis que l’occulte refaisait irruption dans les « sciences occultes », rebaptisées dès le début du XIXe siècle « occultisme ».
S’il est vrai, selon l’hypothèse forte de Claude Lefort, que la démocratie moderne se caractérise par une nouveauté
essentielle : la désacralisation du pouvoir, qui insuffle de l’incertitude et de l’indétermination là où triomphait l’absoluité du fondement
7, l’individu démocratique imaginant l’avenir perd la confiance et l’assurance qu’il tenait de la « religion du Progrès », et ne peut guère échapper à l’inquiétude imposée par la vision d’un futur imprévisible
8. Avec l’ouverture des possibles s’accroît le sentiment de la complexité et la perception de l’imprévisibilité, qui approfondissent l’inquiétude. Pour autant que les sociétés démocratiques modernes sont des sociétés pluralistes, où sont ébranlés les critères de la certitude, les choix individuels et collectifs prennent une importance décisive, dans l’ordre de l’action politique comme dans celui de l’action morale. À l’âge de l’incertitude, les citoyens sont condamnés à la liberté. Leurs choix ne sont plus dictés par des impératifs venant du ciel. La démocratie pluraliste moderne, en normalisant l’interrogation indéfinie sur elle-même, sur son sens et sa valeur, a libéré les puissances corrosives du doute. Certes, les Modernes ont inventé des stratagèmes pour maîtriser le doute. Mais celui-ci a suffisamment montré qu’il pouvait se libérer de la muselière du « doute méthodique ». Et le doute sans limites, porté dans tous les domaines, c’est ce qui prive l’individu raisonneur
9 de toutes les raisons de vivre, et fait surgir le nihilisme
10.
En l’absence de fondements absolus susceptibles de donner sens à l’action, la tentation est grande de s’abandonner à la logique du soupçon. De l’incertitude non assumée naît le soupçon, qu’il faut considérer comme une question ou une interrogation portée sur les causes des malheurs des hommes : qui est derrière ? quelle est l’identité des responsables ? Mais le soupçon tend à être infini. Dénué de terme et sans frontières. Par son caractère anxiogène,
il pousse les suspicieux à chercher une réponse globale et définitive, qui mette un terme au questionnement. L’une des réponses possibles, et satisfaisantes pour beaucoup, est que ces malheurs sont dus à des complots, voire à un grand complot. Tout s’explique enfin, et les esprits s’apaisent, devant la certitude offerte par l’évidence du complot. Mais ils peuvent aussi s’exalter : croire au complot, c’est en même temps croire qu’on peut y mettre fin en le révélant, en dévoilant le plan caché des conspirateurs et en démasquant ces derniers. Ce qui revient à pouvoir se défendre contre la menace, voire à éliminer les sources de la menace. Le recours à l’idée de complot permet donc, à ceux qui la professent comme un dogme, de connaître « la cause de nos maux », tout en leur donnant l’assurance de pouvoir agir sur et contre la cause diabolique – il suffit d’identifier et de nommer publiquement les responsables ou les coupables. À l’idéologie du complot on reconnaîtra une fonction cognitive (elle fournit un « savoir » sur les responsables du mal) et une fonction pratique ou pragmatique (elle donne les moyens d’effacer magiquement la cause des malheurs du monde). En outre, le dogme du complot efface l’imprévisibilité de l’Histoire : il fournit à bon compte le sentiment de pouvoir maîtriser le présent, prévoir l’avenir et déjouer les pièges du futur, sur la base d’une connaissance supposée des causes profondes de la marche du monde. Illusion suprême, certes, mais sentiment réel : celui d’une maîtrise intellectuelle de la suite des événements. L’idée de complot offre un puissant moyen de faire renaître de la certitude dans une époque qui en manque – dans tous les ordres, de la pensée, de l’action et de la création.
Du point de vue des gouvernants, les complots sont d’abord des entreprises de subversion de l’ordre établi : le complot subversif moderne par excellence, c’est le complot révolutionnaire pour la conquête du pouvoir, dont les acteurs sont les membres d’une minorité active. Mais, du point de vue des minorités conspiratrices, les complots sont d’abord des complots répressifs organisés par le
pouvoir en place, car ce dernier, face à la menace, est voué à organiser des contre-complots au nom de la « sécurité nationale ». Les jeux du complot sont ceux de la subversion et de la contre-subversion (« répression ») autour de la possession du pouvoir, ouvrant le mauvais infini de la lutte concurrentielle. Le monde politique dans lequel sont jetés les citoyens des sociétés pluralistes modernes peut donc être sommairement qualifié de « machiavélien » : un monde régi par les conflits de forces et les rivalités d’intérêts, autour d’un enjeu principal, le pouvoir. L’idée de bien commun ne fonde plus l’action politique, elle n’est présente que dans les effets oratoires des démagogues modernes, qui ne se soucient que du pouvoir, à conquérir ou à conserver par tous les moyens. Rien ne lie plus les membres de la société politique que les interactions concurrentielles et conflictuelles dans un espace axiologiquement plat : les actions mimétiques d’acteurs égoïstes mus par leurs intérêts mutuellement exclusifs remplacent la référence unificatrice à un ensemble de valeurs communes. Les appels à la transcendance, c’est-à-dire à ce qui transcende les rapports de force, résonnent comme des paroles creuses. Les nobles idéaux et les belles formules ne sont que des instruments de la lutte pour le pouvoir : des moyens de tromper. C’est très exactement le monde décrit par les
Protocoles des Sages de Sion, plagiat partiel d’un suggestif
Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu11 dont seuls les discours attribués à Machiavel sont placés dans la bouche du « Sage de Sion » qui s’adresse à ses pairs pour résumer leur vision du monde et leur programme de conquête
12. Ce programme sort des limites fixées par le machiavélisme classique : il ne s’arrête pas à la prise du pouvoir d’État, mais vise le gouvernement du monde. La démesure du projet de conquête est la marque propre de ce
faux dans lequel fusionnent le mythe moderne du complot mondial et la vision « réaliste » ou « désenchantée » de la politique léguée par Machiavel aux Modernes. L’espace de la politique est dès lors entièrement occupé par les usages de la force et les pratiques de la ruse. Les fondements moraux de l’action politique sont sapés, la transcendance de la Loi effacée. Tout pouvoir devient aussi redoutable qu’injuste. Le monde se remplit de forces maléfiques, sans qu’on les puisse croire maîtrisables par les garants du Bien.
Voilà un monde qui fait peur. L’invisible qui terrifie revient, avec les destructions et les massacres semblant dénués de sens de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, suivies par d’autres révolutions et d’autres guerres. L’ouvrage de l’abbé Barruel, après coup, fournit l’explication la plus facilement assimilable : le complot jacobino-maçonnico-illuministe. Premières expériences modernes de ce qui se passe sous le ciel des grandes et nobles idées (liberté, égalité, fraternité, tolérance, progrès) : l’invention de l’ennemi absolu et des guerres d’extermination. Ces expériences sont répétées lors de la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle les
Protocoles des Sages de Sion, donc après coup, paraissent tout expliquer. L’essentiel est de pouvoir donner un sens global aux événements. De ces peurs, de ces frayeurs, voire de ces angoisses liées à l’entrée dans une modernité pourtant transfigurée par la marche mythique vers le progrès sans fin, témoigne le fantastique : le genre est né avec la réaction romantique contre la rationalisation du monde, parallèlement à l’occultisme, forme moderne prise par l’ésotérisme au XIX
e siècle
13 ; dans ses figures littéraires et picturales
14, il esthétise les inquiétudes et « poématise » l’incertain. La science-fiction d’épouvante, qui surgit à la fin du même siècle, ajoutera ses ténèbres pseudo-scientifiques aux ténèbres anti-scientistes du fantastique.
Les citoyens des sociétés démocratiques sont donc confrontés à un dilemme fondamental : choisir d’assumer l’incertitude, choisir de choisir, manifestant ainsi – dans l’inconfort – leur liberté, ou bien tout faire pour annuler l’incertitude en se rabattant sur une certitude absolue – laquelle, si rassurante soit-elle, ne peut être qu’illusoire. Ceux qui choisissent de choisir, et d’agir, dans l’élément de l’incertitude, sans fuir dans le monde des dogmes réchauffés, s’engagent dans des actions que l’on peut qualifier de « morales ». À vrai dire, la distinction entre politique et morale s’efface dans l’action où, idéalement, est engagée la volonté du citoyen et, ainsi, manifestée sa liberté. Loin d’être un obstacle pour l’action morale, l’incertitude en paraît constituer une condition de possibilité. À la suite de John Dewey, on supposera que la question morale surgit dans des situations singulières caractérisées par un ébranlement de nos croyances ordinaires et l’incertitude qu’il provoque, situations où des possibilités concurrentes s’offrent au sujet et entrent en conflit. Dewey a justement mis l’accent sur cette dimension constitutive de l’action morale, qu’il caractérisait comme « l’élément d’incertitude et de conflit propre à toute situation susceptible d’être appelée morale au sens propre du terme
15 ».
Accepter qu’il y ait de l’incertain, voire de l’indéterminable ou de l’inconnaissable, reconnaître que les événements relèvent d’une logique du contingent et du possible, et non pas d’une logique du nécessaire, enfin qu’il y ait de l’imprévisible, cela ruine le dogme de la logique nécessitariste de l’Histoire, qui s’appuie sur l’idée de certitude rationnelle, fondatrice de la doctrine du savoir comme pouvoir potentiel. Prendre au sérieux, tout à la fois, la complexité, l’aléatoire, l’incertitude et l’imprévisibilité, c’est d’abord faire l’aveu d’un certain non-savoir (« nous ne savons pas »), c’est ensuite reconnaître que nous sommes désorientés, laissés sans boussole, privés de repères, et c’est enfin savoir que nous ne pouvons pas tout, que notre
volonté de maîtrise se heurte à de l’immaîtrisable. Voilà ce qu’il s’agit de reconnaître. Mais cette courageuse reconnaissance des limites ne conduit-elle pas à prendre acte de l’illisibilité du sens de l’Histoire, ou bien à devoir faire face au non-sens de celle-ci, avec ou sans nostalgie ? En 1916, au tout début de sa
Théorie du roman, Lukács ne cachait pas sa nostalgie d’une existence humaine ordonnée à des normes lisibles et à des valeurs évidentes par elles-mêmes : « Bienheureux les temps qui peuvent lire dans le ciel étoilé la carte des voies qui leur sont ouvertes et qu’ils ont à suivre
16 ! » Ceux qui croient au complot sont en vérité des nostalgiques de la lisibilité du monde. Ils retrouvent un substitut inversé de « ciel étoilé » dans les ténèbres et les bas-fonds de l’Histoire. Ils peuvent reconstituer dans les archives douteuses des groupes comploteurs la carte diabolique des mauvaises voies qu’ils ne doivent surtout pas suivre. Avec le plaisir équivoque de pouvoir stigmatiser, dénoncer, condamner au nom du Bien.
Attraits du secret
Dans son essai intitulé
Secret et sociétés secrètes (1908), le sociologue Georg Simmel remarque avec finesse que « toutes les personnalités supérieures, toutes les actions supérieures ont quelque chose de mystérieux pour la moyenne des hommes
17 », et insiste de façon suggestive sur les « attraits du secret » :
« Ce secret, dont l’ombre couvre tout ce qui est profond et important, donne naissance à cette erreur typique : tout ce qui est mystérieux est essentiel et important. Devant l’inconnu la tendance instinctive à l’idéalisation et la pusillanimité qui sont naturelles à l’homme tendent vers le même but : l’intensifier au moyen de l’imagination, et lui accorder l’attention soutenue que le plus souvent, la réalité n’aurait pas obtenue
18. »
Ces remarques de Simmel nous conduisent à faire l’hypothèse que la croyance au complot permet d’effacer « magiquement » l’élément mystérieux et donne le sentiment de pénétrer le secret, donc de le faire disparaître. En cela, le recours au schème du complot désacralise, et exprime par là même l’esprit de l’époque moderne. La disparition du secret n’est cependant que passagère : il est voué à renaître par l’effet paradoxal de la croyance au complot. Effacer le mystère, c’est en même temps l’affirmer. Il y a là peut-être une revanche du sacré, s’il est vrai, comme le notait Mallarmé, que « toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère
19 ». En outre, la pseudo-rationalité de la vision du complot abolit l’illusion de transcendance (ou l’effet de transfiguration) provoquée par le sentiment du mystérieux, en lui substituant subrepticement un mode de diabolisation. Une autre remarque de Simmel nous permet de comprendre en quoi le recours aux témoignages à charge d’ex-membres de groupes supposés liés par un commun secret (jésuites, francs-maçons, « sectes », etc.) ne relève pas du hasard : « Le secret met une barrière entre les hommes, mais il éveille en même temps la tentation de la briser par le bavardage ou l’aveu – qui accompagne la vie psychique du secret comme un son harmonique
20. » Trahir le secret : telle est la transgression autodestructrice qui hante l’imaginaire du secret. Le désir d’abolir les frontières fleurit à l’intérieur des frontières les plus closes. La tentation du dévoilement fait partie des « attraits du secret ».
L’imaginaire du complot est insatiable, et la thèse du complot, irréfutable : les preuves naïvement avancées qu’un complot n’existe pas se transforment en autant de preuves qu’il existe. En devenant infini, le soupçon nourrit
un scepticisme que seules peuvent apaiser ces idées simples, générales et abstraites qui, dans les sociétés démocratiques, fournissent à l’individu désorienté des repères, si illusoires soient-ils
21. Mais, lorsque ces idées simples ou supposées telles (égalité, progrès, etc.) ne comblent pas plus les esprits qu’elles ne rallient les cœurs, l’état d’incertitude et de désarroi est tel qu’on n’en peut sortir qu’en faisant de nécessité vertu, en osant « chevaucher le tigre » qu’est la « théorie du complot ». L’idée de complot et les idées qui lui sont liées permettent en effet à l’
homo democraticus de s’orienter. Car les régimes démocratiques eux-mêmes offrent le spectacle d’abus divers, parfois liés à l’action « souterraine » de réseaux de corruption : les citoyens ont de quoi s’indigner et s’inqiéter. La littérature conspirationniste fait partie des nourritures idéologiques dont la consommation prend place dans les modes d’autorégulation des sociétés démocratiques modernes. Encore une fois, dans le cas des partisans de la vision du complot, la machine à interpréter qu’est l’esprit humain semble se fonder sur l’axiome théologique bien connu : « La grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. » Les mystérieux conspirateurs seraient donc passés maîtres dans l’art de faire croire qu’ils n’existent pas ou ne conspirent pas : voilà ce que nombre de nos contemporains sont portés à croire. Les spécialistes de l’antimaçonnisme, notamment dans les années trente, ont théorisé le phénomène connu et stigmatisé sous le nom de « dictatures occultes ». L’évidence est que ces dernières sont « les plus dangereuses, car tout le monde les ignore
22 », et qu’elles prolifèrent dans les sociétés démocratiques. Jean Marquès-Rivière, pourfendeur de la franc-maçonnerie et bon connaisseur des « doctrines ésotériques
23 », esquisse en
1935 un modèle de la « dictature occulte » dont on rencontre des variantes chez tous les auteurs dénonçant le « pouvoir des sociétés secrètes » dans l’espace démocratique moderne :
« Les dictatures occultes sont les plus odieuses, car elles n’ont pas la franchise de leur responsabilité; elles ont alors toutes les audaces puisqu’elles demeurent impunies et que leur pouvoir les protège mieux que n’importe quel faisceau noir, brun ou rouge. Elles ne peuvent exister qu’en démocratie. Le nom du faisceau qui les entoure est
le silence. […] Alors, une fois pour toutes, levons le rideau.
Oui, la Franc-Maçonnerie existe. Oui, elle écrase, dans une odieuse conspiration, notre pays. C’est une
honteuse dictature. Dictature par la force et l’illégalité ; honteuse par la peur de la lumière et la crainte du plein jour… Mais une dictature,
CELA SE RENVERSE24. »
Soupçonner, c’est penser. Décrypter, c’est connaître. Démasquer, c’est identifier. Démystifier, tel est le nouveau
nom de l’examen critique. Mais cette posture hypercritique va de pair avec la reconnaissance qu’il y a de l’inconnu, voire de l’inconnaissable, et que la face invisible du réel importe plus que sa face visible. Pour certains esprits qu’on dira conspirationnistes, l’accès à la vérité implique des rites initiatiques, il ne peut se produire qu’à l’intérieur de sociétés fermées, socialement invisibles, soumises à la loi du secret (sur leurs doctrines, leurs membres, leurs pratiques, leurs objectifs). Bref, l’activité critique radicale, décodeuse et décrypteuse, se heurterait inévitablement à une limite : l’accès à certaines connaissances, transmises par des traditions souterraines, serait réservé à un petit nombre d’initiés. Telle est la dimension qu’on dira, en première approximation, « ésotérique », et qui semble venir corriger l’excès d’esprit critique tendant vers le soupçon infini.
Est-il besoin de préciser que, dans le présent ouvrage, « l’ésotérisme » dont il sera principalement question n’est pas celui des pythagoriciens, d’Hermès Trismégiste, de Henri-Corneille Agrippa, de Paracelse, de René Guénon ou d’Henry Corbin
25, mais, pour l’essentiel, celui des professionnels modernes (et contemporains) de la vulgarisation et de l’instrumentalisation des doctrines dites ésotériques, auxquels s’ajoutent certains professionnels de la fabrication de best-sellers et des spécialistes de l’escroquerie littéraire. Cet ésotérisme de pacotille touche désormais un immense public, comme suffit à le démontrer l’apparition des best-sellers internationaux que sont les thrillers de Dan Brown (
Anges et démons,
Da Vinci Code). Soyons clair : cet ésotérisme de bazar est aux traditions ésotériques ce que le carnaval de Nice est aux Mystères d’Éleusis. L’objet du présent ouvrage est donc volontairement limité, dans les développements concernant l’époque contemporaine, à l’étude critique d’un ésotérisme vulgarisé, qu’on pourrait fort bien qualifier de « pseudo-ésotérisme », produit culturel instrumentalisé à des fins strictement commer-
ciales ou à des fins politiques souvent inavouées. Dans le meilleur des cas, les références à la Tradition primordiale ou à la doctrine des Quatre Âges, qu’on trouve dans nombre de textes doctrinaux de l’ésotérisme moderne (tels ceux de René Guénon), sont traitées comme des matériaux symboliques pour des créations littéraires ou cinématographiques. Son inscription dans le champ de la théorie du complot confère à cet ésotérisme dérivé ou de bas étage sa dimension polémique : des ennemis cachés peuvent être ainsi désignés, des sociétés secrètes dévoilées, des activités occultes révélées et dénoncées. Quant à ses contenus, ses orientations ou ses intentions judéophobes (et souvent antimaçonniques), ils ne sont explicites depuis les années cinquante que dans les écrits de propagande de certains milieux politico-culturels situés à l’extrême droite, qui diffusent les « thèses » négationnistes en même temps que la vision d’un « complot juif mondial » censé expliquer la marche de l’Histoire
26. Celle-ci paraissant aller dans le sens d’une démocratisation croissante (enveloppant une laïcisation ou une sécularisation abusivement assimilées à l’irréligion, à l’athéisme ou à l’antithéisme) ainsi que vers l’instauration d’un « gouvernement mondial », la conclusion que les esprits conspirationnistes en tirent pour agir est qu’il leur faut s’opposer par tous les moyens au système démocratique/libéral, à la « sécularisation » ou à la « laïcisation » (synonymes supposés d’agonie, voire de mort du religieux) et au « mondialisme » ou au « cosmopolitisme », en ce qu’ils impliqueraient la mort des nations. Cette logique de totale opposition à une évolution moderne largement fantasmée, et globalement démonisée au nom de
principes érigés en absolus, on peut décider de la qualifier d’« extrémiste » ou d’y voir l’expression de l’extrémisme politique. Celui-ci réside avant tout dans un système d’accusations diabolisantes et de négations absolues, énoncées par des esprits rigides, dont la traduction politique est un appel à détruire les figures du Mal.
Figures judaïsées du conspirateur mondial
Le « complot juif international » est susceptible d’être reformulé de diverses manières : du « complot judéomaçonnique » au « complot judéocapitaliste » ou « judéoploutocratique », sans oublier le « complot judéobolchevique » (ou « judéocommuniste »), ou, recyclage plus récent dans le discours politique mondialisé, le « complot sioniste » ou « américano-sioniste
33 », voire « sionisto-maçonnique
34 ». L’article 22 de la « Charte d’Allah », la Charte du mouvement islamiste palestinien Hamas (« Mouvement de la résistance islamique
35 »), rendue publique le 18 août 1988, fournit une frappante illustration de cette sombre vision de
l’histoire moderne, empruntée à la mythologie occidentale du grand complot « mondialiste », avec ses organisations instrumentales et ses principales étapes historiques, de la Révolution française (version « judéo-jacobine » du complot) à la création de l’ONU (version « américano-sioniste »), en passant par la Révolution d’octobre (version « judéobolchevique ») :
« Avec leurs richesses, [les Juifs] ont pris le contrôle des médias internationaux. Ils les ont aussi utilisés pour susciter des révolutions à travers le monde dont ils tirent intérêt. Ils étaient derrière la Révolution française et la révolution communiste. […] Ils ont créé des organisations secrètes à travers le monde pour détruire les sociétés et favoriser les intérêts sionistes. Ces organisations sont : les francs-maçons, le Rotary Club, les Lions Club, le B’nai B’rith, etc. Toutes sont des organisations d’espionnage et de destruction. Avec leur argent, ils ont pris le contrôle des États impérialistes et les ont poussés à coloniser de nombreux pays pour exploiter leurs richesses […]. Ils furent derrière la Seconde Guerre mondiale, dont ils ont tiré d’énormes profits en spéculant sur le matériel de guerre. Ils ont suscité l’ONU en remplacement de la Société des Nations, dans le but de diriger le monde. »
Dans ce cadre, il importe de ne pas négliger le grand lieu commun de la littérature ésotéro-complotiste contemporaine qui a intégré le motif barruélien du « complot des Illuminés » et la figure indéterminée des « Sages de Sion » dans la vision mythique répulsive du « Nouvel Ordre mondial ». Dans la dénonciation du « complot des
Illuminati », la référence aux «
Illuminati » permet d’abord aux théoriciens conspirationnistes d’affirmer une continuité entre la franc-maçonnerie du XVIII
e siècle et le communisme ou plus largement l’internationalisme (révolutionnaire ou capitaliste) au XX
e siècle. Mais la généalogie « illuministe » permet tout autant de mettre en accusation toutes les formes de « mondialisme » ou de « cosmopolitisme » liées
au pouvoir financier sans frontières, jusqu’à devenir l’un des principaux arguments mythopolitiques utilisés depuis le début des années 1990 contre le « Nouvel Ordre mondial » (
New World Order/
Neue Weltordnung). Aux États-Unis, cette vision complotiste est structurée par le modèle du « Gouvernement invisible » (
Invisible Government) ou celui du « Gouvernement mondial » (entité à la fois existante et potentielle, en tant que menace), thème d’un grand nombre de pamphlets. Mais la même vision polémique est planétairement exploitée par tous les idéologues de l’antiaméricanisme radical, qui s’est transformé insensiblement en vulgate mondiale au cours des années 1990 et 2000, autour de la thèse du « complot américano-sioniste
36 ». Il n’en reste pas moins vrai que le modèle du « Gouvernement invisible », jusqu’à la disparition du système soviétique, a surtout servi à démoniser le communisme, souvent jumelé avec les « Puissances financières » accusées de connivence ou de complicité avec les forces révolutionnaires internationalistes
37.
Les
Protocoles des Sages de Sion inspirent toutes les descriptions ou narrations des plans ou des programmes de conquête faites par les auteurs conspirationnistes d’extrême droite. Ces derniers s’appliquent à dévoiler la stratégie d’ensemble des conspirateurs dont ils dénoncent l’action occulte. C’est pourquoi apparaissent régulièrement des références aux mystérieux et inquiétants
Illuminati,
personnages fictifs qui semblent parfois se confondre avec les mystérieux « Sages de Sion », et peuvent aussi prendre la figure historique, mais largement mythifiée, des Illuminés de Bavière, incarnés par Adam Weishaupt, désigné comme le grand inspirateur de toutes les révolutions « sataniques
38 ». Les « Sages de Sion » sont souvent assimilés aux chefs occultes de « l’impérialisme sioniste », notamment dans la propagande des groupes extrémistes des pays arabo-musulmans. Les « Sages de Sion » fonctionnent comme des opérateurs d’amalgame particulièrement efficaces, en permettant de fusionner deux entités mythiques démonisées : le « judéomaçonnisme » et le « sionisme mondial ». L’article 32 de la « Charte d’Allah » publiée par le Hamas a intégré à sa manière, en l’adaptant aux clichés de la propagande anti-israélienne (les « Sages de Sion » réinventés comme les dirigeants secrets du « sionisme mondial »), la référence à la thématique des
Protocoles :
« La conspiration sioniste n’a pas de limites, et après la Palestine elle voudra s’étendre du Nil jusqu’à l’Euphrate […]. Leur projet a été énoncé dans les
Protocoles des Sages de Sion, et leur conduite actuelle en est la meilleure preuve […]. Nous n’avons d’autre choix que d’unir toutes nos forces et nos énergies afin de faire face à cette méprisable invasion nazie-tartare [
sic]
39. […] Au sein du cercle du conflit contre le sionisme mondial, le Hamas se considère comme le fer de lance et l’avant-garde. »
Pour les idéologues du Hamas, les Juifs (et/ou les « sionistes »), créateurs-nés des « sociétés secrètes » et
conspirateurs « impérialistes », sont les responsables de la Révolution française et de la Révolution bolchevique, mais aussi de la Seconde Guerre mondiale, et de bien d’autres bouleversements majeurs. Qui aurait pu prévoir que la doctrine orthodoxe d’un mouvement islamiste contemporain fût tributaire à ce point d’une vision conspirationniste dont les grandes lignes ont été tracées entre 1918 et 1924 en Occident par les milieux antisémites les plus radicaux, puis réactualisée par leurs héritiers après 1945 ?
Dans son livre indéfiniment réédité,
World Revolution : The Plot Against Civilisation (1921), Nesta Helen Webster (1867-1960)
40, historienne et essayiste britannique totalement engagée dans la dénonciation d’un « gigantesque complot, sous la même ténébreuse direction, contre toute la structure de la civilisation chrétienne », a construit le modèle conspirationniste le plus intégrateur : tous les grands soulèvements révolutionnaires depuis 1789 ont selon elle la même origine, l’Ordre des Illuminés de Bavière. Dans son livre consacré à la Révolution française, paru en 1919, l’historienne anti-illuministe dénonce expressément l’action souterraine de la franc-maçonnerie et des
Illuminati41. Pour Nesta Webster, idéologue anticommuniste et antisémite, le jacobinisme, la franc-maçonnerie, le bolchevisme et le sionisme constituent autant d’illustrations de la même grande conspiration moderne, où les Juifs ont un rôle dominant
42. C’est pourquoi elle n’a cessé, dans ses nombreux ouvrages, de défendre la thèse de l’authenticité des
Protocoles. Le mot « Illuminé » (
Illuminatus), attesté dans le discours maçonnique en France avant l’apparition des « Illuminés de Bavière », a fini par prendre le sens de « conspirateur » franc-maçon, puis « judéo-maçon » (dans le dernier tiers du XIX
e siècle). Il faut distinguer soigneusement entre, d’une part, l’histoire de
l’Ordre des Illuminés (1776-1785), modeste société secrète para-maçonnique
43, et, d’autre part, la mythologisation des « Illuminés de Bavière » à laquelle le célèbre ouvrage antimaçonnique et contre-révolutionnaire de l’abbé Augustin Barruel,
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), contribua d’une façon décisive. Dans ce livre érudit et polémique, dont l’effet est renforcé par la parution simultanée de l’ouvrage de John Robison,
Proofs of a Conspiracy (1797), Barruel surestime jusqu’au délire l’influence des «
Illuminati », qu’il suppose athées, sur le déclenchement et le déroulement de la Révolution française, présentée comme le fruit d’un complot maçonnique. Plus précisément, Barruel leur a attribué un rôle capital dans la genèse de la « conspiration jacobine », révélée au grand jour par la Révolution française
44. L’époque était propice à la dénonciation fiévreuse des complots et des contre-complots, donc à une activité de fabulation et d’invention mytho-politique dont l’héritage sera exploité au cours du XIX
e et du XX
e siècle
45. La dénonciation récurrente de l’action antichrétienne occulte des Illuminés fera dès lors partie de la rhétorique catholique traditionaliste et s’intégrera dans le romantisme politique en France
46, avant de devenir un thème de la littérature mystico-ésotérique en général, structurée par la théorie du complot maçonnique ou judéomaçonnique
47. Cette vision conspirationniste fournira une base pseudo-empirique aux conceptions apocalyptiques du « péril juif », assimilé à l’irruption de l’Antéchrist ou interprété comme l’un de ses principaux signes annonciateurs
48. Présente avant la diffusion
mondiale des
Protocoles des Sages de Sion, au cours des années 1920, cette vision conspirationniste trouvera une légitimation (fictive) dans le célèbre faux, fabriqué à Paris en 1900-1901 pour le compte de la police politique secrète du Tsar, l’Okhrana
49. Dans les « Sages de Sion », l’on verra le retour des «
Illuminati », ou une preuve supplémentaire de leur présence inquiétante. Le thème de la lutte sans merci entre les « Illuminés » (réinventés aux couleurs de la science) et la chrétienté est un poncif de cette littérature ésotérique d’extrême droite, repris par l’habile Dan Brown dans son premier « thriller théologique » paru aux États-Unis en 2000, et devenu lui-même un best-seller mondial,
Anges et démons (2005).
Dans la littérature conspirationniste anglo-saxonne telle qu’elle s’est développée après la Seconde Guerre mondiale, la catégorie répulsive des «
Illuminati », incarnation des « Forces du Mal
50 », a fait l’objet d’une reconstruction sur la triple base de l’antimaçonnisme radical hérité de la fin du XIX
e siècle, de la mythologie antisataniste élaborée par certains milieux chrétiens et de l’anticommunisme réveillé par la Guerre froide. Dans la huitième édition (1964) de son ouvrage sur les « sociétés secrètes et les mouvements subversifs » (dont la première édition date de 1924
51, la théoricienne
conspirationniste Nesta Webster cite en épigraphe cette affirmation caractéristique de William Guy Carr, l’un de ses plus actifs disciples au Canada et aux États-Unis : « Nous découvrons que le Pouvoir secret du Mouvement révolutionnaire mondial [
World Revolutionary Movement (W.R.M.)] aujourd’hui agit exactement comme agissait la clique originelle dans les loges de la franc-maçonnerie européenne continentale entre 1733 et 1789
52. » L’ancien capitaine de frégate William G. Carr s’est spécialisé, à partir des années 1930, dans la dénonciation de la conspiration mondiale des « grands banquiers juifs » ou « banquiers internationaux » («
international bankers ») alliés, dans leur immense projet de subversion, aux francs-maçons, aux communistes et aux « sionistes
53 ». Carr affirme par exemple que « les Banquiers internationaux organisèrent la Révolution française afin de devenir le Pouvoir occulte (“
The Secret Power”) derrière les gouvernements d’Europe et continuer leur Plan à longue échéance
54 ». Les «
Illuminati » sont, selon Carr, les principaux agents de la « Conspiration luciférienne » qui a pris la forme de la « Conspiration internationale
55 ». Ils étaient déjà au travail à l’époque du Christ, qui les aurait identifiés et dénoncés comme les « Fils du Diable
56 ». L’identité sata-
nique et trans-historique des «
Illuminati » est construite par Carr avec des matériaux empruntés aux Évangiles (Jésus et les « marchands du Temple ») et à l’antijudaïsme médiéval (l’ethnotype négatif du « Juif-usurier ») :
« L’histoire de la vie publique du Christ montre qu’il aima
tout le monde à l’exception d’un groupe particulier. Il haïssait les prêteurs d’argent avec une intensité qui semble étrange chez un homme d’un caractère aussi doux
57. À plusieurs reprises, Jésus admonesta les prêteurs d’argent pour leur pratique de l’usure. Il les dénonça publiquement en tant qu’adorateurs de Mammon. Il déclara qu’ils appartenaient à la Synagogue de Satan […]. Il exprima énergiquement sa haine extrême des prêteurs d’argent
58 lorsqu’il se saisit d’un fouet et les expulsa du Temple en les réprimandant en ces termes : “Ce Temple fut construit pour être la maison de Dieu… Mais vous en avez fait une caverne de voleurs.” En perpétrant cet acte de vengeance contre les prêteurs d’argent, le Christ avait signé sa condamnation à mort. Ce furent les
Illuminati59, et avec eux les faux prêtres et les Anciens à leur solde, qui mirent sur pied le complot [
plot] par lequel les soldats romains devaient exécuter le Christ ! Ce sont eux qui fournirent les trente pièces d’argent destinées à corrompre Judas et qui employèrent leurs propagandistes pour désinformer et égarer la
foule. Ce furent les agents des
Illuminati qui dirigèrent la
foule lorsqu’elle demanda Barabbas et hurla pour qu’on crucifiât le Christ.
Ce furent les Illuminati qui s’arrangèrent pour que les soldats romains agissent comme leurs bourreaux. Puis, une fois l’ignominie accomplie et leur vengeance assouvie, les conspirateurs [
conspirators] s’engouffrèrent dans les coulisses [
background]
60. »
La vision du complot, chez les Modernes, est tout entière organisée autour du postulat que l’Histoire mondiale est invisiblement dirigée par des sociétés secrètes, dont celle des «
Illuminati » représente à la fois le modèle et le groupe dirigeant (la « tête » de toutes les sociétés secrètes), voire l’origine commune. Les opinions diffèrent sur la provenance des «
Illuminati » : tous les auteurs « anti-illuministes » sont loin de partager la vision généalogique de William G. Carr, assignant une origine luciférienne à ceux qu’il conçoit comme des « conspirateurs-nés », dont l’apparition serait contemporaine de la création de l’humanité. Mais nombre d’auteurs font remonter la naissance des «
Illuminati » longtemps avant le surgissement, autour de Weishaupt, des « Illuminés de Bavière » (l’origine templière de ces derniers étant la thèse le plus souvent avancée). Ces différences d’interprétation et ces variations dans les généalogies fictives font partie du mythe conspirationniste moderne. Car nous sommes ici en présence d’un mythe, d’un grand récit qui, mettant en relation divers systèmes symboliques pour les rendre compatibles, donne du sens au monde en tant qu’il est vécu par un groupement humain. Machine productrice de sens, tel est le mythe en général, admirablement caractérisé par Claude Lévi-Strauss :
« Le mythe n’offre jamais à ceux qui l’écoutent une signification déterminée. Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Pour les participants à la culture dont relève le mythe, cette grille confère un sens, non au mythe lui-même, mais à tout le reste : c’est-à-dire aux images du monde, de la société et de son histoire dont les membres du groupe ont plus ou moins conscience, ainsi que des interrogations que leur lancent ces différents objets. En général, ces données éparses échouent à se rejoindre, et le plus souvent elles se heurtent. La matrice d’intelligibilité fournie par le mythe permet de les articuler en un tout cohérent
61. »
Les mythes des sociétés occidentales modernes ne fonctionnent pas autrement. Le mythe du complot mondial, mythe proprement moderne (mais dont les matériaux symboliques sont empruntés à diverses époques), présente une particularité, dans la réponse globale qu’il donne à la question de l’origine du mal dans le monde. Si on l’aborde du point de vue des orientations psychiques de ceux qui y croient, il est difficile de ne pas attribuer à ces derniers des tendances paranoïaques, ou pour le moins de reconnaître un « style paranoïde
62 » dans la lecture des événements historiques et l’élaboration de leur sens.
Vision du complot et délire paranoïaque
Les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation dont le premier caractère observable est un « style paranoïde », comme si l’obsession du complot allait de pair avec un délire d’interprétation, susceptible d’être lui-même le symptôme d’une structure psychique paranoïaque. Le paranoïaque élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à ses yeux, de ce qui se passe dans son monde ou dans le monde. Prenons l’exemple d’un écrivain célèbre, Louis-Ferdinand Céline, qui, dans ses « pamphlets » publiés de 1937 à 1941, a transformé en thématique littéraire et en ressource stylistique la vision d’un grand complot juif (décliné en complot judéo-maçonnique, judéo-britannique,
judéo-capitaliste et judéo-bolchevique
63, complot international ou mondial
64, dont il s’imagine la victime, condition de « persécuté » qu’il partagerait avec tous les «
goyim ». Nombreux sont les critiques, les biographes et les commentateurs qui ont cru déceler, chez Destouches-Céline, une « organisation pathologique paranoïaque
65 », manifestée par le délire de persécution dont témoignent par exemple certaines diatribes, où l’écrivain opère des « projections » au sens devenu classique. On entend par projection, dans la tradition psychanalytique, l’« opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs, voire des “objets”, qu’il méconnaît ou refuse en lui. Il s’agit là d’une défense d’origine très archaïque et qu’on retrouve à l’œuvre particulièrement dans la paranoïa mais aussi dans des modes de pensée “normaux” comme la superstition
66 ». S’imaginant persécuté, et la « race blanche » avec lui, Céline procède comme n’importe quel polémiste antijuif qui projette sur ses ennemis désignés, les Juifs (entité construite comme un mythe répulsif), ses propres tendances, penchants ou fautes. Il en va ainsi pour la projection de la haine qu’on éprouve sur l’Autre qu’on réprouve, qu’on envie ou qu’on jalouse : mécanisme du ressentiment, lorsque le sujet est saisi à la fois par la haine (et l’envie) et par un fort sentiment d’impuissance, qui le conduit à cultiver indéfiniment des griefs
67. Max Scheler
notait que « le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment
68 ». L’homme du ressentiment est travaillé et mû par l’esprit de vengeance et des rêves de revanche, il souffre de rancune et de rancœur. Se venger des Juifs, qui poussent à la guerre, jusqu’à ériger le vengeur Hitler en Sauveur
69: tel est le motif sur lequel brode l’antisémite Céline, notamment dans ses deux premiers pamphlets, publiés respectivement en 1937 (
Bagatelles pour un massacre) et en 1938 (
L’École des cadavres). Dans
L’École des cadavres, où l’éloge de Hitler va de pair avec la diabolisation des Juifs, on lit par exemple : « Qui nous préserve de la Guerre ? C’est Hitler ! Les communistes (juifs ou enjuivés) ne pensent qu’à nous envoyer à la bute, à nous faire crever en Croisades. Hitler est un bon éleveur de peuples, il est du côté de la Vie, il est soucieux de la vie des peuples, et même de la nôtre. C’est un Aryen
70. » Cette figure de protecteur des peuples contre les « pires ennemis de tous les peuples » fait de Hitler le sauveur des Français. En 1938, Céline s’adresse ainsi à Maurras et à Doriot, le premier aveuglé par sa germanophobie, le second faisant alors la fine bouche
71: « Mais c’est Hitler qui vous a sauvés tous les deux de Staline et de ses bourreaux juifs ! […] C’est grâce à Hitler que vous existez encore, que vous déconnez encore. Vous lui devez la vie
72. »
L’un des mécanismes paranoïaques, qu’on retrouve dans le ressentiment, consiste à rationaliser la projection sur le mode de la causalité, comme l’illustre banalement la projection de l’affect de haine, ainsi caractérisée par Freud : « La proposition “je le hais” est transformée par
projection en cette autre : “il me hait” (il me persécute), ce qui va alors me donner le droit de le haïr
73. » Le schème est donc le suivant, pour un sujet qui se suppose à la fois innocent et en position de victime : « Si je ne l’aime pas, si même je le hais, c’est parce qu’il me persécute. » C’est toujours la faute de l’Autre si je le rejette d’une quelconque manière. Le ressentiment est à la fois «
le grand entreteneur des mythes de responsabilité collective pérenne » et « le grand inventeur, le fabulateur par excellence aussi des
récits de conspiration74 ». C’est pourquoi le ressentiment se prête si bien à l’idéologisation. La connexion est forte entre les idéologies du ressentiment (« C’est leur faute si… ») et les « théories du complot
75 », qui se fondent sur la même logique d’accusation, ainsi reconstituable : « Puisque “tout le monde” est contre nous, que personne ne nous comprend, que les fauteurs de nos mécomptes et de nos échecs sont nombreux et divers, puisque les valeurs établies nous font invariablement ombrage et qu’elles ne dominent pourtant, selon nous, que par imposture, il faut qu’une vaste organisation occulte soit derrière ces usurpations et ces avanies toujours recommencées
76. » On rencontre chez la plupart des écrivains pamphlétaires dénonçant une « décadence » produite par une imaginaire « emprise judéo-maçonnique », qu’il s’agisse – à s’en tenir aux seuls auteurs français – d’Édouard Drumont, d’Urbain Gohier, de Lucien Rebatet ou de Louis-Ferdinand Céline (le Céline des « pamphlets »), une illustration de ce que Max Scheler appelait la « critique du ressentiment », laquelle a « en propre de ne pas vouloir sérieusement ce qu’elle prétend vouloir » : c’est pourquoi « elle ne critique pas pour détruire le mal, mais se sert du mal comme de prétexte à invectives
77. » L’opération célinienne, d’une façon éclatante, a consisté à esthétiser et à styliser l’invective, la virulence
pamphlétaire, l’outrance polémique. C’est pourquoi ses trois « pamphlets » ne se réduisent ni à des essais politiquement engagés ni à des écrits de propagande. Dans leur « contenu idéologique », il n’est rien qui ne soit présent et ressassé dans les textes antimaçonniques et antijuifs organisés autour de la théorie du complot, publiés en particulier dans les années 1920 et 1930 (à la faveur de la diffusion mondiale des
Protocoles des Sages de Sion78 : de Nesta Webster à Henry Coston, de Henry Ford à Leslie Fry
79, de Mgr Jouin à Léon de Poncins, d’Urbain Gohier à Henry-Robert Petit
80, de Friedrich Wichtl
81 à Alfred Rosenberg
82.
Moins les hommes modernes croient au diable, et plus ils voient des diables partout. La fin de la croyance à Satan dans les limites des monothéismes institués signe la dissémination du diabolique dans les espaces culturel et politique. C’est pourquoi l’objet du présent ouvrage est le suivant : explorer l’univers imaginaire dont les principaux personnages sont de mystérieux et inquiétants « Illuminés », identifier leurs différentes figures et suivre leurs métamorphoses, analyser les récits fantastiques dans lesquels ils sont mis en scène, reconstituer le sens des stratégies de dénonciation et de démonisation dont ils font l’objet, dans leurs divers contextes, s’interroger enfin sur la
dimension ésotérique de ces récits fantastiques (qu’ils se donnent ou non pour des fictions), mais aussi sur les implications politiques de leur réception. Car des mobilisations sociales et politiques n’ont cessé de se nourrir de ces matériaux symboliques. On devra distinguer analytiquement ce qui est donné à l’état mêlé : d’une part, ce qui répond à une demande de sacré et, d’autre part, ce qui définit une orientation politique.
1 Karl R. Popper, « Prédiction et prophétie dans les sciences sociales » (1948),
in Popper, 1985, p. 498.
2 Taxil, 1885a et b, 1886a. Sur l’affaire Taxil, voir
infra, chap. VII, pp. 319-324.
4 Taxil, 1886b, p. 1 de couverture.
5 Voir Lefort, 1983, p. 65 ; Taguieff, 2001, pp. 129-131.
6 Gracq, 1970, pp. 18-19.
7 Sur la « dissolution des repères de la certitude » impliquée par « l’idée libertaire » de la démocratie moderne, voir Lefort, 1986, pp. 25-29.
8 Voir Taguieff, 2000, pp. 93-137, 382-403, et 2004a, pp. 27
sq., 259
sq.
9 « Ratiocinateur », disait Hegel.
10 Sur la question du nihilisme, que je ne saurais aborder sérieusement dans le présent ouvrage, voir Souche-Dagues, 1996 ; Rosen, 1995 ; Taguieff, 2000, chap. 1-2, 6-7.
11 Il s’agit bien sûr du célèbre ouvrage de Maurice Joly (Joly, 1864/1987).
12 Voir mon étude critique sur les
Protocoles des Sages de Sion (Taguieff, 2004b, pp. 427-473), dans laquelle sont mis en évidence, par un montage de textes, les emprunts « machiavéliens » du faussaire au
Dialogue de Maurice Joly.
13 Voir Viatte, 1928 et 1942 ; Wilson (Colin), 1973, t. 2, pp. 5-50, et 2003, pp. 415-456 ; Faivre, 1986 et 1996.
14 Voir notamment Brion, 1968 (1961) ; Vax, 1965 ; Caillois, 1965 ; Todorov, 1970-1976 ; Trousson, 1987.
19 Mallarmé, 1945, p. 259.
21 Pour une brève exposition de cette thèse tocquevillienne, voir Boudon, 2005, pp. 113-115.
22 Marquès-Rivière, 1935, p. 10; voir aussi p. 256 : « tyrannie occulte ».
23 Voir Marquès-Rivière, 1940. Avant de glisser vers un antimaçonnisme de type paranoïaque, Jean-Marie Rivière, dit Jean Marquès-Rivière (1903-2000), a commencé par fréquenter la Société Théosophique, puis a été reçu à la Grande Loge de France. Il publie des articles dans la
Revue théosophique (1928-1929),
alors qu’il est encore étudiant à la Sorbonne (1928-1930). C’est dans ce contexte qu’il rencontre René Guénon, qui l’introduit dans le cercle du Voile d’Isis, revue où il publie plusieurs articles en 1930-1931. Il étudie avec passion le sanscrit et le tibétain, ainsi que le bouddhisme tibétain et le tantrisme (Godwin, 2000, p. 104), contribuant notamment à la diffusion du thème de l’Agarttha, centre initiatique de « l’Asie mystérieuse ». Voir Marquès-Rivière, 1929 et 1930. En 1931, il rompt avec les milieux maçonniques en publiant La Trahison spirituelle de la Franc-Maçonnerie (nouvelle édition en 1941), puis lance une revue antimaçonnique, Les Documents nouveaux (1933-1936). Il finira, sous l’Occupation, par devenir un collaborateur zélé des nazis : il devient co-rédacteur en chef (avec Robert Vallery-Radot) des Documents maçonniques (33 fascicules parus du 15 octobre 1941 au 15 juin 1944), dirige l’un des services de renseignements sur les sociétés secrètes, devient agent de l’Abwehr et co-organise l’exposition antimaçonnique du Petit Palais, à Paris : « La Franc-Maçonnerie dévoilée » (octobre-novembre 1940), dont il rédige le catalogue. Voir Rossignol, 1981, passim; Sabah, 1996, et 2000, passim; Porset, 2004; Combes, 2005, passim. Sur Les Documents maçonniques, voir Nay, 1992. Marquès-Rivière rédige aussi le catalogue de l’exposition « Le Juif et la France » qui s’ouvre le 5 septembre 1941 à Paris, au Palais Berlitz, puis écrit le scénario du film de propagande antimaçonnique Forces occultes réalisé par l’ex-maçon Paul Riche (pseudonyme de Jean Mamy), qui sort sur les écrans parisiens le 9 mars 1943. Le film exploite le thème de l’alliance judéo-maçonnique et la légende des « crimes rituels » de la franc-maçonnerie. Voir Godwin, 2000, p. 107.
24 Marquès-Rivière, 1935, pp. 10-13.
25 Voir Faivre, 1986, 1996, 2002 ; Faivre
et al., 2005 ; Riffard, 1990 ; Corsetti, 1992; Laurant, 2001. Et
infra, chap. V.
26 Tous les adeptes de la théorie du complot dans une perspective antijuive et qu’on peut classer parmi les idéologues néo-fascistes ou néo-nazis ne se réclament pas de doctrines ésotériques. C’est le cas, par exemple, de l’Américain anti-américain Francis Parker Yockey (1917-1960), le plus célèbre des théoriciens de l’extrême droite américaine dans l’après-1945, auteur nietzschéen/spenglérien d’un livre-culte paru en 1948,
Imperium, suivi en 1953 par
L’Ennemi de l’Europe, publié en allemand (Yockey, 1969, 1981 et 2004). C’est aussi le cas de ses disciples américains Revilo P. Oliver (1908-1994) et Willis A. Carto (né en 1926), journaliste et éditeur néo-nazi devenu l’un des chefs de file du négationnisme international. Sur cette configuration, voir Mintz, 1985, et Coogan, 1999.
27 La « règle de l’ennemi unique », définie par Jean-Marie Domenach comme norme constitutive du discours polémique (Domenach, 1950, pp. 49-53), s’applique ici dans la construction de l’unique figure négative ou répulsive, somme de tous les ennemis, de toutes les intentions mauvaises, de toutes les menaces. D’où les assimilations ou amalgames polémiques, qui opèrent rhétoriquement la réduction simplificatrice (« judéo-maçonnico-bolchevik »). Sur les usages de l’amalgame polémique, voir Taguieff, 1995, pp. 212-217.
30 Voir Poulat, 1982, pp. 32-35. Par ce terme, on désigne l’antimodernisme intransigeant du traditionalisme catholique (« intégrisme » pour ses adversaires), refusant toute évolution du dogme et du rituel, avec la volonté de maintenir, telle qu’elle a été reçue et dans sa totalité (dans son intégralité), la tradition.
31 Voir la définition désormais classique donnée par Hannah Arendt en 1951, dans
Les Origines du totalitarisme : « Les idéologies – des “ismes” qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule prémisse – sont un phénomène tout à fait récent […]. Il fallut attendre Hitler et Staline pour découvrir combien grandes étaient les potentialités des idéologies en matière politique. […] Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée. Son objet est l’histoire, à quoi “l’idée” est appliquée […]. L’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même “loi” que l’exposition de son “idée”. Si les idéologies prétendent connaître les mystères du procès historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir – c’est à cause de la logique inhérente à leurs idées respectives » (Arendt, 1972, pp. 215-217).
32 Voir Scruton, 1982, p. 164. Voir aussi Laird Wilcox,
in George/Wilcox, 1996, pp. 54-62.
33 Avant la disparition du système communiste, dans la littérature d’extrême droite, la dénonciation d’un complot international de type « soviéticosioniste » était aussi banale que l’était, dans le discours soviétique, la dénonciation du complot « américano-sioniste » (Taguieff, 2004c, pp. 175-206). L’essayiste d’extrême droite américain Dan Smoot, par exemple, dénonçait dans les années 1960 et 1970 la conspiration organisée par l’URSS et Israël pour se partager le monde (Smoot, 1977, pp. 130-131 ; Pipes, 1999, p. 148).
34 Voir,
infra, chap VII, le texte diffusé en 2005 sur le site islamiste La Voix des Opprimés, intitulé « La franc-maçonnerie : la pègre sioniste mondiale… », où les « Illuminés » jouent le rôle principal, suivis par « la secte des Skull and Bones ».
35 Dans cette Charte, le Hamas se présente lui-même comme « l’une des branches des Frères musulmans en Palestine » (article 2). Pour le texte complet, voir http://www.us-israel.org. Traduction française partielle :
La Charte du Hamas, brochure (7 p.) tirée d’un dossier de la revue
L’Arche, n° 524-525, octobre-novembre 2001.
36 Voir Taguieff, 2004c, pp. 439
sq.
37 Voir le numéro spécial de
Lectures françaises intitulé
La Haute Finance et les Révolutions, avec des articles d’Henry Coston (sous son nom et sous l’un de ses pseudonymes, « Georges Virebeau ») (Coston
et al., 1963). Au financement du bolchevisme s’ajoute celui du nazisme. Voir Carr, 1999 (1958), chap. VII-XVII ; Sutton, 1974, 1976 et 1986; Villemarest, 1996. Le jumelage de deux thèses sur les « complicités » et les « financements » secrets est présent dans la littérature diffusée par Lyndon LaRouche, théoricien du complot mondial présentant cette particularité de relier son « antisionisme » démonologique avec la diabolisation de la Grande-Bretagne et de ses services secrets. Ce qui ne l’empêche pas de dénoncer le « complot gouvernemental » aux États-Unis. Voir par exemple l’article d’Anton Chaitkin, « Hitler, Dulles et le B’naï B’rith »,
Nouvelle Solidarité, 20 avril 1984, pp. 5-7. Sur LaRouche, voir King (Dennis), 1989; Fenster, 1999, en partic. pp. 183
sq. Les publications et les déclarations publiques de LaRouche sont une source d’inspiration pour Jan Udo Holey, notamment dans ses trois
Livres jaunes.
38 Voir Carr, 2005b, pp. 105
sq., 127
sq. Weishaupt n’aurait « fait que revoir et moderniser les
Protocoles de la Conspiration luciférienne » (p. 105).
39 Nous verrons, sur l’exemple de William Guy Carr, que certains auteurs antisémites, bienveillants jusqu’en 1945 à l’égard du nazisme, ont intégré ce dernier dans la figure de l’ennemi absolu, à côté de la franc-maçonnerie, du « judaïsme » ou du « sionisme mondial » et du communisme. Saupoudrer d’antinazisme, depuis la fin des années quarante, un discours à cible essentiellement antijuive présente un avantage rhétorique : c’est suggérer l’amalgame entre « sionisme » et « nazisme ». Pourquoi s’en priver, le régime nazi ayant disparu, et l’antinazisme n’engageant à rien, sinon à se présenter comme étant du côté du Bien. Stratégie relevant de la « correction politique ».
40 Sur Nesta H. Webster, voir Gilman, 1982.
42 Léon de Poncins, dans son livre de 1928 (tr. anglaise, 1929) sur « les Forces secrètes de la Révolution », où il s’attaque aux francs-maçons, aux
Illuminati en particulier, et aux Juifs, cite abondamment Nesta H. Webster. Dans le même sens, voir Queenborough, 1975 (1933), pp. 183
sq., 370
sq.
43 Le Forestier (2001), d’après les documents dont il eut connaissance, avance le chiffre de 650 adeptes, alors que Weishaupt s’en tenait à 235. Voir aussi Mackey, 1996, qui avance le chiffre global de 2000 membres (France, Belgique, Hollande, Danemark, Suède, Pologne, Hongrie et Italie).
44 Voir Roberts, 1979, pp. 123-148, 187-200 ; Ferrer-Benimeli, 1989a, pp. 58-59 ; Hutin, 1996, pp. 91-95 ; Taguieff, 2004c, pp. 625-627.
45 Rogalla von Bieberstein, 1976-1978 ; Poliakov, 1980 ; Reinalter
et al., 2002.
47 Airau, 2002; Goldschläger/Lemaire, 2005.
48 Voir l’ouvrage posthume de William Guy Carr, laissé inachevé par l’auteur à sa mort (le 2 octobre 1959) et mis en forme par son fils, W. J. Carr Jr., en 1966 :
Satan, prince de ce monde (Carr, 2005b). Le Commodore W. G. Carr (1895-
1959), ancien officier de la marine royale canadienne, fut lontemps membre des services de renseignements et se consacra, à partir de 1931, à des tournées de conférences dont le thème principal était la « Conspiration internationale ». Il reprit du service pendant la Seconde Guerre mondiale, en tant qu’officier de contrôle dans la marine canadienne, puis comme conférencier (1944-1945). Après avoir publié plusieurs ouvrages, principalement sur des questions militaires, Carr a acquis une certaine célébrité dans les milieux conspirationnistes en publiant tardivement son ouvrage principal, Pawns in the Game (« Des Pions sur l’échiquier »), rédigé en 1955 et publié en 1958, dans lequel il désigne par le mot « Illuminati » les chefs secrets de la « subversion mondiale » visant à instaurer un « Gouvernement mondial » d’essence « totalitaire ». L’année précédente, Carr avait publié Red Fog Over America (« Brouillard rouge sur l’Amérique »), plus spécialement destiné à dénoncer la « menace communiste » aux États-Unis.
49 Voir
infra, chap. III.
50 L’expression «
the Forces of Evil » est souvent utilisée par William Guy Carr pour caractériser brièvement les «
Illuminati », agents de la « Conspiration luciférienne ». Voir Carr, 1999, p. 49, et 2005a, p. 11.
51 Nesta H. Webster,
Secret Societies and Subversives Movements (Londres, Boswell, 1924), ouvrage réédité par la maison d’édition d’extrême droite Britons Publishing Company (8
e éd., 1964), issue de « The Britons », association britannique nationaliste et antisémite connue pour sa diffusion des
Protocoles des Sages de Sion depuis le début des années vingt (Taguieff, 2004b, pp. 328-329, et Moisan, 2004, pp. 406 sq.).
52 Carr, 1957, cité par Webster, 1964, p. I. À suivre Carr, la première édition de
Pawns in the Game daterait de 1955 (Carr, 2005b, p. 9). L’édition de 1957 est citée par plusieurs auteurs. Mais l’édition de référence, à laquelle nous renvoyons dans le présent ouvrage, est celle de 1958 (reprint, 2005a; voir
infra, Bibliographie, I). « Mouvement révolutionnaire mondial » (M.R.M.) est chez Carr une expression figée (Carr, 1999, pp. 33
sq.), qui donne son titre au premier chapitre de son livre («
The World Revolutionary Movement (W.R.M.) », 2005a, pp. 1-10). Le « M.RM. » prend son vrai sens dans le cadre de ce que Carr appelle la « Conspiration luciférienne » («
Luciferian conspiracy »), qu’il fait commencer avec la révolte de Lucifer contre l’autorité de Dieu (Carr, 1999, en partic. pp. 11-19; 2005a, pp. IX-XIV). Voir
infra, Annexe I.
53 Après la Seconde Guerre mondiale, Carr ajoute parfois les nazis à sa liste des « mouvements internationaux » réalisant le « plan » des «
Illuminati » (Carr, 1999, p. 20, et 2005a, p. XV).
55 L’introduction de
Pawns in the Game est significativement titrée : «
The International Conspiracy » (2005a, pp. IX-XXI ; 1999, pp. 11-29 : « La Conspiration mondiale »).
56 Carr, 1999, p. 12 (2005a, p. X) : le Christ « considérait les Changeurs d’Argent (Banquiers), les Scribes et les Pharisiens comme les
Illuminati de son temps » (tr. fr. modifiée par nous, P.-A. T.).
57 Phrase sautée dans la traduction de 1999 (p. 51).
58 Le traducteur s’est appliqué à euphémiser de tels passages : la « haine extrême » devient « une sainte colère », et plus loin, « cet acte de vengeance » devient « cet acte de colère » (1999, p. 51 ; 2005a, p. 13).
59 Et non pas « les précurseurs des
Illuminati », comme on lit dans la traduction très approximative de 1999 (p. 51, et 2005a, p. 12; même remarque pour toutes les attestations du mot «
Illuminati » dans le contexte). La thèse de Carr est pourtant claire et fortement affirmée : les «
Illuminati » existaient déjà du temps de Jésus (et avant lui).
60 Carr, 1999, pp. 51-52 (traduction corrigée et modifiée par nous, P.-A. T.), et 2005a, pp. 12-13.
61 Lévi-Strauss, 1983, pp. 199-200.
62 Voir Hofstadter, 1996, en partic. pp. 3-40.
63 Sur ces amalgames polémiques, traductions discursives de la « règle de l’ennemi unique » (Jean-Marie Domenach), voir Angenot, 1982, pp. 126
sq.
64 Dans un livre érudit, Alice Yaeger Kaplan a montré comment Céline, pour rédiger
Bagatelles pour un massacre (1937), s’était inspiré des nombreux pamphlets antijuifs et antimaçonniques publiés à l’époque, en particulier ceux de Henry-Robert Petit (1936) et de Henry Coston (1936), recopiés approximativement, paraphrasés, plus rarement cités.
65 Bellosta, 1990, p. 131.
66 Laplanche/Pontalis, 1968, p. 344. Pour une redéfinition dans une perspective psychosociologique (à l’époque des travaux américains de l’École de Francfort), voir Frenkel-Brunswik
et al., 1965 (1947), p. 15 : « Par “projectivité”, on entend la tendance à imaginer que des forces étranges, mauvaises, dangereuses, destructrices sont au travail dans le monde extérieur. Ces tendances imaginaires n’ont que des racines superficielles dans la réalité, mais peuvent être comprises comme des projections de tendances sexuelles ou agressives dans les couches profondes de la personnalité de l’individu. »
67 Voir Angenot, 1997, pp. 16, 136-137.
69 Sur le thème du Sauveur, voir Girardet, 1986, pp. 63-95.
71 Le passage s’ouvre sur une citation de Doriot (
Liberté du 12 octobre 1938), placée en épigraphe : « Pour abattre Hitler, il faut d’abord écraser Staline » (Céline, 1938, p. 257). C’est à cette affirmation que Céline réplique avec vivacité.
72 Céline, 1938, pp. 258-259. Voir aussi, dans le même pamphlet, le passage suivant (p. 198) : « Je me sens très ami d’Hitler, très ami de tous les Allemands, je trouve que ce sont des frères, qu’ils ont bien raison d’être racistes. […] Je trouve que nos vrais ennemis c’est les Juifs et les francs-maçons. »
73 Freud, 1967, p. 308 (trad. légèrement modifiée).
74 Marc Angenot, 1997, p. 165.
75 Voir Girardet, 1986, en partic. pp. 25-62.
76 Angenot, 1997, pp. 165-166.
78 Dans la première livraison du mensuel lancé par Henry Coston au milieu des années trente,
La Libre Parole anti-judéo-maçonnique (n° 1, janvier 1935), titrant à la une : « L’intégration des Juifs dans la Maçonnerie – La Race Antéchrist », on pouvait lire cet encadré publicitaire : « Le plan juif :
Les Protocoles des Sages de Sion, Bible moderne des Judéo-Maçons ». Coston venait en effet de publier une édition du célèbre faux sous le titre :
Le Péril juif. Les Protocoles des Sages de Sion (Paris et Brunoy, Les Nouvelles Éditions Nationales, s. d. [1934]).
81 Wichtl, 1919. Cet ouvrage, titré
Franc-maçonnerie mondiale, révolution mondiale, république mondiale, a pour sous-titre : « Enquête sur l’origine et les buts derniers de la guerre mondiale ». Il fut plusieurs fois réimprimé durant l’année de sa parution (7
e éd. au printemps de 1920). Alfred Rosenberg le lit avec passion, et le cite souvent en 1920 et 1921. Quant à Himmler, alors âgé de 19 ans, il note dans son journal après l’avoir lu : « Un livre qui explique tout et nous dit contre qui nous devons mener le combat. »
82 Rosenberg, 1923/1924 (précisons que l’ouvrage, titré
Les Protocoles des Sages de Sion et la politique juive mondiale, ne contient pas le texte des
Protocoles). Voir Taguieff, 1992, t. 2, pp. 604-615 (extraits du livre traduits en français).