III
« Illuminati » & Cie Origines et figures du mythe
« L’Illuminisme s’est allié à toutes les sectes parce qu’elles ont toutes quelque chose qui lui convient […]. C’est donc un monstre composé de tous les monstres et si nous ne le tuons pas, il nous tuera. »
Joseph de MAISTRE, « De l’Illuminisme », in Quatre chapitres sur la Russie [1811]1
« Depuis l’époque de Spartacus Weishaupt, en passant par celle de Karl Marx, pour en arriver maintenant à celle de Trotski (Russie), Bela Kuhn (Hongrie), Rosa Luxemburg (Allemagne) et Emma Goldman (États-Unis), cette conspiration mondiale pour anéantir la civilisation et pour reconstruire la société sur la base de l’arrêt du développement, d’une méchanceté envieuse et d’une impossible égalité n’a fait que s’étendre régulièrement. »
Winston CHURCHILL, Illustrated Sunday Herald (Londres), 8 février 1920
La catégorie mythique et répulsive représentée par les « Illuminati » est loin d’être claire, et ses références sont d’une grande diversité. Son sens polémique est cependant à peu près définissable : dans les écrits conspirationnistes contemporains, les « Illuminati » désignent les élites à la fois « éclairées », invisibles et foncièrement nuisibles2. Elle est d’extension variable selon les auteurs, voire chez un seul et même auteur. Si l’on considère la « théorie » ou, plus exactement, le « modèle » du « complot mondial » comme un mythe moderne, le « complot des Illuminati » apparaît comme la principale composante du mythe, ou, en langage structuraliste, comme le mythème complotiste central. Et, en tant qu’élément du récit mythique, il est susceptible de varier dans ses définitions. Si la grille d’interprétation est invariable, les matériaux symboliques intégrés dans le grand récit complotiste sont de diverses provenances, pouvant être empruntés à d’autres mythes, à des légendes greffées sur de lointains événements historiques ou à des événements récents déjà transformés par le regard interprétatif. Ces fragments détachés de récits déjà constitués ou ces motifs prélevés sur des rumeurs en circulation sont travaillés, mis en forme, réinterprétés pour entrer en cohérence avec les autres pièces de l’ensemble. C’est en quoi le « mythe illuministe » a une histoire, sans avoir un commencement bien défini ni une fin prévisible. Les récits mythiques sur les « Illuminati » peuvent donc être abordés comme les produits d’un « bricolage intellectuel » qui, selon Lévi-Strauss, élabore « des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements […], témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société3 ».
Considéré dans sa formation, à la fin du XIXe siècle, et dans les fonctions qu’il a aussitôt pu satisfaire en donnant un cadre interprétatif général aux critiques contre-révolutionnaires de la Révolution française, le « mythe illuministe » se présente d’abord comme un mythe politique moderne. Ce mythe politique indéfiniment reformulé (de l’antijacobinisme à l’« antimondialisme » complotiste4 a engendré des doubles : il a pris l’allure d’un mythe théologico-religieux en permettant à l’Église de construire un modèle répulsif de la franc-maçonnerie5, et il est devenu un mythe littéraire, dont témoigne le Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas6, qui lui-même a été transposé dans d’autres univers culturels au XXe siècle – du cinéma et des séries télévisées à la bande dessinée et aux jeux vidéo, où sont mis en scène conspirateurs, « forces occultes » et « sociétés secrètes » en lutte pour le pouvoir mondial ou la conquête d’un fabuleux « trésor ».
D’où viennent les « Illuminati » du discours mythique? Les membres d’un de l’ordre paramaçonnique qui a historiquement existé en Bavière entre 1776 et 17857 servent d’ancrage empirique au mythe « anti-Illuministe » fabriqué entre 1789 et 17968 et massivement diffusé à partir de 1797-1798 tant par l’abbé Barruel que par John Robison, suivis par leurs épigones9. Les frontières sont souvent indiscernables entre la réalité historique et les mythologisations qui la prennent pour matière première, notamment à partir de rumeurs. Mais l’équivoque n’a cessé d’être alimentée par l’une des dénominations courantes des « Illuminés de Bavière » : Illuminati germaniae10 – d’où, par abréviation, « Illuminati ». L’abbé Barruel présente indifféremment « Spartacus Weishaupt » (« le moderne Spartacus ») comme le « fondateur de l’Illuminisme11 » et le chef de la « secte illuminée12 ». Il dénonce la « conspiration des sophistes de l’impiété et de l’anarchie » (ou « de la rébellion », celle des « Illuminés de l’Athéisme » : « Ce nom d’illuminés [est celui] qu’a choisi cette secte, la plus vaste dans ses projets, la plus scélérate dans ses moyens13. » Cette dénomination est entrée indéniablement en résonance, dans la langue française, avec le sens figuré de l’adjectif (et substantif) « illuminé », attesté dès le début du XVIIe siècle : « qui a une vision » ; bientôt terme religieux utilisé pour désigner un mystique, avant de trouver un sens péjoratif : « esprit chimérique qui ne doute pas de ses inspirations », dit le Petit Robert. Un « allumé », comme on dit familièrement aujourd’hui.
Des expressions telles que « théories illuministes », « Illuminisme » et « illuministes » étaient devenues courantes à la fin du XIXe siècle, en France, dans la littérature anti-judéomaçonnique14. La célèbre propagandiste anticommuniste et antisémite Nesta Webster, dans son livre intitulé Secret Societies et Subversive Movements, paru à Londres en 1924 et souvent réédité depuis, consacre un long chapitre à l’Ordre créé par Weishaupt : « The Bavarian Illuminati15 ». Faut-il s’étonner de ce que la huitième édition (1964) de l’ouvrage, consacré à la dénonciation érudite des « sociétés secrètes » et des formes de subversion internationalistes, s’ouvre sur la reproduction d’un portrait de Weishaupt? Le chef de la « secte illuminée » est ainsi placé en position de fondateur d’une tradition : celle de la subversion moderne. Pour comprendre la célébrité persistante de ce personnage historique somme toute mineur, il faut rappeler brièvement la mystification de Léo Taxil16, pour autant qu’elle a laissé des traces durables (disons, un legs d’idées fausses et de fictions polémiques sur la franc-maçonnerie) : par ses pamphlets antimaçonniques publiés à partir de 1885 et devenus des succès de librairie, Taxil a fait connaître les « Illuminés de Bavière » et le nom de Weishaupt à un large public, français certes, mais aussi européen et américain17. Quoi qu’il en soit, les « Illuminés de Bavière » ont été perçus tant par leurs contemporains que par les polémistes chrétiens qui les ont stigmatisés aux XIXe et XXe siècles comme de dangereux conspirateurs, membres d’une organisation secrète de type maçonnique qui aurait joué un rôle décisif dans la préparation de la Révolution française. Cette représentation sociale des « Illuminés », centrée sur leurs objectifs politiques (surinterprétés), n’implique pas l’attribution d’une dimension ésotérique à l’ordre fondé par Weishaupt.
Cette identification polémique des « Illuminés » (« Illuminaten » en allemand) présuppose une vision négative des Lumières (en allemand : « Aufklärung » ; en italien : « Illuminismo » ; en anglais : « Enlightenment »), qui va de pair avec une posture contre-révolutionnaire, antimoderne et le plus souvent traditionaliste (catholique ou non)18. Le type négatif est ici le franc-maçon, adepte de la « religion du Progrès », donc « perfectibiliste » comme voulait l’être Adam Weishaupt, fondateur en 1776 de l’Ordre des Illuminés, révolté qui avait significativement choisi le pseudonyme de « Spartacus », cosmopolite (ou internationaliste) et organisateur des révolutions modernes ou « précurseur du communisme ». Cette réputation a été construite sur la base d’une partie du programme effectif de Weishaupt, ennemi déclaré des superstitions et des injustices : d’une part, il annonce la bonne nouvelle, celle de la délivrance du genre humain (« Le moment ne tardera pas où les hommes seront heureux et libres ») et, d’autre part, il appelle à la destruction totale du « vieux monde » (« Nous devons tout détruire, aveuglément, avec cette seule pensée : le plus possible et le plus vite possible »). Les rêves d’incendiaire justicialiste de Weishaupt se retrouveront plus tard chez des anarchistes communistes tels que Bakounine ou Kropotkine. Dans sa réédition, en 1880 (puis 1882) du célèbre livre du père Nicolas Deschamps sur les « sociétés secrètes », Claudio Jannet se réfère aux Illuminés de Bavière par l’expression « l’Illuminisme allemand » ou « l’Illuminisme19 ». Le terme « Illuminisme » se révèle être équivoque en ce qu’il est employé aussi pour désigner les doctrines des « illuminés » Martines de Pasqually (1710 ? 1727?-1774) et Claude de Saint-Martin (1743-1803), lesquels sont des « illuminés » en un tout autre sens. C’est ce qui n’apas échappé à l’excellent connaisseur de la franc-maçonnerie comme en témoigne par exemple Joseph de Maistre qui, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg 20, met en discussion l’amalgame largement diffusé21. Or, l’« illuminisme » de ces deux auteurs22 peut être caractérisé comme une « théosophie » chrétienne mâtinée d’« occultisme » (ce qu’on appellera ainsi plus tard23, et n’a rien à voir avec le « perfectibilisme » révolutionnaire et anti-religieux de Weishaupt. Maistre reproche explicitement à Barruel d’avoir confondu dans une même réprobation « l’Illuminisme bavarois » et le martinisme, en partant d’un simple constat : « Le mot d’illuminé […] est toujours pris en mauvaise part24 ».
C’est dans le XIe entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg que le penseur contre-révolutionnaire clarifie les usages des mots « illuminés » et « illuminisme », à l’occasion d’un dialogue entre « le sénateur » et « le comte ». Ce dernier fait l’éloge des seuls « illuminés » qu’il a connus, les disciples de Saint-Martin, tout en concédant à son interlocuteur qu’il y a de bonnes raisons de stigmatiser les disciples de Weishaupt :
« Le sénateur. Vous avez donc décidément peur des illuminés, mon cher ami ! Mais je ne crois pas à mon tour être trop exigeant si je demande humblement que les noms soient définis, et qu’on ait enfin l’extrême bonté de nous dire ce que c’est qu’un illuminé, afin qu’on sache de qui et de quoi l’on parle […]. On donne ce nom d’illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent, de nos jours, concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le Christianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple vertueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le christianisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine. Vous m’avouerez […] qu’il n’est jamais arrivé aux hommes de tomber dans une plus grande confusion d’idées. Je vous confesse même, que je ne puis entendre de sang-froid, dans le monde, des étourdis de l’un et de l’autre sexe crier à l’illuminisme, au moindre mot qui passe leur intelligence, avec une légèreté et une ignorance qui pousseraient à bout la patience la plus exercée. […]
Le comte. […] Vous voudriez donc qu’on eût d’abord l’extrême bonté de vous expliquer ce que c’est qu’un illuminé. Je ne nie point qu’on abuse souvent de ce nom et qu’on ne lui fasse dire ce qu’on veut […]. Mais puisque vous m’interpellez formellement de vous dire ce que c’est qu’un illuminé, peu d’hommes peut-être sont plus que moi en état de vous satisfaire. En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon : je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient. […] Cette doctrine [le Christianisme transcendantal] est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne. […] Le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes [fut] Saint-Martin […]. Ces hommes, parmi lesquels j’ai eu des amis, m’ont souvent édifié […]25. »

Par cette prise de position, Maistre s’élevait avec toute son autorité intellectuelle contre les amalgames auxquels l’abbé Barruel avait eu recours dans ses Mémoires. Mais, dans la tradition contre-révolutionnaire dont Maistre fut certainement le fondateur en même temps que le penseur le plus profond et plus subtil, c’est la vision conspirationniste de Barruel qui s’imposera. Le propagandiste aura eu raison du philosophe et du mystique.
Les « Illuminés » sous le regard des visionnaires contemporains
Analysée d’un point de vue sémantique, la catégorie des « Illuminati » ne cesse de varier en extension et en compréhension. Extension minimale lorsqu’elle a pour référence les seuls Juifs francs-maçons, ou les « judéomaçons » au sens strict. Extension maximale lorsqu’elle renvoie à la fois à certains types d’extraterrestres et à leurs descendants (hybrides ou non), à certaines lignées dynastiques, aux francs-maçons (les dirigeants secrets de la maçonnerie), aux Juifs ou aux sionistes (ceux qui sont censés exprimer pleinement la « volonté de domination » attribuée au peuple juif : la famille Rothschild, dénoncée comme incarnation de la « féodalité financière26 », etc.), à certaines sociétés secrètes ou semi-secrètes inventées ou reconstruites (lorsqu’elles existent réellement) comme des figures mythiques et répulsives (CFR – Council of Foreign Relations, Skull & Bones27, « Comité des 300 », « Conseil des 33 », « groupe Bilderberg » ou les « Bilderbergers28 », Commission Trilatérale, etc.)29, aux banquiers internationaux en quête d’un pouvoir mondial et aux chefs occultes des entreprises révolutionnaires/internationalistes, voire à des dirigeants de groupes satanistes (sans oublier Hitler et la Société Thulé, ni la Société Vril30 !). Le Livre jaune n° 5, publié en 1997 puis en 2001 (la première édition allemande datant de 1993), est presque entièrement consacré à énumérer, à dévoiler et à dénoncer les multiples figures des « Illuminati31 ».
À parcourir les textes où ils sont mis en scène, l’identification claire et distincte des « Illuminati » est donc impossible. On peut supposer que ce flou référentiel fonctionne lui-même comme un indicateur du caractère occulte attribué à ces « Maîtres du monde » qui sont en même temps les « ennemis de l’humanité ». L’indistinction des « Illuminati » fait partie du jeu : ils sont indiscernables et insaisissables. Ils sont en outre inlocalisables. C’est pourquoi, au fil des pamphlets, ils ne cessent de se métamorphoser, de changer d’apparences32. Aussi certains auteurs complotistes, tel le conférencier catholique contre-révolutionnaire Pierre Virion33, se contentent-ils de dénoncer « les forces occultes dans le monde moderne34 ». Détailler les individus et les groupes faisant partie des « forces occultes » ou de ce que le même Virion appelle « le complot35 », c’est là une tâche infinie. La question, pourtant, ne cesse de revenir : qui sont-ils donc ? Dans le Livre jaune n° 5, le plus récent livre-culte sur les sociétés secrètes et leurs conspirations, le dernier mot sur la question consiste à soutenir qu’elle ne peut avoir de réponse :
« Les Illuminati n’appartiennent à aucune religion, à aucun parti, à aucune nation ou autre groupement mais ils s’en servent de couverture. Notons encore une fois que ce jeu a débuté des millénaires avant l’arrivée des personnes mentionnées dans ce livre et qu’il continuera après elles. Les personnes désignées, de nos jours, de satanistes ou les représentants des communautés sionistes (comme les Rothschild, les Warburg) ne sont que des pions dans un échiquier où l’enjeu est encore plus grand36. »

Jan Udo Holey, dans ce passage conclusif du Livre jaune n° 5, cite un autre professionnel allemand de la dénonciation des sociétés secrètes et de leurs plans de domination du monde, Dieter Rüggeberg, auteur d’un essai intitulé Geheimpolitik (« Politique secrète ») :

Dans un livre publié en 2001 aux États-Unis et traduit en français l’année suivante au Québec, Les Enfants de la matrice, le polygraphe « New Age » David Icke, théoricien conspirationniste qui se montre partisan d’une définition large des redoutables « Illuminati », les caractérise ainsi :

C’est leur commun caractère international ou mondial qui donne à toutes ces figures du complot leur puissance terrifiante, laquelle est exploitée par les théoriciens conspirationnistes s’efforçant d’adapter leurs représentations polémiques à une actualité toujours changeante. Pourquoi donc un complot planétaire, sinon pour installer un « gouvernement mondial » ? C’est la thèse que diffusent de concert une multitude de pamphlets publiés en Europe et en Amérique du Nord (États-Unis et Canada) depuis les années 1960, phénomène éditorial en expansion grâce à Internet depuis les années 1990. En 1966, l’un des principaux propagandistes « antimondialistes » français, le catholique traditionaliste Pierre Virion, publie à la fois le texte d’une conférence prononcée à Rome le 25 octobre 1965, « Les Forces occultes dans le monde moderne », et un court essai intitulé « Bientôt un Gouvernement mondial ? Une super et Contre-Église39 ». Aux États-Unis, les campagnes d’opinion orchestrées par la John Birch Society (créée le 9 décembre 1958), organisation anticommuniste et antisémite, sont fondées sur la vision d’un complot historique reliant, dans un immense amalgame, les Illuminati, la Révolution française, le marxisme et le mouvement communiste international, le CFR (Council of Foreign Relations) et les Nations unies, les conspirateurs étant censés vouloir faire de l’Amérique une dépendance de la dictature socialiste mondiale, sous le contrôle du Kremlin40. Dans les années 1970 et 1980, la dénonciation porte principalement sur les « manipulateurs mondiaux » (« global manipulators »), parmi lesquels sont le plus souvent mentionnés le CFR, la Trilatérale ou le groupe Bilderberg41. À partir du début des années 1990, le « Gouvernement mondial » tendra à se confondre avec le « Nouvel Ordre mondial », expression lancée sur le marché médiatique planétaire par George Bush père dans le contexte de la première guerre d’Irak (1990-1991). D’où une nouvelle vague de pamphlets « antimondialistes », d’extrême droite certes, mais aussi, quelques années plus tard, d’extrême gauche (la variante « antimondialisation », puis la mouvance « altermondialiste », qui se constitue vers 1999-2000). L’un de ces pamphlets « antimondialistes » d’extrême droite, Descent into Slavery? (1980), de l’éditeur et essayiste américain Des Griffin, centré sur la dénonciation du Nouvel Ordre mondial (New World Order), est ainsi présenté sur un site Web l’offrant à la vente :
« Dans un livre qui a été décrit comme “dévastateur”, “magnifique” et “superbement documenté” par des lecteurs des trois continents, Des Griffin se dirige droit sur les banquiers internationaux et présente, avec force détails sur la base d’une documentation approfondie, l’histoire de leur participation au complot des Illuminati en vue de créer un gouvernement mondial unique, de type totalitaire42. »

La méthode de dramatisation mise en œuvre par les théoriciens du complot « illuministe » mondial est la même que celle qu’on rencontre dans les récits de science-fiction ou les essais parascientifiques sur les extraterrestres envahisseurs et les « mondes inconnus » inquiétants dont ils sont censés provenir : autant d’ennemis de l’espèce humaine tout entière, d’êtres menaçants mettant en péril l’humanité (les « vampires de l’espace » mis en scène par Colin Wilson43, les « reptiliens » et leurs descendants chez David Icke44, etc.).
Un antimondialisme ésotérique s’exprime dans de nombreux écrits, où la mythologie des « sociétés secrètes » s’articule à celle du complot, reprenant tous les thèmes que synthétise cette courte présentation d’un livre semi-autobiographique du mage Franz Bardon (1909-1958), Frabato le Magicien, « roman ésotérique45 » consacré notamment aux « Loges de magie noire » et à leurs méfaits :
« L’auteur met en garde sur ces Ordres de l’Ombre qui réunissent les élites de la finance et de l’industrie mondiale afin de créer un ordre du monde fondé sur la dépendance et l’asservissement : le citoyen disparaît comme les États d’ailleurs, au profit du client lâché sur un vaste marché que devient progressivement la planète. Franz Bardon indique aussi comment ces Loges noires attaquent les vrais Adeptes, comment elles ont programmé depuis la nuit des temps la destruction de l’Humanité et occasionné les souffrances de cette dernière […]46. »

Dieter Rüggeberg, auteur de Geheimpolitik (1990)47, admirateur et éditeur de Franz Bardon depuis le début des années 1970, affirme dans l’épilogue de l’ouvrage qu’Adolf Hitler était membre de l’une des 99 « Loges noires » de la planète et qu’il a tenté d’obtenir de Bardon l’adresse des 98 autres Loges, ce qui lui aurait permis de devenir le maître du monde48. Dans un entretien réalisé en 2005, en ligne sur le site de France-Spiritualités49, le visionnaire complotiste allemand lance cet avertissement à ses contemporains :
« Quand vous considérez l’état politique actuel du monde et que vous savez que la plupart des problèmes sont causés par des Ordres et Loges magiques, les faits sont très clairs. À mes yeux, il y a là une […] bonne raison de publier les secrets magiques de Franz Bardon. L’humanité doit comprendre qu’il est temps d’entamer un travail magique parce que, dans le cas contraire, le futur se finira dans l’esclavage et le chaos. »

L’hypothèse que l’on peut formuler, quant aux implications politiques ou psychopolitiques de cette culture du complot habillée d’ésotérisme, est que le conspirationnisme appelle l’extrémisme. Car la conclusion logique de l’analyse de l’histoire universelle en termes de complot, c’est qu’il faut mettre fin à la dictature invisible qui règne dans le monde, en détruisant le système de contrôle et de manipulation qui, dans la modernité, a pris le nom de « démocratie ». En finir avec le pouvoir des « sociétés secrètes », et plus particulièrement avec celui de la « société secrète » satanisée qui, depuis « plusieurs millénaires », est censée diriger toutes les autres, les « Illuminati50 », c’est commencer par s’opposer radicalement, par tous les moyens, aux élites supra-nationales qui règnent illégitimement sur le genre humain.
Cet anti-élitisme fantastique a ses idéologues de référence, ses écrivains spécialisés, ses prédicateurs célèbres. Il s’agit d’une nouvelle vague de populisme portée par l’idéologie « anti-Gros51 », charriant rumeurs et fantasmes sur le pouvoir parasitaire et destructeur d’élites illégitimes, appartenant à un réseau de sociétés secrètes censées former un gouvernement mondial invisible. Une grande partie du discours anti-oligarchique et anti-ploutocratique de ces trente dernières années est fabriquée avec de tels ingrédients. Un discours « anti- » qui, s’il s’est longtemps fixé sur les terres de l’extrême droite (des extrêmes droites), se rencontre, depuis le milieu des années 1990, aussi bien à l’extrême gauche, en particulier dans les mouvances de l’antimondialisation, du côté des « nouvelles radicalités » : les nouveaux « maîtres du monde » sont accusés à la fois de manipuler l’opinion (donc de détruire les bases mêmes de la démocratie représentative), d’organiser et de légitimer l’exploitation capitaliste mondiale, et de provoquer des guerres (les deux guerres d’Irak, notamment) pour des raisons profondes n’ayant rien à voir avec les raisons publiquement alléguées. Les thèmes d’accusation de l’antimondialisme se sont banalisés en se diffusant planétairement grâce aux mobilisations dites « altermondialistes » depuis 2000. Un immense chassé-croisé entre les extrémismes rivaux et opposés a donc eu lieu et se poursuit au milieu des années 2000. Au début de son livre intitulé Le Gouvernement invisible, le publiciste d’extrême droite français Jacques Bordiot, collaborateur d’Henry Coston, précise à l’intention du lecteur :
Le mythe moderne du complot : représentations de base
Commençons par fixer le sens des mots « complot » (et/ou « conspiration ») et « complotisme » (« théorie du complot » ou « conspirationnisme »). Un complot est un projet concerté secrètement contre la vie ou la sûreté de quelqu’un ou d’un groupe de personnes, ou contre une institution. Il présuppose l’existence d’un accord secret ou d’une entente secrète entre plusieurs personnes, qu’on appelle souvent conspiration, accord ou entente dirigé contre quelqu’un ou quelque chose. Il n’est point de complot sans intention de nuire ni sans manœuvres secrètes concertées. Mais certains complots sont organisés en vue de réaliser des objectifs tels que prendre le pouvoir ou acquérir des richesses. Le « complotisme » ou « conspirationnisme » (la « théorie du complot », « conspiracy theory ») est la vision du monde dominée par la croyance que tous les événements, dans le monde humain, sont voulus, réalisés comme des projets et que, en tant que tels, ils révèlent des intentions cachées – cachées, parce que mauvaises53. Les adeptes de la « théorie du complot » croient que le cours de l’Histoire ou le fonctionnement des sociétés s’expliquent par la réalisation d’un projet concerté secrètement, par un petit groupe d’hommes puissants et sans scrupules (une super-élite internationale), en vue de conquérir un ou plusieurs pays, de dominer ou d’exploiter tel ou tel peuple, d’asservir ou d’exterminer les représentants d’une civilisation. Point de complot sans manipulations secrètes qui, dues à des individus liés entre eux ou à des organisations, engendrent des événements ou des séries d’événements.
Le « vaste complot » ou la « grande conspiration » sont perçus comme la force motrice de l’Histoire, la principale cause productrice des événements. Telle est la représentation centrale de ce que Richard Hofstadter a caractérisé comme le « style paranoïaque » ou « paranoïde » (« paranoid style ») dans le champ politique54. La croyance à l’action invisible de forces cachées (« obscures » ou « ténébreuses »), de puissances occultes et d’influences secrètes donne aux esprits conspirationnistes l’illusion de pénétrer dans les « coulisses » de l’Histoire officielle et visible, pour en apercevoir les véritables acteurs. Croire à la grande conspiration, c’est croire qu’on possède les moyens de « tout expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule prémisse » (Hannah Arendt). La vision du complot, lorsque le complot dénoncé est supposé mondial, joue ainsi le rôle de clef de l’Histoire. Karl Popper a élaboré un modèle de la « théorie sociologique du complot » qu’il suppose, à juste titre, fort répandue dans la modernité : « Celle-ci [la théorie sociologique du complot] est fondée sur l’idée que tous les phénomènes sociaux – et notamment ceux que l’on trouve en général malvenus, comme la guerre, le chômage, la pauvreté, la pénurie – sont l’effet direct d’un plan ourdi par certains individus ou groupements humains55. » La vision conspirationniste peuple le monde d’ennemis absolus, absolument redoutables parce que puissants et dissimulés. Les ennemis imaginaires, pour qui les fins justifient tous les moyens, sont diabolisés : des « judéomaçons », des « judéocapitalistes » et des « judéobolcheviks » d’hier aux « américano-sionistes » d’aujourd’hui. La théorie du complot, qui postule que la manipulation mène l’Histoire, fonctionne de concert avec la diabolisation. La « mondialisation » est aujourd’hui souvent dénoncée, par ceux qui prétendent parler « au nom des peuples56 », sous l’angle de la conspiration universelle : les « véritables maîtres du monde », soit les puissants invisibles censés manipuler et contrôler tous les aspects de la vie des humains, seraient derrière la mise en place d’un « nouvel ordre mondial » favorable à leurs intérêts.
La dénonciation populiste des élites cosmopolites trouve dans la vision du complot un puissant véhicule rhétorique, qui complique le tableau paranoïaque : car les élites en place, récusées en tant qu’illégitimes, apparaissent elles-mêmes comme des « marionnettes » des « forces obscures ». Trois principes structurent les croyances conspirationnistes57 :
1° Rien n’arrive par accident. Rien n’est accidentel ou insensé58, ce qui implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Tout événement a été pour ainsi dire programmé. « Le hasard n’est pas de la partie », affirme le préfacier anonyme du pamphlet de William Guy Carr, La Conspiration mondiale59 […]. Dans un article paru en 1969, Jacques Ploncard d’Assac postule : « Rien n’arrive jamais qui n’ait été préparé au grand jour ou dans l’ombre60. » Tout bouleversement politique ou économique a été planifié. Gary Allen, au début de son best-seller de 1971, énonce : « La plupart des événements mondiaux majeurs résultent de la réalisation d’un plan 61. » Ils ont donc été voulus et conçus par quelqu’un ou par un groupe d’individus. Il s’ensuit que celui qui tire avantage d’un événement peut être logiquement accusé d’en être l’auteur, le co-auteur ou le facilitateur. Variante de la règle censée permettre aux esprits limités de découvrir à coup sûr le coupable : « À qui profite le crime ? » Exemple : la Révolution française a émancipé les Juifs, donc les Juifs ont fait ladite Révolution 62. Cette caractéristique n’avait pas échappé à Karl Popper : « Selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite 63. »
2° Rien n’est tel qu’il paraît être. Les apparences sont donc toujours trompeuses64. Tout est masque, donc à démasquer. Les conspirateurs savent se déguiser et travestir leurs projets. Les ennemis réels ou véritables ne sont pas nécessairement les plus visibles, ils sont même le plus souvent des ennemis cachés. Quant aux amis, il convient de s’en méfier. Les pires ennemis savent se travestir en amis proches.
3° Tout est lié, mais de façon occulte. C’est pourquoi celui qui croit au complot doit s’engager dans une quête infinie des indices d’inter-connexions cachées. Plus le complot est vaste, plus il se rapproche du « complot mondial », et plus le travail symptomatologique prend de l’importance. Le visionnaire complotiste doit se montrer sensible aux moindres indices et être capable d’interpréter les signes les plus ténus, les traces les moins identifiables, les signaux les plus indirects. Son travail relève bien du « paradigme de l’indice », et ressemble à s’y méprendre (mais il faut s’en garder !) à ceux du policier et du psychanalyste. Mais, faute de critères définis – mieux : définissables –, le « complotomane » est voué au décodage interminable. Toute interprétation est vouée à rebondir en une autre, à être elle-même réinterprétée, sans fin. Exemple : derrière la Révolution bolchevique, le conspirationniste découvre l’athéisme et le matérialisme du mouvement communiste, le pouvoir financier des « banquiers internationaux », la politique secrète de Guillaume II, la volonté de revanche des Juifs, décidés à détruire la Russie impériale, bastion de la « civilisation chrétienne », etc.
Une importante caractéristique de la pensée conspirationniste, dont le style paranoïde est ainsi mis en évidence, est sa propension à rechercher les figures de l’ennemi intérieur, lequel est supposé « infiltré », pour user d’une métaphore souvent utilisée par les théoriciens du complot. L’élément étranger qu’on dit « infiltré » reste dangereux tant qu’on ne l’a pas repéré et identifié. Son imperceptibilité est l’un des secrets de sa force – une force de contamination, d’infection, qui produit une dénaturation du corps infecté, voire sa disparition. C’est dans le contexte de la formation de l’antimaçonnisme catholique qu’a été construit le motif paranoïaque de « l’infiltration » : on craint les « infiltrations maçonniques » au sein même du Saint-Siège. Le thème de l’infiltration de l’Église catholique par les francs-maçons ou les « Illuminati » se rencontre souvent dans les textes produits par les milieux catholiques intégristes au XXe siècle (prolongé en cela au début du XXIe). C’est là un lieu commun du discours paranoïaque sur « l’ennemi intérieur » : on dénonce les « infiltrations maçonniques dans l’Église 65 », les « infiltrations ennemies dans l’Église 66 » ou encore la « pénétration de l’ennemi dans le sein de l’Église », où la Revue internationale des sociétés secrètes voyait « les raisons de l’Apostasie actuelle ». Dans son pamphlet rédigé en 1958, La Conspiration mondiale dont le but est de détruire tous les gouvernements et religions en place, William Guy Carr explique les guerres mondiales par le succès du « complot des Illuminati », sous la direction secrète d’Albert Pike (le prétendu « Souverain Pontife de la Franc-Maçonnerie Universelle 67 »), pour contrôler le Vatican :
« Ayant en vue l’objectif de provoquer le dernier cataclysme social entre les Communistes et les Chrétiens, Pike dut placer des Illuministes aux postes de contrôle de l’État du Vatican. Afin de permettre aux Illuminati de s’y infiltrer, Pike ordonna à Mazzini de susciter en Europe une atmosphère “anti-Vaticane” […]. Depuis que les Illuminati se sont infiltrés au Vatican la Conspiration Luciférienne a fomenté deux guerres mondiales qui ont divisé la Chrétienté en armées opposées. […] Le cours des événements jusqu’à nos jours est strictement conforme aux prescriptions de Weishaupt et de sa Conspiration Luciférienne 68. »

En France, Jacques Ploncard d’Assac publie en 1975 un ouvrage sur « l’Église occupée » et Arnaud de Lassus, en 2002, une brochure dénonçant « Quelques aspects de la pénétration maçonnique dans l’Église 69 ». En 1976, Mgr Marcel Lefebvre affirme : « Ainsi l’infiltration de l’Église est l’objet d’un Plan systématique et de longue haleine, fixé il y a cent cinquante-sept ans, car : “il faut décatholiciser le monde… La révolution dans l’Église, c’est la révolution en permanence !” (Lettres de “Nubius”, agent de la Haute Vente.) 70 » « Nubius », comme « Piccolo-Tigre 71 », est un personnage fictif, inventé par la propagande antimaçonnique du Saint-Siège, et auquel Crétineau-Joly (1802-1875) a donné une existence vraisemblable par son livre 72. Ce journaliste légitimiste et contre-révolutionnaire avait été chargé par le pape Grégoire XVI, en 1846, d’écrire une « Histoire des Sociétés secrètes » sur la base des archives du Vatican et de documents internes à la Charbonnerie – les Carbonari, « société secrète » politique devenue célèbre après 1820. Des documents supposés saisis par la police pontificale, alors que certains d’entre eux avaient été purement et simplement fabriqués pour les besoins de la cause, la lutte contre la maçonnerie et les autres « sociétés secrètes ». L’ouvrage de Crétineau-Joly, rédigé pour l’essentiel en 1848, ne paraît qu’en 1859, remanié pour des raisons politiques (« l’ancien carbonaro Louis-Napoléon Bonaparte » était entre-temps parvenu au pouvoir!) et sous un autre titre. Les Carbonari étaient en effet dénoncés comme une « société secrète » manipulant ou dirigeant en secret toutes les autres « sectes », dont le projet machiavélique (mieux : « satanique ») aurait été d’infiltrer l’Église pour réaliser son programme politique 73. Voilà de quoi alimenter le délire d’interprétation des milieux catholiques, surtout à partir du deuxième tiers du XIXe siècle.
Le complot maçonnique/illuministe : esquisse d’une généalogie
Abordons maintenant la genèse historique de ce mythe politique moderne, né à la fin du XVIIIe siècle. Le mythe conspirationniste commence à prendre forme dans un discours prétendant conjurer le complot maçonnique dont l’objectif serait de détruire la civilisation chrétienne et de bouleverser l’ordre social jugé « naturel 74 ». Il se constitue pour l’essentiel aux lendemains immédiats de la Révolution française, sur la base des rumeurs et légendes antimaçonniques exploitées par la propagande de l’Église, et arrive pour ainsi dire à maturité dans les années 1797-1799, alimenté par les ouvrages antimaçonniques (et anti-Encyclopédistes) du marquis de Luchet75, du comte Antoine Ferrand76, de l’abbé Jabineau77, de l’abbé Lefranc78, de Charles Louis Cadet de Gassicourt (ou Cadet-Gassicourt), préparant ceux de l’abbé Augustin Barruel79 et de John Robison80. L’une des thèses fantaisistes défendues par l’abbé François Lefranc, notamment dans son livre intitulé Le Voile levé pour les curieux, ou le Secret de la Révolution de France révélé à l’aide de la Franc-Maçonnerie (1791)81, était que « les Templiers, entrés dans la Franc-Maçonnerie après la destruction de leur Ordre, lui avaient communiqué leur désir de vengeance contre les rois et les prêtres82 ». La franc-maçonnerie, qui serait l’expression d’une vieille tradition antichrétienne se réclamant de Hiram83, est stigmatisée sans nuances par Lefranc, qui voit dans ses activités « un projet sinistre, et la consommation de l’iniquité la plus criminelle dans ses projets, et la plus dangereuse qui ait encore été manifestée au monde depuis l’origine du christianisme 84 ». L’idée d’une conspiration maçonnique de nature satanique, dirigée à la fois contre la monarchie et contre la « vraie religion » (la maçonnerie étant réduite à un avatar de l’hérésie historiquement incarnée par la Réforme et le jansénisme), est présente dans le livre suivant de l’abbé Lefranc 85, Conjuration contre la Religion catholique et les Souverains, dont le projet, conçu en France, doit s’exécuter dans l’univers entier (1792). Dans son dernier livre, l’abbé Lefranc insiste sur l’influence déterminante des « philosophes » (ceux des Lumières) sur les loges, où ils auraient diffusé l’« irréligion philosophique » traduite par les « mystères d’une religion symbolique 86 » :
« C’était dans les loges de la franc-maçonnerie, c’était dans ces sociétés secrètes et nocturnes, que la philosophie se remettait de ses défaites, qu’elle regagnait dans les ténèbres, le crédit qu’elle avait perdu au grand jour. C’était dans ces souterrains obscurs, que les enfants de la mollesse et de l’impiété forgeaient les traits qu’ils voulaient lancer contre le ciel et ses ministres. Tout ce que nous avons vu exécuter par les clubs qui se sont formés en France, avait été préparé de longue main dans les loges maçonniques 87. »

C’est le principe même de la monarchie que, selon Lefranc, les conspirateurs révolutionnaires veulent détruire à jamais :
« Ce n’est pas la personne des Rois que poursuivent et les auteurs et les agents du complot révolutionnaire, c’est la royauté, c’est l’idée seule de monarchie, de tout pouvoir, de toute autorité dans un seul qui les révolte 88. »

Jacobin déçu, Charles Louis Cadet de Gassicourt (1769-1821), pharmacien et chimiste, maçon repenti et membre de l’Académie des Sciences, fut emprisonné sous la Terreur, et acquit une certaine célébrité par son ouvrage paru en 1796 à Paris : Le Tombeau de Jacques Molay ou le Secret des conspirateurs, à ceux qui veulent tout savoir89. La même année (vraisemblablement), il publie un complément à cet ouvrage : Les Initiés anciens et modernes. Suite du Tombeau de Jacques Molay (s.d.) 90. Il est aussi l’auteur d’un long pamphlet (s.d.) titré Les Francs-Maçons ou les Jacobins démasqués. Fragments pour l’histoire (reprenant en première partie le texte du Tombeau…), dont l’historien John Roberts suppose qu’il n’a pas été publié avant 1800 91.
La thèse de Cadet de Gassicourt, s’inspirant de l’abbé Lefranc, est que les Templiers seraient le principal maillon d’une longue chaîne de conspirateurs d’inspiration anarchiste et criminelle, dont le projet de régicide et les méfaits remonteraient au « Vieux de la Montagne » et à ses disciples de la « secte des Assassins » (ou « Haschichins ») dans la Syrie médiévale (au XIIIe siècle), et dont les dernières manifestations auraient été la prise de la Bastille et la Terreur, méfaits commis par les « Templiers Jacobins ». Les Templiers tiendraient donc leur doctrine régicide et leur anti-papisme du « Vieux de la Montagne » en personne. Cadet de Gassicourt ne faisait là que systématiser et radicaliser les « explications » de la Révolution française par la vengeance des Templiers, victimes de la monarchie française. À le suivre, les membres des quatre Loges de Francs-Maçons Templiers, censées avoir été établies par le dernier Grand Maître Jacques Molay du fond sa prison, auraient juré, après la mort de ce dernier en 1314, « d’exterminer tous les rois et la race des Capétiens, de détruire la puissance du pape, de prêcher la liberté des peuples et de fonder une république universelle ». Comme Luchet et bien d’autres, Cadet de Gassicourt assimile polémiquement la maçonnerie templière (largement mythologisée) et les « Illuminés Théosophes » sans oublier les « Hermétistes92 ». Barruel reprendra de cette théorie du complot sa dimension historique ou généalogique (notamment la vision des francs-maçons comme successeurs des Templiers), mettant au premier plan la thèse de la transmission du serment de vengeance (projet de type « révolutionnaire » ou anarchisant). Dans la conception d’une conspiration historique, s’étendant sur des siècles, deux représentations sont articulées : à l’idée d’un enchaînement nécessaire sur le modèle de la lignée s’ajoute celle d’une contagion inévitable bien qu’inexplicable (donc « magique 93 »). Le modèle généalogique du complot est ainsi résumé par Barruel : « Tout se tient, des Cathares aux Albigeois, aux Chevaliers du Temple et de là aux Maçons Jacobins, tout remonte au même parentage94. » Les rumeurs antimaçonniques se solidifient ainsi en une légende 95, celle du complot permanent des Illuminati, dont l’usage politique est à la fois immédiat (contre le jacobinisme) et différé, puisqu’on la retrouvera dans divers contextes tout au long des XIXe et XXe siècles, jusqu’à ce qu’elle soit réactivée singulièrement dans les années 1990 et 2000.
La diabolisation première des Illuminés de Bavière doit beaucoup à la rumeur selon laquelle Joseph (Giuseppe) Balsamo, dit Cagliostro ou comte de Cagliostro (1743-1795), en aurait été un membre important. Des pamphlets de l’époque l’accusaient même d’être le chef secret des Illuminés 96. La diabolisation va de pair avec une surestimation de la puissance de la « secte ». Dans l’avertissement qui précède leur version française du livre publié anonymement et attribué au Père Marcello (jésuite), Vie de Joseph Balsamo (1791), les éditeurs Onfroy et Treuttel, lecteurs de l’Essai sur la secte des Illuminés du marquis de Luchet, écrivent de la maçonnerie attribuée à Cagliostro :

Ce qui sera accentué plus tard dans la légende, c’est la visée politique ou plutôt « cosmopolitique » attribuée aux Illuminati : installer un gouvernement mondial despotique ou « totalitaire98 » sur la ruine des nations et des religions. Mais l’idée était bien chez l’abbé Barruel comme chez son double et rival écossais, John Robison (1739-1805). Dans le même sens que Barruel, le mathématicien et physicien écossais John Robison, ancien officier de marine devenu secrétaire de la Royal Society d’Édimbourg, de religion protestante et qui connaissait la maçonnerie de l’intérieur, a théorisé la conspiration anti-religieuse et anti-monarchiste, organisée principalement par les francs-maçons et les Illuminati, dans un livre célèbre publié en 1797 : Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings of Free Masons, Illuminati, and Reading Societies 99. L’ouvrage a aussitôt été traduit en français et publié à Londres sous le titre : Preuves de conspirations contre toutes les religions et tous les gouvernements de l’Europe ourdies dans les assemblées secrètes des Illuminés, des Francs-Maçons et des Sociétés de Lecture 100. Sur les Illuminés de Bavière, l’information de Robison, « qui savait fort mal l’allemand » (selon Le Forestier), est très inférieure en qualité et en quantité à celle de Barruel101. Dans l’Avertissement de son livre, Robison résume ainsi son propos, rejoignant la vision centrale de Barruel :
« J’ai vu se former une association ayant pour but unique de détruire jusque dans leurs fondements tous les établissements religieux et de renverser tous les gouvernements existant en Europe. […] J’ai remarqué que les personnages qui ont le plus de part à la révolution française étaient membres de cette association, que leurs plans ont été conçus d’après ses principes et exécutés avec son assistance requise pour la forme et obtenue sans difficulté. Je me suis convaincu qu’elle existe toujours, qu’elle travaille toujours sourdement et que toutes les apparences nous prouvent que […] ses émissaires s’efforcent à propager parmi nous ses doctrines abominables […] L’association dont j’ai parlé est l’Ordre des Illuminés […]. »
Le mot « Illuminati », utilisé par le très respecté Robison dans le titre de son livre, va s’inscrire dans le lexique usuel des auteurs conspirationnistes. La thèse d’Augustin de Barruel (1741-1820), plus couramment appelé Augustin Barruel ou « l’abbé Barruel », ex-jésuite qui émigra à Londres en 1792 et dont il n’est pas exclu qu’il ait été reçu Maçon dans une Loge de l’Ardèche, est que la Révolution française est due à une conspiration dont les principaux acteurs auraient été les philosophes des Lumières (« sophistes de l’incrédulité et de l’impiété »), les francs-maçons (« sophistes de la rébellion ») et surtout l’Ordre des Illuminés de Bavière (« sophistes de l’impiété et de l’anarchie… »), créé en mai 1776 par Weishaupt (dit « Spartacus ») et dissout en 1785 par les autorités bavaroises. Sur les Illuminés de Bavière, l’information de Barruel – qui connaissait l’allemand – est à la fois vaste et relativement sérieuse (ce qui n’interdit nullement les interprétations de mauvaise foi), fondée sur l’étude des documents de l’Ordre et les renseignements de première main qu’il tenait du Dr Starck, aventurier et théologien allemand qui avait déclaré la guerre à Weishaupt102. Mais cette importante documentation n’empêche pas Barruel de proposer une interprétation délirante du Convent de Wilhelmsbad (qui sera reprise par tous les auteurs conspirationnistes catholiques du XIXe siècle), en confondant dans la même dénonciation Weishaupt, Saint-Martin et Swedenborg 103.
La « judaïsation » du complot maçonnique
Dans un second temps, alors que le modèle du complot maçonnique/illuministe est déjà largement répandu, un nouveau thème d’accusation surgit : les Juifs dirigeraient secrètement la conspiration maçonnique, en étant les véritables maîtres des arrière-loges. Tel est le message contenu dans la prétendue lettre de Jean-Baptiste Simonini (datée de 1806), faux vraisemblablement fabriqué par Barruel lui-même. Mais c’est seulement dans le dernier tiers du XIXe siècle que se constitue, sous sa forme définitive, le mythe du complot judéomaçonnique. Ce dernier est exposé longuement dans l’ouvrage du chevalier Gougenot des Mousseaux, Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, paru en 1869 à Paris, chez Plon. Par ce livre, véritable traité d’antimaçonnisme et de judéophobie catholique contre-révolutionnaire qui a inspiré tous les pamphlétaires antijuifs de la fin du XIXe siècle, Henri Roger Gougenot des Mousseaux (1805-1876) est devenu célèbre dans les deux dernières décennies du XIXe siècle104. La thèse centrale de l’ouvrage, qui doit beaucoup à la lecture d’Emil Eckert, est que « toutes les secousses sociales et antichrétiennes » qui ébranlent le monde sont « l’œuvre des francs-maçons et des Juifs », et qu’à travers ces bouleversements révolutionnaires, la franc-maçonnerie n’étant qu’un instrument aux mains des Juifs, c’est « le triomphe du Juif » ou la destruction de la « civilisation chrétienne » qui se prépare, comme la « conséquence inévitable » de ces troubles 105. Car « le but du Juif, dont la conviction marche en sens inverse de celle du chrétien, c’est de judaïser le monde et d’y détruire cette civilisation chrétienne 106 ». La « judaïsation du monde » est l’exact inverse du « but du chrétien vivant de la vie active », qui est « de christianiser le monde 107 ». C’est pourquoi Gougenot propose d’appeler « le Juif actif le missionnaire du mal 108 ». Le complot maçonnique est généalogiquement rattaché au judaïsme par la cabale : « Les artisans de tous les désordres antichrétiens ou antisociaux qui agitent le monde, sous le couvert des sociétés occultes, se rattachent par le lien secret et judaïque de la cabale à l’immense et universelle association que désigne le nom récent de franc-maçonnerie109. » Les « Juifs cabalistes » sont des « adorateurs de Satan ». Or, la direction secrète des arrière-loges (elles-mêmes secrètes !) est juive :
« Voilà donc la philosophie antichrétienne du dix-huitième siècle, l’alliance israélite universelle et la société universelle de la maçonnerie vivant d’une seule et même vie, animées par une seule et même âme ! Et la maçonnerie des hauts adeptes, celle des initiés sérieux, nous permet enfin de voir au travers du sens de ses manifestes qu’elle n’est en définitive que l’organisation latente du judaïsme militant, de même que l’alliance israélite universelle n’est qu’une de ses organisations patentes110. »

La franc-maçonnerie, précise l’anti-occultiste Gougenot des Mousseaux, en tant qu’elle est « issue des mystérieuses doctrines de la cabale », « n’est que la forme moderne et principale de l’occultisme, dont le Juif est le prince, parce qu’il fut dans tous les siècles le prince et le grand maître de la Cabale 111 ». Or, le « but spécial » de « l’occultisme » est « de déchristianiser le monde 112 », c’est-à-dire, en fin de compte, de mettre le monde dans les mains de Satan. Gougenot des Mousseaux en conclut que la franc-maçonnerie est une « société secrète » juive, « naturellement » juive, mais occultement juive, et, à ce titre, certainement la plus dangereuse des « sectes », parce que hautement trompeuse :
« Le Juif est donc naturellement, et nous ajoutons qu’il est nécessairement l’âme, le chef, le grand maître réel de la maçonnerie, dont les dignitaires connus ne sont, la plupart du temps, que les chefs trompeurs et trompés de l’ordre 113. »

Ce qu’il faut donc postuler, en deçà de la maçonnerie visible, c’est « la suprématie maçonnique du Juif », dont on ne saurait fournir des « preuves matérielles114 ». La distinction barruélienne entre loges et arrière-loges, érigée en modèle d’intelligibilité115, permet à Gougenot des Mousseaux de décrypter l’hyper-secret dans le secret : derrière les chefs apparents et connus (ou du moins connaissables) de la maçonnerie, il faut supposer l’existence de chefs réels et inconnus (voire inconnaissables). Ces derniers, « hauts adeptes » ou « Supérieurs inconnus », ne peuvent être que des Juifs (ou majoritairement des Juifs) 116, disposés par leur nature et leur histoire aux pratiques et aux manœuvres « occultes ». C’est pourquoi « les loges maçonniques […] deviennent […] pour Israël les suppléantes indispensables de la Synagogue 117 ». La maçonnerie mérite bien d’être stigmatisée comme « la Synagogue de Satan118 ». Les Juifs sont tout autant voués à produire, en tant que cause motrice diabolique, tous les bouleversements révolutionnaires : il importe de « reconnaître dans le Juif le préparateur, le machinateur, l’ingénieur en chef des révolutions 119 ». Si donc la maçonnerie joue un rôle révolutionnaire, c’est parce qu’elle est sous direction juive, direction invisible.
Il n’est point de conspiration juive ou judéo-maçonnique sans « sociétés secrètes », peuplées d’initiés ou d’« Illuminés », stigmatisés par l’abbé Barruel en 1797-98 comme « les ennemis de la race humaine et les fils de Satan ». En 1914, Charles Nicoullaud, proche collaborateur de Mgr Jouin, en esquissait cette généalogie luciférienne : « L’esprit du mal s’est réfugié dans la société secrète où il a apporté avec les rites et les symboles païens ; puis, sous son inspiration, de la Société secrète est née la Franc-Maçonnerie120. » Lutter contre de tels ennemis, c’est avant tout révéler leurs machinations : la littérature antijuive moderne se présente comme une littérature conspirationniste, répondant à la demande sociale de « révélations », notamment par le dévoilement de « complots ». Cette demande est portée par le sentiment diffus qu’« on nous cache quelque chose », le « on » désignant ceux d’en haut, les élites corrompues ou la super-élite invisible. Visant à satisfaire cette demande de dévoilement et de démasquage, les théoriciens conspirationnistes fabriquent des complots universels qu’ils peuvent faire remonter jusqu’aux Templiers, à la fondation de l’ordre des Jésuites ou aux Illuminés de Bavière 121. Ces généalogies mythiques comportent des listes de fondateurs, de précurseurs, de transmetteurs ou de continuateurs qui prennent un grand nombre de nouveaux visages : à la franc-maçonnerie, à l’Alliance israélite universelle et au B’nai B’rith se sont ajoutés au XXe siècle la Société des Nations, la Commission Trilatérale, le groupe Bilderberg, le Council on Foreign Relations (CFR), etc.122 Point de « péril juif » (ou « judéomaçonnique ») sans organisations secrètes, dans lesquelles s’activent des puissances invisibles et ténébreuses 123, qui noyautent les lieux de pouvoir.
Ces sociétés secrètes sont imaginées sur le modèle d’une franc-maçonnerie diabolisée, d’une super-maçonnerie ultra-secrète fictionnée comme organisation satanique : le discours antimaçonnique de la fin du XVIIIe siècle précède en ce sens le discours antijuif conspirationniste, en lui fournissant une structure d’accueil. L’abbé Barruel donne, dans ses Mémoires, la formulation canonique de la lecture conspirationniste de l’histoire moderne, en tant qu’elle devait aboutir à la Révolution française, effet et preuve du complot maçonnique :

Plus précisément, le mythe répulsif du « péril juif » se nourrit de la mythologie des sociétés secrètes censées gouverner le monde, qui présuppose la thèse d’une manipulation occulte, satanique en dernière instance, des décisions et des actions humaines 125. Le marquis de Luchet, dans son pamphlet anti-illuministe de 1788 largement diffusé entre 1789 et 1792, caractérisait ainsi les objectifs et les méthodes de la « secte des Illuminés » :
« Cette secte a le but de gouverner le monde, de s’approprier l’autorité des souverains, d’usurper leurs places, en ne leur laissant que le stérile honneur de porter la couronne. Elle adopte, du régime jésuitique, l’obéissance aveugle et les principes régicides ; de la Franc-Maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des Templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace 126. »
Dans le premier numéro de la Revue internationale des sociétés secrètes, en 1912, Mgr Jouin, qui publiera en 1920 une traduction française commentée des Protocoles des Sages de Sion, énonce le principe directeur de sa vision du monde : « De nos jours, la société secrète est la maîtresse du monde. […] Il en va de même aujourd’hui qu’au temps de l’Illuminisme et de la Haute-Vente, et la franc-maçonnerie n’en est que plus indissolublement la concentration des sociétés secrètes ; aussi, prise de la sorte dans un sens élargi, on peut la nommer la maîtresse du monde127. » Mais la franc-maçonnerie est « elle-même subordonnée à des groupes supérieurs 128 », précise aussitôt Mgr Jouin, qui ne tarde pas à les désigner : « De nos jours, l’histoire des sociétés secrètes est la page magistrale de l’histoire juive. […] D’où vient cette alliance? Si la Franc-Maçonnerie est mondiale, elle est naturellement en contact avec la race juive, race cosmopolite par tempérament et par expiation 129. » Or, les Juifs se caractérisent par une « triple aspiration » : « La domination universelle, la révolution sociale et la ruine du catholicisme 130. » Telle était l’une des convictions fondamentales de Gougenot des Mousseaux, ainsi résumée en 1869 dans son livre Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens : « Voilà donc, voilà le Juif, voilà le Juif de nos jours, c’est-à-dire voilà celui qui nous prépare, à l’ombre des sociétés secrètes dont il est l’âme et le prince, un prochain et redoutable avenir […]131. » L’invention du mythe des Sages de Sion à la conquête du monde, c’est la réinvention de Satan. Car, dans les sociétés contemporaines, l’on peut tout à la fois ne plus croire au diable et fictionner la politique mondiale comme l’affrontement entre forces du bien et forces du mal132.
Considérons la prétendue lettre envoyée de Florence par le pseudo-capitaine Jean-Baptiste Simonini, lettre datée du 5 août 1806 que l’abbé Augustin Barruel disait avoir reçue le 20 août, et qui sera publiée à Paris, par le Père Grivel (ancien proche de Barruel), en juillet 1878, dans la revue catholique traditionaliste Le Contemporain133, puis dans la Civiltà cattolica le 21 octobre 1881, avant d’être largement diffusée et exploitée par les milieux antijuifs et antimaçonniques européens134. Son contenu peut se résumer par l’affirmation que les Juifs sont à l’origine de toutes les « sociétés secrètes » et de toutes les conspirations. Cette prétendue lettre confidentielle, faux probablement confectionné par son premier diffuseur – peut-être à l’instigation du Saint-Siège135 –, est essentielle pour comprendre la spécificité politique et culturelle du mythe du complot judéomaçonnique mondial, tel qu’il s’est élaboré à partir de diverses sources au cours du XIXe siècle en Europe.
Dans ce texte précurseur des Protocoles, vraisemblablement fabriqué par Barruel lui-même, on apprend que la « secte judaïque » forme avec toutes les autres « sectes » (francs-maçons, jacobins, etc.) une seule et même « faction », visant à « anéantir » la civilisation chrétienne. À ces « sectes » diaboliques est attribuée la fonction d’ouvrir la voie à l’Antéchrist, ce qui est conforme à la nature supposée des « fils du diable ». Dévoilé par la fiction de la lettre d’un mystérieux correspondant, le plan de domination se double d’un programme de destruction. Le moteur de la puissance de la « secte judaïque » est l’or : le thème de la puissance financière des Juifs, alors même que le « mythe Rothschild » ne s’est pas encore constitué136, est déjà fortement présent. La référence à la stratégie de « démasquage » est constitutive de la rhétorique conspirationniste, comme le montre autant la pseudo-lettre de Simonini que les textes contre-révolutionnaires publiés par Barruel sous son nom. Cette « forgery » (faux ou contrefaçon) a valeur prototypique en ce qu’elle préfigure la littérature dénonçant le « judéo-maçonnisme », dont la diffusion massive ne s’opérera que dans le dernier tiers du siècle. Cette micro-« forgerie » à prétention démystificatrice commence ainsi :

Quelques années plus tard, vraisemblablement convaincu par la « lettre de Simonini », Joseph de Maistre écrit au tsar Alexandre Ier pour le mettre en garde contre ce qu’il pense être une alliance impie entre l’empereur Napoléon Ier et les Juifs, qu’il stigmatise comme les grands maîtres de la manipulation et de ce que nous appellerions « désinformation » : « Le plus grand et le plus funeste talent de cette secte maudite, qui se sert de tout pour arriver à ses fins, a été depuis son origine de se servir des princes mêmes pour les perdre. Ceux qui ont lu les livres nécessaires à cet effet savent avec quel art elle savait placer auprès des princes les hommes qui conviennent à ses vues138. »
En 1815, un libelle anonyme paraît en France, intitulé Le Nouveau Judaïsme ou la Franc-Maçonnerie dévoilée. L’auteur, fortement influencé par l’antimaçonnisme de Barruel, et partisan déclaré de la Restauration, énonce la thèse d’une communauté de nature entre Juifs et francs-maçons, comme dans cette remarque faite à propos du grade de Rose-Croix : « Ne nous étonnons donc plus si les francs-maçons sont si hardis persécuteurs des Enfants de l’Église : ils sont juifs, ils en font l’aveu 139. »
Le mythe d’une centrale juive ou judéo-maçonnique organisant secrètement la conquête du monde se retrouve notamment chez l’abbé Chabauty 140, dans Les Juifs, nos maîtres ! (1882), chez le Serbe Osman-Bey141, lui-même d’origine juive, auteur d’un opuscule intitulé La Conquête du monde par les Juifs publié en français en 1873142, en russe en 1874 et en allemand l’année suivante, ainsi que dans le livre publié en 1893 par l’archevêque-évêque de Port Louis (île Maurice), Mgr Léon Meurin, La Franc-Maçonnerie, synagogue de Satan143. Pour asseoir sa thèse, Meurin cite les propos tenus par « le Juif Sidonia » à Coningsby, dans le roman de Disraeli publié en 1844, Coningsby, dont une phrase fonctionnait depuis les années 1870 comme une preuve de l’existence du « pouvoir occulte » : « Vous voyez donc, cher Coningsby, le monde est gouverné par tout à fait d’autres personnages que ne se l’imaginent ceux qui ne se trouvent pas derrière les coulisses 144. »
En 1869, Gougenot des Mousseaux citait ladite phrase et la commentait aussitôt : « En d’autres termes, la main toute-puissante mais si souvent encore invisible du Juif est partout 145 ! » Cette phrase d’un personnage de roman, citée dans diverses versions, est souvent attribuée à Disraeli lui-même, au « Juif Disraeli » ou au « franc-maçon Disraeli », comme par l’ex-maçon Jean Marquès-Rivière la citant en épigraphe de son livre intitulé L’Organisation secrète de la Franc-Maçonnerie146 : « Le monde est mené par de tout autres personnages que ne se l’imaginent ceux dont l’œil ne plonge pas dans les coulisses. » On reconnaît la traduction française du passage telle que la donne l’historien et polémiste contre-révolutionnaire Claudio Jannet dans son introduction à la réédition du livre du père Deschamps, Les Sociétés secrètes et la société147. Dans la traduction donnée par Meurin, la célèbre phrase est citée par l’antimaçon De Lannoy148 et reprise par le barruélien tardif Pouget de Saint-André 149, qui l’attribue à « un Juif doué d’une haute intelligence, et qui a occupé une grande place dans la politique anglaise ». La métaphore des « coulisses » s’est figée depuis longtemps pour devenir un cliché du discours conspirationniste, voire un argument publicitaire150.
Après avoir cité le prétendu « aveu » de Disraeli, Mgr Meurin ajoute :

Mgr Meurin affirmait sans ambages que « tout ce qui se trouve dans la franc-maçonnerie est foncièrement juif, exclusivement juif, passionnément juif, depuis le commencement jusqu’à la fin 152 ». Plus précisément, Meurin décrivait la franc-maçonnerie comme un simple instrument des Juifs : « La franc-maçonnerie n’est qu’un outil entre les mains des Juifs qui y tiennent la haute main 153. » L’abbé Chabauty, dans le livre qu’il publie en décembre 1880 sous le pseudonyme de C. C. de Saint-André, Francs-Maçons et Juifs154, soutenait également la thèse que, selon la formule d’un commentateur à la plume empathique, « judaïsme et maçonnisme paraissent aujourd’hui être une formule identique ». C’est dans le texte introductif de son livre paru deux ans plus tard, Les Juifs, nos maîtres ! Documents et développements nouveaux sur la question juive155, que Chabauty résume en sept points sa vision anti-judéomaçonnique du monde, dont la parenté avec la rhétorique du « Discours du Rabbin 156 » et celle des Protocoles est frappante, jusque dans le jumelage idéologique de la dénonciation du sionisme (comme programme national de retour) et de la dénonciation du prétendu programme de domination du monde :
« […] J’ai voulu avancer, et je maintiens les affirmations suivantes :
1° Le peuple juif a traversé les nations et les siècles, en étant continuellement dirigé et gouverné par une succession non interrompue de chefs suprêmes.
2° Ces chefs, que j’appelle les Princes de Juda ou d’Israël, ont toujours caressé l’espoir de retourner dans la Palestine, leur patrie, et d’arriver un jour à dominer le monde. Ils n’ont jamais cessé d’entretenir et de développer cette double espérance dans leur nation […].
3° De tout temps, et plus ou moins selon les circonstances, les Princes d’Israël ont tenté, mais sans réussite, de parvenir à ce double résultat. L’ébranlement causé dans la société chrétienne par le Protestantisme et par la Révolution française leur a offert des circonstances favorables comme il ne s’en était pas encore présenté. Ils se sont empressés de les mettre à profit.
4° Par suite, les Juifs, sous la direction occulte de leurs chefs, ont pu pénétrer de toutes parts dans cette société chrétienne qui les avait repoussés si sagement pendant le Moyen Âge. Ils y sont entrés tout à la fois d’une manière cachée, dans le XVIIIe siècle, en s’affiliant aux diverses sociétés secrètes existantes et en en fondant eux-mêmes de nouvelles, et d’une manière ouverte, soit par de nombreuses conversions au Protestantisme, soit en obtenant dans la plupart des pays civilisés l’émancipation politique et les droits de citoyens.
5° Par leur or, leur habileté, leur persévérance, les Princes Juifs sont arrivés à s’emparer de toutes les sociétés secrètes. Ils en sont devenus les suprêmes et uniques directeurs. Ils les tiennent entre leurs mains depuis qu’ils les ont unifiées et rattachées toutes, par des liens plus ou moins secrets, à la Franc-Maçonnerie templière. Ils ont ainsi enrégimenté et organisé, sous leur autorité, tous les éléments du mal et de la Révolution qui existent dans le monde entier.
Eux seuls étaient aptes à opérer cette unification universelle des ennemis de Jésus-Christ et de son Église, parce que, d’abord, plus que tout autre peuple, ils sont sous la domination de Satan à cause de leur déicide qui est pour eux comme un second péché originel; parce que, ensuite, de tout temps, et dès l’origine du Christianisme, ils avaient pied, par la Cabale, dans presque toutes les associations occultes païennes et hérétiques ; parce que, enfin, formant eux-mêmes, depuis leur dispersion, une immense société secrète, et vivant sur tous les points du globe, toujours en relation les uns avec les autres par la religion, la politique et le commerce, toujours dirigés de loin comme de près par les mêmes chefs, ils peuvent recevoir et faire exécuter partout à la fois le même plan et les mêmes mots d’ordre.

Pour le chanoine honoraire de Poitiers, il est clair que c’est Satan, le « roi des révolutionnaires », qui mène ce « formidable combat » contre l’Église catholique. Mais les « hauts chefs de Juda » ne sont-ils pas les plus dangereux parmi les « enfants de Satan » ? D’autant qu’ils avancent masqués, comme francs-maçons, révolutionnaires jacobins, républicains. Mais, pour le chanoine Chabauty, le véritable ennemi, le plus occulte, le plus implacable, c’est « le Juif » :

L’historien catholique traditionaliste et antimaçon Claudio Jannet, dans l’essai qu’il publie en 1880 sous le titre « De l’action des sociétés secrètes au XIXe siècle », en guise d’introduction générale à la réédition du livre monumental du père Nicolas Deschamps, Les Sociétés secrètes et la société, pose la question des questions concernant les « sectes » et les « sociétés secrètes » : celle de savoir « s’il y a réellement une unité de direction qui relie entre elles toutes les sociétés secrètes y compris la Franc-Maçonnerie159 ». Bien qu’il reconnaisse, par cette question, toucher « au point le plus mystérieux de l’action des sociétés secrètes », Jannet fournit cette réponse qui nous ramène à la légende de Weishaupt et au modèle barruélien des « arrière-loges » dont les membres manipulent cyniquement les « maçons ordinaires » :

La question du type : « Existe-t-il un centre de direction des sociétés secrètes? », ce centre mondial ne pouvant lui-même qu’être secret (plus que secret!), n’a jamais cessé d’être posée par les auteurs conspirationnistes, qu’ils soient strictement antimaçons, antisémites ou anti-judéomaçons 161. La plupart des réponses apportées consistent à désigner des centres imaginés comme « judéomaçonniques », sur le modèle du B’nai B’rith ou de l’Alliance israélite universelle. Dans sa revue Le Réveil du Peuple, en 1936, le propagandiste antijuif Jean Boissel – auteur du pamphlet : Le Juif, poison mortel (1935)162 – publie un article dénonçant le B’nai B’rith en tant qu’incarnation de la « Maçonnerie judaïque » érigée en centre de direction judéomaçonnique international de toutes les « sociétés secrètes » :
« Les B’naï B’rith [sic] forment une élite juive de toutes les Maçonneries “nationales” et internationales : ils en sont le centre réalisateur qui, après avoir élaboré les détails du programme juif mondial 163, donne ses directives à tous les autres Ordres maçonniques, qui en sont les ailes marchantes, à commencer par la Grande Loge d’Angleterre, le Grand-Orient, le Rite Écossais, en passant par toutes les sectes et par toutes les arrière-Loges, comme l’Ordo Templi Orientalis [sic] (les Illuminés d’aujourd’hui), le Druidenorden (connu en France sous le nom de “Manoir Gaulois”), etc. 164 »

Avant comme après la publication des Protocoles, c’est l’Alliance israélite universelle, construite comme un mythe répulsif, que la majorité de ces antisémites doctrinaux désignent comme le centre organisateur de la conquête juive ou judéomaçonnique du monde : Paris est ainsi imaginé comme la ville judéo-maçonnique par excellence. Krouchevan, en 1903, avait présenté les Protocoles comme la traduction russe d’un « document » écrit en français, le « Procès-verbal des séances de l’Alliance mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion », et prétendait avoir obtenu le manuscrit de la « Chancellerie centrale de Sion en France », dont on pouvait penser que le siège était à Paris165. Osman-Bey, comme Brafman et Lutostanski, était persuadé que la « conspiration cosmopolite » était dirigée à partir des bureaux parisiens de l’Alliance israélite universelle. Le discours anti-judéomaçonnique va intégrer, au cours du derniers tiers du XIXe siècle, deux thèmes de dénonciation : le premier visant la « libre pensée » défendue par divers milieux militants (matérialistes, positivistes et « scientistes »), le second constituant « l’occultisme » en ennemi166. En 1905, dans son pamphlet intitulé La Franc-Maçonnerie, secte juive, l’abbé Isidore Bertrand donne une synthèse de ces dénonciations dans la perspective d’un catholicisme traditionaliste antimoderne :
« L’Alliance israélite universelle et la Société non moins universelle de la Maçonnerie ne forment qu’une seule et même société. […] La Kabbale est au fond de tous les rites maçonniques, forme moderne de l’occultisme dont le Juif est le grand maître. L’Alliance israélite universelle est l’œuvre par excellence du Judaïsme et de la Maçonnerie. C’est en groupant sous sa bannière tous les adeptes de la libre pensée, quel que soit leur culte d’origine, qu’Israël verra se réaliser ses plus chères espérances 167. »

Il est un faux antijuif qui a beaucoup circulé à partir du début des années 1870 en Europe, dans les milieux antisémites allemands, russes et polonais, avant de faire son tour de France une décennie plus tard, puis de voyager de nouveau en Allemagne et en Russie. Ce document, qu’on peut considérer comme l’un des principaux textes précurseurs des Protocoles des Sages de Sion, est connu principalement sous le titre « [Le] Discours du Rabbin 168 ». Il est extrait d’un roman du journaliste allemand (et ex-employé des postes) Hermann Gœdsche (1815-1878), Biarritz, publié à Berlin en 1868 sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe. L’un des chapitres du roman est intitulé « Dans le cimetière juif de Prague ». Ce chapitre décrit une assemblée nocturne ressemblant fort à une cérémonie occulte, durant laquelle les représentants des douze tribus d’Israël exposent les divers aspects d’un plan de conquête du monde, ainsi que le confirme le personnage désigné comme un ou le « grand rabbin ». À bien des égards, cette scène s’inspire de la réunion maçonnique imaginée par Alexandre Dumas dans son roman Joseph Balsamo (1849), où est racontée la rencontre, le 6 mai 1770, entre Cagliostro, le chef des « Supérieurs Inconnus », et d’autres « Illuminés169 ». Le « complot des Illuminés » vise à placer la France des Lumières et de la Révolution future à la tête de l’humanité, grâce aux efforts conjugués de trois cents frères représentant chacun dix mille associés, soit trois millions d’affiliés ayant juré « obéissance et service 170 ». Par une série de transformations, le complot de Cagliostro et des Illuminés deviendra le complot juif ou judéomaçonnique mondial. Il est vraisemblable que le chiffre des « trois cents frères » prendra sa valeur symbolique durable, dans le mythe conspirationniste antijuif au XXe et au XXIe siècle, après son assimilation avec les « trois cents » hommes importants qui, selon une phrase de Walter Rathenau extraite de son contexte et mésinterprétée, décideraient des « destinées du monde171 ».
Dès 1872, le chapitre du roman de Gœdsche est publié séparément, en Russie, par des milieux antisémites. Cet opuscule est suivi en 1876 par la publication d’un pamphlet titré Dans le cimetière juif de la Prague tchèque (Les Juifs, maîtres du monde). En juillet 1881, le fameux Discours est publié en français par la revue Le Contemporain172, dans le cadre d’une longue étude signée « M. de Wolski » sur « la vie intime et secrète des Juifs, particulièrement en Russie173 », et passe ainsi du statut de la fiction romanesque à celui d’un document probant ou d’un témoignage révélateur. Il est ordinairement présenté comme le « compte rendu » de la réunion nocturne au cimetière juif de Prague, comportant la transcription du discours qui y aurait été prononcé par un « grand rabbin », qui recevra ultérieurement le patronyme de Reichhorn ou Eichborn174, voire Rzeichhorn175. En 1887, le faux est incorporé par Theodor Fritsch dans son Catéchisme des antisémites176, ainsi que par Pierre I. Ratchkovski, sous le pseudonyme de Kalixt de Wolski, dans son anthologie antisémite, La Russie juive, parue en 1887 chez Albert Savine, dans la « Bibliothèque anti-sémitique177 ». Un proche d’Édouard Drumont, François Bournand, en inclut des morceaux choisis en 1898, en pleine affaire Dreyfus, dans son recueil d’extraits de textes, d’articles et d’entretiens, Les Juifs nos contemporains178. Le contexte idéologico-politique, en France, est assurément favorable à une réception positive.
L’année suivante, en 1899, l’abbé Henri Delassus reproduit partiellement le « Discours du Rabbin » dans son long pamphlet conspirationniste, L’Américanisme et la conjuration antichrétienne179. Dans ces reproductions du faux, l’orthographe du patronyme de l’auteur supposé du « compte rendu » apparaît souvent modifiée (Readclif, Readcliff, Retcliffe, etc.), comme la date du discours (1865 ; 1869, 1880, etc.). Dans la courte présentation rédigée par Bournand, on lit par exemple : « Le Programme de la Juiverie, le Programme vrai des Juifs nous le trouvons exprimé chez […] le grand rabbin John Readclif […]. C’est dans un discours prononcé en 1880 que John Readclif nous montre ce que pensent les Juifs, le véritable programme de la race180. » Bournand confond ici le pseudonyme de Gœdsche (Readcliff) avec le patronyme (Reichhorn) donné au personnage du rabbin prononçant le discours dans le roman Biarritz. En 1911, Henri Delassus le présente comme « un discours prononcé vers le milieu du XIXe siècle, par un grand rabbin, dans une réunion secrète181 ». En Russie, Krouchevan publie à son tour le « Discours du Rabbin » dans son journal Znamia, le 22 janvier 1904, quelques mois après y avoir publié une version abrégée des Protocoles des Sages de Sion. L’essentiel de la thématique des Protocoles se trouve dans le « Discours du Rabbin », qui en constitue comme un résumé commode :
« Nos pères ont légué aux élus d’Israël le devoir de se réunir, au moins une fois chaque siècle, autour de la tombe du grand maître Caleb, saint rabbin Syméon-ben-Ihuda, dont la science livre, aux élus de chaque génération, le pouvoir sur toute la terre et l’autorité sur tous les descendants d’Israël. Voilà déjà dix-huit siècles que dure la guerre du peuple d’Israël avec cette puissance qui avait été promise à Abraham, mais qui lui avait été ravie par la Croix. Foulé aux pieds, humilié par ses ennemis, sans cesse sous la menace de la mort, de la persécution, de rapts et de viols de toute espèce, le peuple d’Israël pourtant n’a point succombé ; et, s’il s’est dispersé sur toute la surface de la terre, c’est que toute la terre doit lui appartenir. […] Lors donc que nous nous serons rendus les uniques possesseurs de tout l’or de la terre, la vraie puissance passera entre nos mains, et alors s’accompliront les promesses qui ont été faites à Abraham. […] Si l’Or est la première puissance de ce monde, la seconde est sans contredit la Presse. […] Il faut, autant que possible, entretenir le prolétariat, le soumettre à ceux qui ont le maniement de l’argent. Par ce moyen, nous soulèverons les masses, quand nous le voudrons ; nous les pousserons aux bouleversements, aux révolutions, et chacune de ces catastrophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but : celui de régner sur la terre, comme cela a été promis à notre père Abraham182. »

En France, Mgr Jouin cite intégralement le document dans l’article programmatique, « La société secrète », qu’il publie en 1912 dans la première livraison de la Revue internationale des sociétés secrètes 183. Il rééditera le document en 1920 dans l’introduction à son édition commentée des Protocoles, constituant le premier volume d’une série d’ouvrages sur « Le Péril judéo-maçonnique184 ».
La dénonciation du « péril juif » ou « judéomaçonnique », dès la première vague internationale des publications des Protocoles des Sages de Sion (1920-1922), va être recentrée sur la « révélation » du « complot mondial », les « preuves » de ce dernier étant constituées par l’existence du « programme » que le document est censé dévoiler. Les « Sages de Sion » mis en scène par les Protocoles, soit les dirigeants supposés de ce « peuple » qui est en même temps une « race » et une « secte », ne sont pas des parasites-exploiteurs comme les autres, ils sont par nature « impérialistes », et leur « universalisme » impérial est une doctrine d’action, fondée sur le projet normatif d’une domination totale du monde185. Cette thématique était déjà présente dans la littérature antijuive d’avant la diffusion des Protocoles, et formulée autour de la représentation de la franc-maçonnerie comme « instrument » du « pouvoir occulte » que serait « la puissance juive » visant à gouverner le monde186. Telle était la thèse de Paul Copin-Albancelli (1851-1939), ancien franc-maçon (initié en 1884) devenu au cours des années 1890 un professionnel de l’anti-maçonnisme qui, dans ses livres des années 1900186, concevait expressément la franc-maçonnerie comme « une association secrète ayant pour but d’assurer aux Juifs le gouvernement universel187 ». Le thème des « Supérieurs inconnus » (ou plus prosaïquement des « chefs inconnus ») est intégré dans la rhétorique anti-judéomaçonnique188, comme le montre ce passage du pamphlet anti-occultiste de l’abbé Bertrand, L’Occultisme ancien et moderne, publié en 1900 : « À qui doit obéir le franc-maçon ? – À des chefs inconnus, répond […] M. Louis Blanc189. Ces chefs sont-ils français, anglais, italiens, allemands ? – Ils sont Juifs en majorité, nous apprend Piccolo-Tigre190, un des grands initiés, qui joua sous la Restauration un rôle désastreux pour l’ordre social191. » Dans son pamphlet intitulé Les Propagateurs de l’irréligion. Les Juifs, paru en 1908, Paul Barbier écrit en écho :
« Il [« le Juif »] a fait alliance avec la Franc-Maçonnerie, et il s’en est fait l’inspirateur génial. […] Par la Franc-Maçonnerie, le Juif s’est introduit dans toutes les sphères de la société ; par elle, il s’est emparé chez nous de toutes les forces gouvernementales. […] Les faits contemporains […], l’histoire des origines de la Maçonnerie, ses conspirations contre l’unité des sociétés chrétiennes, tout démontre que la grande et terrible secte est sous la domination de la Juiverie 192. »
Plus tard, en 1934, dans un pamphlet contre la « maffia judéo-maçonnique », le drumontien Lucien Pemjean dénoncera le « supergouvernement de la Judéo-Ploutocratie internationale, dont la Franc-Maçonnerie est l’agent de liaison, de propagande et d’exécution193 ». Chez Pemjean, le modèle du grand complot postule l’alliance « ténébreuse » de la « ploutocratie » (du capitalisme financier), de la franc-maçonnerie, du bolchevisme et du « Judaïsme » : « Les chefs suprêmes du Grand-Orient rejoignent, dans les hautes sphères internationales, les souverains pontifes du Judaïsme et de la Finance cosmopolite, et […] constituent avec eux le G. Q. G. secret des Omnipotences qui mènent le monde194. » Lorsqu’en janvier 1935 Henry Coston lance (ou plus exactement relance) La Libre Parole anti-judéo-maçonnique, on ne s’étonne pas de lire dans le dossier annoncé à la une (« L’intégration des Juifs dans la Maçonnerie ») un virulent article de Jacques Ditte sur « La judéo-maçonnerie contre Hitler », suivi d’un texte de René-L. Jolivet au ton moins pamphlétaire et au titre inattendu : « L’Internationale maçonnique, celle qui domine les autres ». Ce titre est aussitôt démenti par le texte qu’il est censé résumer : la thèse principale de Jolivet est que cette « Internationale » dominante est elle-même dominée, mais secrètement, par une autre « Internationale ». Ledit « secret » est bien sûr un secret de Polichinelle :
« Les Juifs ont organisé des Loges spéciales constituant, en quelque sorte, l’état-major de la Maçonnerie. Il y a d’abord l’ordre des B’nai B’rith (Fils de l’Alliance). […] Il est peu douteux que les B’nai B’rith soient l’organisation suprême qui trace et qui dirige secrètement l’action de tous les Ordres Maçonniques. […] Les Juifs sont derrière les Loges, de quelque manière que ce soit, sous la forme d’un gouvernement organisé, ou comme des parasites envahisseurs195. »
La dénonciation hyperbolique des « Illuminés de Bavière », érigés en membres de la direction secrète de la franc-maçonnerie universelle, fournira un argument d’appoint, de plus en plus souvent utilisé au XXe siècle et au début du XXIe, pour diffuser l’amalgame polémique du type « le judéo-maçonnisme » ou « la judéo-maçonnerie », en affirmant ou en laissant entendre que la franc-maçonnerie est une organisation secrètement dirigée par les Juifs (ou, plus exactement, par les Juifs les plus puissants). Le démagogue conspirationniste américain Gerald B. Winrod, dans un pamphlet publié en 1935, Adam Weishaupt : A Human Devil, affirme par exemple que, sur les trente-neuf hauts dirigeants de l’ordre des Illuminati, dix-sept étaient juifs196. Sa thèse est que « les vrais conspirateurs derrière les Illuminati était les Juifs », et que « Karl Marx […] a mis au point son enseignement à partir des écrits d’Adam Weishaupt ». Il peut dès lors conclure, se référant à l’actualité politique de son époque, non seulement que « les Illuminati étaient juifs » mais encore que, « d’une semblable façon, la dictature installée à Moscou est juive197 ». D’autres théoriciens militants de l’antimaçonnisme, comme Lady Queenborough dans The Occult Theocrasy (1933) ou Gary H. Kah (1991), ajouteront l’anti-occultisme à l’antisémitisme. Pour Lady Queenborough, dont le livre a beaucoup inspiré les conspirationnistes anglo-saxons ultérieurs (Carr, Monast, etc.), le pouvoir suprême est celui de l’argent, et « ce pouvoir est totalement dans les mains des financiers juifs internationaux198 ». Les Illuminati ne sont qu’une tentacule de la « pieuvre » monstrueuse qui étouffe le monde : « L’Illuminisme représente les efforts des dirigeants du puissant Kahal juif qui s’est toujours efforcé de parvenir à la domination politique, financière, économique et morale du monde199. » Si « le mouvement a été fondé en 1776 par Adam Weishaupt », ce dernier n’aura été que l’instrument du « pouvoir occulte » juif. Telle serait la leçon qu’on tire d’une « étude attentive de l’Illuminisme », dans lequel « nous découvrons que les forces destructrices qui culminèrent dans la Révolution française étaient de trois sortes : financières, intellectuelles et anti-chrétiennes200 ». Dans son essai antimondialiste En Route to Global Occupation, Kah confie à son lecteur : « J’ai découvert que l’histoire de la Franc-Maçonnerie est aussi l’histoire des sociétés secrètes, et que l’histoire des sociétés secrètes est l’histoire de l’occultisme organisé, particulièrement dans le monde occidental201. »
Pour les transmetteurs de la mythologie anti-Illuminés, la non-judéité d’Adam Weishaupt n’a cessé de poser un problème. Certains propagateurs de l’anti-judéomaçonnisme se contenteront, en guise de « preuve » décisive du caractère juif de l’Ordre des Illuminés, d’affirmer à l’instar de Winrod que Weishaupt était « entouré de Juifs », d’autres n’ont pas hésité à soutenir, à la suite de Drumont, que Weishaupt était lui-même juif. Dans La France juive, en effet, Drumont reprend à son compte la plupart des imputations fausses, des amalgames polémiques et des légendes généalogiques sur la franc-maçonnerie et les Illuminés de Bavière :

On retrouve le motif anti-judéomaçonnique dans l’enseignement catholique officiel au cours des années vingt et trente, par exemple dans le Manuel de sociologie catholique du R. P. Albéric Belliot, dont la « nouvelle édition complétée et mise à jour » paraît en 1927. Traitant des « plaies sociales », l’auteur aborde en premier lieu « le mal religieux » :

La « secte judaïque » domine donc secrètement la « secte maçonnique », selon le R. P. Belliot, « sociologue » catholique s’appuyant sur de « bons auteurs » tels que Gougenot-Desmousseaux (sic), Emil Eckert, le Père Deschamps, Claudio Jannet, Édouard Drumont, Mgr Delassus, Copin-Albancelli, etc. Les « trois caractères fondamentaux et essentiels » de la franc-maçonnerie sont, selon le R. P. Belliot : « a) L’occultisme, c’est-à-dire le mystère érigé en principe. b) L’internationalisme, c’est-à-dire la négation de toute patrie. c) Le protéisme, c’est-à-dire la multiplicité des formes, autrement dit des déguisements adoptés selon la variété des pays et des races204. » Si la franc-maçonnerie (ou le maçonnisme) a de nombreux « masques » (le philanthropique, le philosophique et le politique205, il convient de les lui arracher pour la voir dans sa terrible vérité : le maçonnisme est « une véritable religion du mal organisée206 ». Le « sociologue » démystificateur peut conclure : « Le “Satanisme” constitue le véritable “secret” maçonnique. – Le Maçonnisme, en un mot, c’est le Satanisme. » Il y a donc une « religion maçonnique », ce qui place la franc-maçonnerie en rivalité avec l’Église et explique pourquoi son « but négatif » n’est autre que « l’anéantissement de l’Église catholique romaine, c’est-à-dire du Catholicisme, et, enfin, du Christianisme en général ». Quant au « but positif » de cette contre-religion masquée, il se définit par « la conquête de la domination universelle afin d’établir dans le monde entier le culte de Satan réhabilité (c’est-à-dire, en même temps, celui de la Matière, de la Force, du Plaisir, etc.)207 ».
Un modèle de pensée ésotéro-complotiste : Nilus et le mythe des « Sages de Sion » à la russe
En menant des recherches sur les origines et la diffusion mondiale des Protocoles des Sages de Sion208, et plus précisément sur les conditions de fabrication du célèbre faux antisémite et ses premières publications en Russie (1903-1917), j’ai découvert l’importance de la dimension à la fois ésotérique et mystique accordée au « message » central du document fabriqué par un faussaire stipendié : le dévoilement de la « conspiration juive internationale » en vue de la domination du monde. La publication et la réception du faux antijuif en Russie se sont faites dans un contexte politico-culturel dominé par le sentiment apocalyptique d’une fin du monde, en tout cas du monde chrétien, et, pour les esprits religieux, par l’attente, mêlée d’effroi, de la venue imminente de l’Antéchrist. Connaître l’existence du complot mondial, c’était voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », c’était devenir en quelque sorte un initié. Bref, la révélation de la grande conspiration possédait une signification mystico-ésotérique. Décrivons plus précisément le contexte de cette vague d’apocalyptisme. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Russie est balayée par une vague mystico-apocalyptique fondée sur une interprétation religieuse catastrophiste, d’ordre eschatologique, des bouleversements sociaux vécus, observables ou transmis par la rumeur : ces derniers sont interprétés comme autant de signes de la fin de la civilisation (laquelle est intrinsèquement chrétienne) et de la venue de l’Antéchrist, dont les révolutionnaires terroristes (« nihilistes ») et les Juifs, fantasmés sous la même catégorie répulsive, représentent les figures annonciatrices. Dans l’antisémitisme russe, on trouve des traces du « mythe illuministe » tel qu’il s’est formé en Europe de l’Ouest. Un document d’une trentaine de pages, intitulé Le Secret du judaïsme (ou Le Secret des Juifs), daté de 1895, commence à circuler en Russie dès sa publication : l’une des thèses qu’il expose est que, de l’ordre des Templiers à l’ordre des Illuminati, les « sociétés secrètes » et les Loges maçonniques furent utilisées par les Juifs à leurs fins propres, jusqu’à ce que le capitalisme fût « habilement pris en main par la juiverie », en même temps que la « malfaisante puissance secrète du judaïsme » exerçait un « rôle dirigeant dans le mouvement révolutionnaire russe209 ». Les Juifs, tout à la réalisation de leur objectif principal depuis l’époque des Templiers, à savoir la résurrection du Temple de Salomon, menaient une guerre secrète contre « le monde chrétien en général et la Russie en particulier » : « Depuis ce temps, la société secrète juive a essayé, sous divers noms – Gnostiques, Illuminati, Rosicruciens, Martinistes, etc. – d’exercer une influence invisible sur le cours de l’histoire juive210. » Le document sera remis en circulation en 1905, dans un contexte marqué par la menace d’une révolution.
Un tel mélange caractéristique d’antisémitisme, de théorie du complot, de mysticisme chrétien et d’une certaine forme d’occultisme se rencontre chez Sergueï Alexandrovitch Nilus (1862-1929)211, écrivain religieux russe (orthodoxe), hagiographe et « chroniqueur » du monastère d’Optina Poustyne. Dans l’un de ses livres, marqué par une vision apocalyptique de l’évolution du monde, Nilus a publié pour la première fois en 1905, dans son intégralité, la version des Protocoles qui s’imposera plus tard, à partir de 1920, à travers le jeu de ses traductions, lesquelles lui assureront une diffusion internationale. Les croyances mêlant l’ésotérique, le magique et le mystique peuvent certes apparaître de façon totalement indépendante des diverses traditions chrétiennes, mais elles peuvent tout autant, dans la modernité soumise aux processus corrélatifs du désenchantement et de la sécularisation, entrer en synthèse avec elles. La figure composite de Nilus est à cet égard emblématique. Elle réunit en effet les quatre dimensions qu’on trouve mises en relation de diverses manières dans la littérature bigarrée, disons « ésotérico-complotiste », politiquement situable à l’extrême droite (à ce titre reflétant un style de pensée « extrémiste »), dont l’exploration fait l’objet du présent ouvrage :
1° l’ésotérisme, ou plus exactement un ésotérisme empreint de mysticisme chrétien et de croyances aux puissances occultes (Nilus croit aux miracles, à la voyance, aux prédictions ou aux prophéties de saints et de starets russes, aux rêves prémonitoires, à l’action des forces démoniaques)212 ;
2° le conspirationnisme ou la vision du complot, impliquant la dénonciation d’un complot contre la civilisation chrétienne organisé par des forces sataniques dont les Juifs et les francs-maçons sont les principaux agents ;
3° l’antisémitisme, ou plus précisément une judéophobie apocalyptique de tradition chrétienne, certes avec une forte spécificité russe, liée à la conviction que l’Antéchrist, annoncé par ses adjuvants (Juifs, maçons, libéraux, etc.), va faire irruption dans le cours de l’Histoire ;
4° la mystification littéraire, dont Nilus est vraisemblablement l’instrument non conscient (mais complaisant) plutôt que l’initiateur et l’agent, dans la mesure où il a publié le célèbre faux, les Protocoles, produit d’un plagiat idéologiquement orienté, en le présentant comme un document authentique (authentiquement « juif » ou « judéomaçon ») et par là même révélateur, permettant de pénétrer les terribles « secrets » des organisateurs de la « grande conspiration » en vue de la conquête du monde.
En 1905, Sergueï Alexandrovitch Nilus publie un livre intitulé Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente, dans lequel sont inclus les Protocoles 213. Ce titre illustre une idée très répandue qu’on retrouve dans toute la littérature antisémite du XIXe siècle, celle que, depuis au moins la Révolution française, un processus s’est mis en branle qui annonce la venue de l’Antéchrist. Tel est le grand événement qui s’annonce dans de petits signes auxquels les croyants doivent être attentifs : « le Grand dans le Petit ». L’humanité serait dans une période apocalyptique, donc de dévoilement et de révélation. À la fin de l’Épilogue de son livre, Nilus adapte ainsi la légende de l’Antéchrist à la vision de la conspiration juive mondiale véhiculée par les Protocoles :
« […] De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des Juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. […] Il y aura bientôt quatre ans que les Protocoles des Sages de Sion sont en ma possession. Dieu sait combien j’ai tenté d’efforts infructueux pour les mettre en lumière, et même pour prévenir ceux qui sont au pouvoir en leur révélant les causes de l’orage au-dessus de l’apathique Russie, qui semble avoir malheureusement perdu toute notion de ce qui se passe autour d’elle. […] Aucun doute n’est permis. Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du Roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le Roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel. Les événements se précipitent dans le monde avec une effroyable rapidité; discordes, guerres, rumeurs, famines, épidémies et tremblements de terre – tout ce qui, hier encore, était impossible, est devenu aujourd’hui un fait accompli. Les jours défilent, comme s’ils le faisaient au bénéfice du peuple élu. Le temps fait défaut pour scruter minutieusement l’histoire de l’humanité du point de vue des “mystères de l’iniquité” révélés, pour prouver historiquement l’influence qu’ont eue les “Sages d’Israël” sur les malheurs du genre humain, pour prédire l’avenir imminent de l’humanité qui approche, ou pour révéler l’acte final de la tragédie mondiale. Seule la Lumière du Christ et de Sa Sainte Église universelle peut pénétrer dans les profondeurs sataniques et révéler la profondeur de leur perversité. Je sens dans mon cœur que l’heure a sonné de la convocation du VIIIe Concile œcuménique, auquel se rassembleront, oublieux des querelles qui les ont séparés pendant tant de siècles, les pasteurs et les représentants de la Chrétienté tout entière, afin de se préparer à la venue de l’Antéchrist 214. »

La manière dont le « document » supposé révélateur a été publié pour la première fois dans son entier, en 1905, par le mystique Serge A. Nilus a orienté durablement sa récep-tion : le faux est publié en tant que document authentique, à valeur prophétique, dans un ouvrage religieux où Nilus annonce la venue imminente de l’Antéchrist, Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente215. Cette interprétation apocalyptique des Protocoles dominera la réception russe du « document », jusqu’au début des années 1920.
Le faux connu sous la dénomination de Protocoles des Sages de Sion était déjà connu en Russie : les Protocoles avaient été publiés en feuilleton deux ans auparavant, du 28 août au 7 septembre 1903, sous une forme abrégée, avec pour titre Programme de la conquête du monde par les Juifs, dans le journal Znamia (Le Drapeau)216 dont l’éditeur est Pavolachi A. Krouchevan (Saint-Pétersbourg), antisémite militant d’extrême droite (co-fondateur de l’Union du peuple russe) et pogromiste déjà célèbre217. Publié quelques mois après l’épouvantable pogrom de Kichinev (Bessarabie)218 et pour justifier précisément ce pogrom (6-7 avril 1903), le document brosse un tableau répulsif du monde où dominent les guerres, les révolutions, les bouleversements de toutes sortes, sans oublier la fabrication de colossales mystifications, impostures et escroqueries. Dressé par le « Sage de Sion » qui parle à ses pairs dans les Protocoles, ce tableau des malheurs du monde se présente comme l’état provisoire de la réalisation d’un vaste programme de conquête du monde par les Juifs (ou les « judéomaçons »), installés dans le double rôle de conspirateurs et d’agresseurs des autres peuples. La seule norme est de faire ce qui profite, dit le Protocole 3, au « roi-despote du sang de Sion que nous préparons pour le monde219 ». Le plan de domination et de conquête mondiales est explicitement attribué à une minorité agissante ethniquement définie, dirigée par le futur despote du monde tout entier : le thème du gouvernement mondial (et invisible jusqu’à nouvel ordre) est ainsi articulé au thème du complot juif mondial.
La biographie de Nilus n’est pas dénuée d’intérêt pour l’historien du mythe du « complot juif mondial » et des visions apocalyptiques politisées. Né à Moscou le 28 août 1862, Sergueï A. Nilus, fils d’un riche propriétaire terrien, fait des études de droit à l’université de Moscou, travaille ensuite pour le ministère de la Justice (1886-1888), puis se consacre à l’exploitation de son domaine. Parlant couramment le français, l’allemand et l’anglais, il fait plusieurs séjours à l’étranger, notamment en France (par exemple, en 1883 et en 1895). Jusqu’à la fin du XIXe siècle, Nilus passait pour un dandy russe européanisé, libre penseur et disciple de Nietzsche. La crise mystique qu’il traverse, dans un contexte marqué par la montée de croyances eschatologiques et apocalyptiques, est due au choc provoqué par la lecture de deux textes de Vladimir Soloviev (1853-1900) : Trois Entretiens, le dernier ouvrage du philosophe russe, publié en 1899 (auquel on se réfère sous les titres suivants : Trois Entretiens sur la guerre, le progrès et la fin de l’histoire du monde, ou Trois Entretiens sur la guerre, la morale et la religion) et Brève histoire de l’Antéchrist (Soloviev, 1916) 220. L’Antéchrist, selon Soloviev, est nécessairement incarné, il peut ressembler à n’importe quel homme ordinaire et risque ainsi de passer inaperçu. C’est en quoi il est hautement inquiétant : « La Bête ne ressemble pas à ce qu’elle est221. »
Nilus visite des couvents et des monastères (notamment le célèbre « Optina Poustyne », dès 1901), et multiplie les pèlerinages, retrouvant ainsi le chemin de la foi. C’est dans ce contexte que Nilus se rapproche du Père Jean de Cronstadt (1829-1908), qui devient son mentor et une espèce de modèle : l’homme est en effet, d’une part, prédicateur charismatique, voyant, exorciste et guérisseur, et, d’autre part, membre de l’Union du peuple russe222, antisémite fanatique. Aux thèmes de la fin du monde ou de la civilisation et de la venue de l’Antéchrist s’articule, dans la pensée de Nilus désormais croyant, la vision antisémite d’un complot juif ou judéomaçon contre la chrétienté et plus particulièrement contre la Russie orthodoxe. Nilus dédie à Jean de Cronstadt la première édition de son livre, Le Grand dans le Petit223, qui est épuisé au bout d’un an. En décembre 1905, Nilus publie la deuxième édition de son livre, considérablement augmentée (X-417 p.) et comportant désormais le texte des Protocoles (chap. XII, pp. 325-394), sous le titre Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente (Tzarskoïe Selo, imprimerie de la Croix-Rouge). Il est vraisemblable que le texte des Protocoles lui a été procuré – directement ou non – par Ratchkovski224, lequel, dès l’automne 1905, dirigera en sous-main l’Union du peuple russe, dont les dirigeants s’activeront beaucoup pour diffuser le faux. Nilus s’installe en septembre 1907 près du monastère « Optina Poustyne », doté d’une riche bibliothèque, qui lui permet de travailler intensément et de beaucoup publier. Il y reste jusqu’en 1911, puis déménage à proximité du monastère d’Iverski. Une troisième édition du livre paraît en 1911, suivie en 1912 d’une quatrième. C’est en janvier 1917 qu’il publie une nouvelle édition remaniée, où la dimension apocalyptique ressort plus fortement que dans les précédentes : Il est tout près, à la porte… (Sergiev Posad, VIII-288 p.)225. La thèse en est que « l’Antéchrist approche » et que, en conséquence, « le règne du Diable sur terre est proche ». En avril 1917, Nilus et sa femme acceptent l’invitation du prince Vladimir Davidovitch Jevakhov (1874-1938), frère du monarchiste et antisémite Nikolaï Davidovitch Jevakhov (vers 1870-1939) – grand admirateur de Nilus auquel il consacrera plus tard un livre (1936) –, et s’installent dans son domaine de Linovitsa, où ils vivent jusqu’en avril 1923. Après des années difficiles qu’il passe en Ukraine puis en Russie, Nilus meurt le 14 janvier 1929 d’une crise cardiaque. Ses œuvres complètes ont été publiées à Moscou en 1991-1992.
En 1905, le tirage est très faible : le livre de Nilus, qui contient donc en appendice les Protocoles des Sages de Sion, est tiré à moins de deux mille exemplaires 226. Les faussaires de l’Okhrana qui ont convaincu Nilus d’inclure le faux dans la seconde édition de son livre, et ont facilité sa publication, avaient en tête un objectif précis : convaincre le tsar que les Juifs et les francs-maçons, à travers l’action du comte Serge Witté (ministre des Finances et ferme partisan d’une libéralisation économique de la Russie)227, voulaient le détrôner, et mettre à sa place le « roi d’Israël228 ». L’ouvrage passe presque totalement inaperçu, d’autant que le ministre de l’Intérieur Piotr Arkadievitch Stolypine, qu’on ne saurait soupçonner de philo-sémitisme, publie dans le Novoïé Vrémia un entrefilet au début de 1906, où il ne cache pas sa conviction qu’il s’agit d’un faux, et finit par lancer : « On peut ne pas aimer les Juifs, mais ce n’est pas une raison pour être imbécile ! » Alors que les dirigeants de l’Union du peuple russe, Markov II229 et Alexeï Chmakov230, lui demandent la permission et les moyens de diffuser massivement les Protocoles, Stolypine charge deux policiers de haut rang, Martinov et Vassiliev, de faire une enquête sur les origines du « document » : la conclusion en est qu’il s’agit d’un faux231. Il est vraisemblable que le jugement personnel du tsar, dans un premier temps enthousiasmé par les « révélations » des Protocoles, puis convaincu de l’inauthenticité du texte après qu’on lui eut communiqué les résultats de l’enquête ordonnée par Stolypine, a brisé la carrière russe du faux. Le général K. I. Globatchev, ancien commandant de la division de l’Okhrana à Saint-Pétersbourg232, rapporte ainsi la réaction de Nicolas II, pourtant convaincu de l’existence d’une conspiration judéo-maçonnique233 : « Laissez tomber les Protocoles. On ne défend pas une cause pure avec des méthodes malpropres. » La tsarine Alexandra Feodorovna, quant à elle, ne cessa, jusqu’à sa mort, de croire à l’authenticité des Protocoles. Il reste que, de la fin de 1905 à 1916, le gouvernement russe autorisa l’impression et la distribution de plus de 14 millions d’exemplaires de quelque 3000 livres et pamphlets antisémites234. Le tsar lui-même, à ce que l’on prétend, aurait consacré plus de 12 millions de roubles de sa fortune personnelle à la diffusion d’une littérature de haine, incluant – en dépit de ses réticences – les Protocoles235.
En 1909, Nilus apparaît de plus en plus obsédé par l’action des puissances démoniaques. Sa peur d’une conjuration s’accentue, et se manifeste par un délire d’interprétation dont son visiteur français, Alexandre du Chayla, a été le témoin particulièrement minutieux. Sur la base de ce précieux témoignage, l’historien Michael Hagemeister fait une description saisissante de l’état d’esprit dans lequel se trouvait alors Nilus :
« Il voyait une conséquence de l’action des puissances obscures dans “l’esprit d’incrédulité, de l’Antéchrist”, que ce soit dans la presse dirigée “par une main judéo-maçonnique visible ou invisible” ou dans le “Kahal des professeurs d’université ouvertement ou secrètement judaïsants et prenant des airs de philosophes”. Le “dernier rempart” contre ces attaques était les “monastères orthodoxes”. Les conceptions apocalytiques de Nilus prirent des accents de folie et lui firent voir partout le “sceau de l’Antéchrist” ou le chiffre de la Bête236. »
En 1911-1912 paraissent de nouvelles éditions du livre de Nilus contenant les Protocoles, également à tirage très faible, et qui ne seront toujours pas épuisées quelques années plus tard! Nilus s’en plaint amèrement, comme le montrent ces propos, datant de 1913, rapportés par le prince Nicolas Davidovitch Jevakhov : « Je n’arrive pas à faire prendre les Protocoles au sérieux par le public, avec toute l’attention qu’ils méritent. Ils sont lus, critiqués, et souvent tournés en ridicule, mais peu nombreux sont ceux qui y attachent de l’importance, et aperçoivent en eux une véritable menace pour la chrétienté, un programme pour la destruction de l’ordre chrétien et pour la conquête du monde entier par les Juifs. À cela, personne ne croit237. »
En janvier 1917, le livre de Serge Nilus reparaît sous le titre : Il est tout près, à la porte. De ce à quoi l’on ne peut pas croire et qui est si proche. C’est la dernière édition, en Russie, du livre de Nilus contenant le texte des Protocoles. L’impératrice Alexandra Feodorovna en possède un exemplaire dans sa chambre de la maison d’Ipatiev, à Ekaterinbourg, où sera massacrée, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, la famille tout entière du tsar, médecin et serviteurs compris238. « Crime rituel juif », crime commis par les « enfants du Diable », concluront la plupart des monarchistes opposé à la révolution qu’ils percevaient comme « judéo-bolchevique ». Voilà qui paraissait aussi confirmer l’interprétation de toute révolution comme phénomène satanique, thèse largement diffusée depuis l’abbé Barruel et Joseph de Maistre, et acclimatée en milieu russe orthodoxe. La main invisible de Satan devait être postulée derrière ses agents maçonniques, juifs judéomaçonniques ou judéobolcheviks, à l’œuvre en toute révolution, dont la signification ésotéro-théologique est de préparer le règne de l’Antéchrist.
En 1877, à la fin de son pamphlet à dominante antimaçonnique contre les « sociétés secrètes », Claudio Jannet résumait ainsi le modèle apocalyptique du grand complot :

Cette vision apocalyptique peut fonctionner indépendamment de son contexte théologico-religieux d’origine. Les discours d’accusation qui ont accompagné la diffusion mondiale des Protocoles, qui commence en Allemagne en janvier 1920 et le mois suivant en Grande-Bretagne, réactivent la « légende illuministe » et la généalogie fictive qui est censée conduire des « Illuminati » de Weishaupt aux bolcheviks de Lénine et Trotski. En février 1920, alors que les Protocoles venaient d’être traduits en anglais, Winston Churchill, alors ministre de la Guerre, reprenait à son compte la vision conspirationniste de la Révolution bolchevique diffusée par les émigrés russes antisémites, antimaçons et antibolcheviks :

On peut se demander si les faux tels que le « Discours du Rabbin » ou les Protocoles ne servent qu’à tromper ceux qu’on veut rallier ou à désinformer ceux qu’on veut perdre, en diabolisant ceux qu’on désigne comme ennemis. Ils servent aussi d’incitations au meurtre, à l’élimination physique des représentants supposés de la « secte » ou de la « société secrète » diabolisée. On ne saurait oublier par exemple, sous la République de Weimar, l’assassinat du ministre Walter Rathenau, le 24 juin 1922, par un groupe de nationalistes allemands fanatiques persuadés que leur victime était l’un des mystérieux et menaçants « Sages de Sion ». Ils avaient lu les livres ou les brochures de Wichtl, de Rosenberg, de Fritsch, ils étaient convaincus de l’authenticité des Protocoles. Ils étaient soit des adeptes du « christianisme germanique », soit des païens nostalgiques du monde « indo-germanique » ou « aryen ». Dans tous les cas, des ennemis déclarés de la « judaïsation du monde ». Ces militants-assassins croyaient au mythe du complot juif mondial, mâtiné de complot maçonnique et de complot bolchevik241. Ils avaient tué au nom du Bien, pour le salut de l’Allemagne. Voire de l’Humanité (l’authentique). Ils avaient éliminé un rejeton de Satan. Le mythe conspirationniste leur avait fourni le mode de légitimation dont ils avaient besoin pour agir. Un permis de tuer.
1 Joseph de Maistre, Œuvres complètes, Lyon, Vitte, 1884-1887, t. VIII, pp. 335-336.
2 Dans la galerie des images de l’ennemi satanique construite par Jan Udo Holey (« Jan van Helsing »), on ne rencontre que des figures d’« Illuminati », terme utilisé ordinairement par Holey depuis son premier livre : Geheimgesellschatften und ihre Macht im 20. Jahrhundert (Helsing, 1993), devenu en 1997, à l’usage des lecteurs francophones, Livre jaune n° 5. Voir Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, en partic. pp. 171-183.
3 Lévi-Strauss, 1962, p. 32.
4 Illustré par le best-seller de Gary Allen (1971-1972), les pamphlets de Henry Coston (voir infra, Bibliographie, I) ou le Livre jaune n° 5 (1997-2001).
5 Rappelons les principales bulles pontificales contre la maçonnerie : In Eminenti (Clément XII, 1737), Providas Romanorum (Benoit XIV, 1751), Ecclesiam (Pie VII, 1821), Quo Graviora (Léon XII, 1825), Traditi (Pie VIII, 1829), Qui pluribus (Pie IX, 1846), Multiplices inter (Pie IX, 1865), Apostolicae Sedis (Pie IX, 1869), Humanum Genus (Léon XIII, 1884), Praeclara (Léon XIII, 1894), Annum ingressi (Léon XIII, 1902). Voir Lemaire, 1985 et 1998; Ferrer-Benimeli, 1989a; Laurant/Poulat, 1994; Rousse-Lacordaire, 1996.
6 Dans Joseph Balsamo (1849), Alexandre Dumas présente le personnage ainsi nommé (historiquement connu sous le nom de Cagliostro) comme doté de pouvoirs psychiques exceptionnels, lui permettant notamment de prédire des événements à venir ou ayant lieu dans des régions éloignées. Il est mû par un grand projet, dont la réalisation implique la réussite d’un complot : son objectif est provoquer une révolution en agissant à travers les « sociétés secrètes » qu’il dirige ou manipule, mais aussi en accélérant la chute de la Cour par la généralisation de la corruption. Joseph Balsamo, qui se fait reconnaître, dans une assemblée d’Illuminés, comme le Grand Cophte, se présente comme le successeur des prophètes et le chef d’une secte comprenant trois millions de membres ayant juré « obéissance et service », tous prêts à conspirer sous les ordres de leur chef. La Révolution française sera le produit de ce grand complot « illuministe ». Voir Dumas, 1990. Sur la « biographie impossible » de Cagliostro, voir la mise au point de Robert Amadou, in Ligou, 2004, pp. 184-193.
7 Pour plus de précisions, voir supra, Introduction, et infra. Outre l’indispensable Le Forestier, 2001, voir les articles suivants : « Illuminati » de Hermann Gruber (trad. améric. Thomas J. Bress) dans The Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent.org/cathen/07661b.htm; « Illuminés de Bavière » in Ligou, 2004, pp. 619-623; « Illuminaten » (de Michel-André Iafelice) in Saunier (dir.), 2000, pp. 417-419.
8 Pour un survol suggestif, voir Lemaire, 1985, pp. 69-75.
9 La tradition barruélienne se retrouve chez des auteurs tels que : Le Couteulx de Canteleu, 1863 ; Jannet, 1877 ; Deschamps, 1882 (1880) ; De Lannoy, 1911; Pouget de Saint-André, 1923.
10 Voir par exemple Mariel, 1971a, p. 260.
11 Barruel/Perrenet, s.d., p. 224; Barruel, 1973, t. II, p. 21. Cet abrégé des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de Barruel, dû à E. Perrenet, peut être daté, à partir de divers indices textuels, de la fin des années 1900 ou du début des années 1910. Dans l’Avertissement qu’il signe, E. Perrenet cite Paul Copin-Albancelli, dont les deux ouvrages anti-judéomaçonniques datent de 1909 et de 1910.
12 Barruel/Perrenet, p. 229. Voir Barruel, 1973, t. II, p. 11 : « Le nom d’Illuminé qu’a choisi cette Secte, la plus désastreuse dans ses principes, la plus vaste dans ses projets, la plus astucieuse et la plus scélérate dans ses moyens […]. »
13 Barruel/Perrenet, p. 223. Voir Barruel, 1973, t. I, p. 47 ; t. II, pp. 30 sq.
14 Voir par exemple Perrenet, in Barruel/Perrenet, pp. 395-396.
15 Webster, 1964, pp. 196-232 (chap. 9).
16 Voir infra, chap. VII.
17 Voir Taxil, 1886a, pp. 12-16 ; 1886b, pp. 254-255. Des auteurs comme Mgr Jouin, Nesta Webster, Lady Queenborough ou William Guy Carr ont puisé sans discernement dans les pamphlets taxiliens.
18 On peut aussi insister sur l’articulation, due à « l’illuminisme » (en raison même de son ambiguïté), entre Lumières et Romantisme. Voir Didier, 1987, p. 199-200 (article « Illuminisme »).
19 Jannet, in Deschamps, 1882, t. I, pp. LXXXII, XCI). Voir aussi Evola, 1987, pp. 63-85 (articles intitulés respectivement : « “Illumination” et révolution », « La Maçonnerie et la préparation intellectuelle des révolutions »).
20 Maistre, 1980 (texte datable de 1815 et publié en 1821), t. II, XIe entretien, pp. 226 sq.
21 On en trouve une version antisémite dans le livre antimaçonnique de Lady Queenborough, Occult Theocrasy (1933), qui reprend à son compte l’interprétation conspirationniste du Convent de Wilhelmsbad de 1782 (Queenborough, 1975, pp. 183-187).
22 Voir Riffard, 1993, pp. 169-170 (article « Illuminisme ») : « Selon les philosophes (du XVIIIe s.), “illuminisme” signifie “Les Lumières”, l’Aufklärung, la philosophie du XVIIIe s. européen. Alors, l’ésotérisme se veut “Anti-Lumières”, avec Martinès de Pasqually, L. Cl. de Saint-Martin, Fabre d’Olivet. »
23 Sur le martinisme et la maçonnerie martinesiste, voir Le Forestier, 1928a et b; 2003, pp. 289-325 ; Amadou, 1946, 2000a, b et c, 2004a et b.
24 Maistre, 1980, t. II, Xe entretien, p. 202.
25 Maistre, 1980, t. II, XIe entretien, pp. 226-227, 245-247, 249. Voir Dermenghem, 1946, pp. 78-94 ; Riquet, 1979-1980, et 1989, pp. 113-120.
26 Voir le pamphlet conspirationniste d’Henry Coston, Les Financiers qui mènent le monde, tout entier construit autour de la famille Rothschild, objet d’une histoire mythologisée et cible principale de la dénonciation. Le chapitre VII du livre est intitulé significativement : « Rothschild, roi de l’Europe » (Coston, 1955, pp. 66-71), et le chapitre XVI : « Les grands banquiers cosmopolites » (pp. 148-157). Outre les Rothschild, l’une des cibles récurrentes de la littérature complotiste, à partir du début des années 1920, est le banquier Jacob Schiff, ainsi que la banque Kuhn, Loeb and C° (avec ou sans Paul Warburg), accusés d’avoir financé la Révolution bolchevique (Laqueur, 1965, pp. 89-90; Cohn, 1967, p. 131 ; Taguieff, 2004b, pp. 71 sq., 139, 391). Ces banquiers juifs sont désignés, et par là même diabolisés, en tant que « Sages de Sion » ou agents de ces derniers (réputés plus invisibles encore que des banquiers sans patrie).
27 Le pamphlet le plus célèbre d’Antony C. Sutton, America’s Secret Establishment, est entièrement consacré à l’Ordre des « Skull & Bones » (Sutton, 1986). Ce livre a inspiré autant un Pierre de Villemarest en France (Villemarest, 1996) qu’un Jan Udo Holey en Allemagne (Livre jaune n° 5). Un film sur cette inquiétante « société secrète » est sorti en 2000 : « The Skulls, société secrète », de Rob Cohen. Voir supra. Voir Michael Cohen, « Skull & Bones », in P. Knight (ed.), 2003, pp. 657-658.
28 Voir le supplément du magazine d’extrême droite The Spotlight (Washington), septembre 1991, entièrement consacré au groupe Bilderberg : « The Bilderberg Group and the World Shadow Government » (8 p., avec illustrations). Voir Marlon Kuzmick, « Bilderbergers », in P. Knight (ed.), 2003, pp. 123-124.
29 Principaux auteurs conspirationnistes américains (ou canadiens) depuis les années cinquante : Carr, 1958; Smoot, 1962; Allen, 1971-1972 et 1976; Griffin, 1976 (2001) et 1980 (2001) ; Sutton, 1986 ; Perloff, 1988 (2000) ; Cooper, 1991 ; Mullins, 1993 ; Monast (1994), etc. Voir Knight, 2003 et 2004. Pour la France : Poncins, 1928-1975 ; Coston, 1937-2000 ; Ploncard d’Assac, 1938-1975 ; Bordiot, 1974-1979 ; Lombard, 1974-1977 ; Villemarest, 1996; Moncomble, 1980-1983 ; Ratier, 1993. Sur cette thématique dans l’Allemagne contemporaine (Rothkranz, Borowsky, Rüggeberg, Conrad, Helsing/Holey, etc.), voir Petri, 1998; Chatwin, 1998; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998; Meining, 2004.
30 Le « vril », fluide censé contenir des « pouvoirs latents » et, par exemple, celui de guérir des maladies ou de tuer à distance, est une invention du romancier Edward G. Bulwer-Lytton, dans The Coming Race (1871), dont les traductions françaises dévoilent partiellement l’ambiguïté : La Race qui nous exterminera, La Race qui nous supplantera et La Race à venir (1973). Une « Société Vril » (ou « Société du vril ») ou « Loge lumineuse », société secrète initiatique, aurait été fondée à Berlin à la fin des années 1920, selon le témoignage de l’ingénieur Willy Ley (1947), qui s’était enfui d’Allemagne en 1933 (Ravenscroft, 1977, pp. 235-241). Voir infra, chap. VII, pp. 348 sq.
31 Sur cet ouvrage publié sans nom d’auteur, rédigé par un guérisseur allemand, Jan Udo Holey, publiant notamment (en Allemagne, aux États-Unis et en Australie) sous le pseudonyme de Jan van Helsing, voir supra, chap. I. Le Livre jaune n° 5 a été suivi de deux autres volumes : Livre jaune n° 6 (2001) et Livre jaune n° 7 (2004). Sur Holey et sa production conspirationniste, voir Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, en partic. pp. 167-226; Pfahl-Traughber, 2002, pp. 87-95 ; Meining, 2004.
32 Voir infra, Annexe III, la conférence de Myron C. Fagan.
33 Pierre Virion est né à Paris le 27 janvier 1899. Après des études de droit et d’histoire, il fut professeur à l’Institut des études corporatives et sociales, puis, à partir de 1930, en tant que catholique traditionaliste spécialisé dans l’étude des « mouvements occultes », collabora (notamment sous les pseudonymes de J. Boicherot et Lefrançois) à la Revue internationale des sociétés secrètes sous la direction de Mgr Jouin et de ses successeurs, jusqu’à la disparition de la revue en 1939. Cette collaboration ne l’a pas empêché de faire des conférences dans divers milieux nationalistes, par exemple pour l’Action française. Après la Seconde Guerre mondiale, Virion participe, avec le général Weygang, à la fondation et à la direction de l’Association universelle des amis de Jeanne d’Arc, dont il deviendra le président. Il collabore à la revue Le Corporatisme, à Aspects de la France, La Pensée catholique, aux Écrits de Paris, etc. Dans les années 1960 et 1970, il publie une série de livres et de brochures sur les thèmes du « complot », du « gouvernement mondial » et des « forces occultes ». Il meurt à Paris le 27 mai 1988.
34 Virion, 1966a.
35 Virion, 1969.
36 Livre jaune n° 5, 2001, p. 283.
37 Rüggeberg, 1990, p. 61 (cité par Holey, Livre jaune n° 5, pp. 283-284). Présenté par les spécialistes allemands de l’extrémisme de droite comme un « théoricien conspirationniste d’extrême droite », voire comme « l’éminence grise » de la scène ésotéro-complotiste allemande, Dieter Rüggeberg est essayiste et éditeur, publiant notamment des ouvrages classés sous la rubrique « Ésotérisme », dont une sous-section est représentée par l’« ufologie ésotérique ». Ses principales références sont, d’une part, Mme Blavatsky, Rudolph Steiner, Franz Bardon et Siegfried A. Kummer, et, d’autre part, Gary Allen, Des Griffin et Karl Steinhauser. Sur le cas Rüggeberg, voir Gugenberger/Petri/ Schweidlenka, 1998, pp. 157, 167 sq., 186, 202-204, 214; Pfahl-Traughber, 2002, pp. 96-98 ; Meining, 2004.
38 Icke, 2002, p. 29.
39 Virion, 1966a et 1966b.
40 Sur la John Birch Society (JBS), voir Broyles, 1964; « John Birch Society », article en ligne sur le site Wikipedia : http://en.wikipedia.org/ wik/John_Birch_Society.
41 La Commission Trilatérale et le CFR étaient déjà violemment dénoncés par Dan Smoot dans The Invisible Government, pamphlet conspirationniste paru en 1962 et largement diffusé par la John Birch Society. La liste des « conspirateurs » s’est rapidement allongée. Le best-seller exprimant les vues de la JBS est celui de Gary Allen, paru en 1972, qui donne le ton. De multiples pamphlets, diffusés ou non par la JBS, reprennent les thèmes d’accusation de Gary Allen. En 1980, par exemple, Robert Eringer publie The Global Manipulators. Sur les interprétations conspirationnistes du « Nouvel Ordre mondial » aux États-Unis, voir Spark, 2003 ; West/Sanders, 2003.
42 Voir par exemple http://66.102.9.104, 31 janvier 2005 (Descent into Slavery?). Le chapitre 5 de Descent into Slavery?, consacré à la dynastie des Rothschild, est lisible en ligne : « The Rothschild Dynasty », http://www. hiddenmysteries.org/conspiracy/rothschild/rothschilddynasty.html. Dans un autre de ses pamphlets, Fourth Reich of the Rich (1976 ; nvelle édition, 2001), Des Griffin consacre deux chapitres sur douze aux Illuminati (chap. 5: « Illuminati –Part I, 1776-1876 », pp. 40-71, et chap. 6: « Illuminati – Part II, », pp. 72-119).
43 Wilson, 1981.
44 Voir notamment Les Enfants de la matrice (Icke, 2002 et 2005).
45 C’est ainsi que Bardon aurait caractérisé ce texte laissé inachevé à sa mort.
46 Bardon, 1987, 4e de couverture (attribuable au traducteur et éditeur Alexandre Moryason).
47 Cet ouvrage au sous-titre significatif : Der Fahrplan zur Weltherrschaft, fait l’objet d’une troisième édition en 1993, et, transformé en volume 1, est suivi en 1994 d’un second volume : Geheimpolitik. Bd. 2. Logen-Politik.
48 Cette « information » serait une « révélation » faite par Franz Bardon à sa secrétaire Oti Votavova et reprise par Rüggeberg (Bardon, 1987, Épilogue). Ce dernier, interrogé sur l’existence de preuves matérielles de l’appartenance de Hitler à une « Loge noire », donne cette réponse caractéristique de l’attitude complotiste : « Non, je n’ai connaissance d’aucune preuve matérielle concernant l’appartenance de Hitler à l’une de ces Loges. Puisque ces frères travaillent sous un serment de mort, il ne semble pas conseillé de rechercher de telles preuves » (Rüggeberg, 2005).
49 Rüggeberg, 2005.
50 Icke, 2002, pp. 25-26, 29 sq.
51 Voir Birnbaum, 1995 ; Taguieff, 2002b et 2004d.
52 Bordiot, 1987, p. 13 (« Au lecteur », 25 avril 1983).
53 Voir supra, Introduction, Pour un bref exposé des variantes de la « théorie du complot », voir Ramsay, 2000.
54 Hofstadter, 1996, p. 29.
55 Popper, 1985, p. 497.
56 Outre les « antimondialistes » d’extrême droite, il faut mentionner aussi les « anti-mondialisation » d’extrême gauche, parmi lesquels certains se disent « altermondialistes », sans oublier les nationaux-populistes. Voir Taguieff, 2002b et 2004c.
57 Voir Barkun, 2003, pp. 3-4.
58 Pipes, 1997, pp. 44-45.
59 Carr, 1998, p. 3 (texte de présentation non signé, intitulé « L’auteur », attribuable soit à l’éditeur, Jacques Delacroix, lui-même auteur conspirationniste, soit au traducteur, présenté comme « un ami du Christ-Roi »).
60 Ploncard d’Assac, 1988, p. 220. Jacques Ploncard, dit Ploncard d’Assac, est né en 1910 à Chalon-sur-Saône. C’est la lecture de Drumont, en particulier de La France juive et de La Fin d’un monde, qui le convertit au nationalisme traditionaliste, à l’antimaçonnisme et à l’antisémitisme. À 16 ans, il adhère à l’Action française, fonde le journal La Lutte en 1927 et participe, avec Henri (dit plus tard « Henry ») Coston, à la relance de La Libre Parole. Il participe aux « tournées de formation » organisées par la Revue internationale des sociétés secrètes, à laquelle il collabore. En 1936, il adhère au PPF de Jacques Doriot. Il signe encore Jacques Ploncard une brochure titrée Pourquoi je suis anti-Juif (texte daté du 16 février 1938, constituant le seul contenu du n° 2 de La Lutte nationaliste, revue dont il est le directeur). Il se rallie avec enthousiasme, en 1940, à la politique du maréchal Pétain, collabore activement à la propagande antimaçonnique (sous la direction de Bernard Faÿ), avant de s’enfuir à l’étranger en 1944, ce qui lui permet d’échapper aux trois condamnations à mort prononcées contre lui à la Libération. Il finit par se réfugier au Portugal, où il devient l’un des conseillers du dictateur Salazar, tout en assurant (à partir du printemps 1958) l’éditorial de « La Voix de l’Occident », émission de radio diffusée en plusieurs langues depuis Lisbonne, dans laquelle il soutient les partisans de l’Algérie française et dénonce la politique gaulliste. Amnistié en 1968, il revient en France, où il va collaborer régulièrement à divers périodiques catholiques contre-révolutionnaires, parmi lesquels : Lectures françaises et Lecture et Tradition, tout en faisant paraître une Lettre politique mensuelle. Ce proche d’Henry Coston et de Léon de Poncins est mort le 20 février 2005. Sur Ploncard et Coston, voir la notice de Michaël Lenoire, in Taguieff, 1999, pp. 370-384.
61 Allen, 1971, p. 8.
62 Voir Pipes, 1997, p. 43.
63 Popper, 1979, t. 2, p. 68.
64 Pipes, 1997, p. 45.
65 Barbier, 1910.
66 Coston, 1999.
67 Emprunt à la mythologie luciférienne bricolée par Léo Taxil. Voir infra, chap. VII.
68 Carr, 1998, p. 17.
69 Voir Ploncard d’Assac, 2005 (1975) ; Lassus, 2002.
70 Préface à la réédition du livre de Jacques Crétineau-Joly, L’Église romaine en face de la Révolution [1859], 1976, p. XIV. La « Haute Vente » ou « Haute Vente romaine » constitue l’une des « sociétés secrètes » les plus constamment démonisées par les polémistes catholiques au XIXe siècle. Certains d’entre eux la dénonçaient comme la direction secrète de la franc-maçonnerie, dont l’objectif final et « satanique » était la destruction de l’Église catholique.
71 Voir infra.
72 Voir par exemple Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 341 sq.
73 Voir Roberts, 1979, pp. 274 sq., 298-302, 309 sq., 327 sq.
74 Voir Porset, 1989.
75 La visée polémique du marquis de Luchet (Jean Pierre Louis de la Roche du Maine, 1740-1792) est plus restreinte, lorsqu’il publie anonymement à Berlin, en 1788, sa brochure intitulée Essai sur la secte des Illuminés. En dépit du fait que Luchet maîtrisait fort mal son sujet, confondant notamment le « perfectibilisme » révolutionnaire de Weishaupt avec l’Illuminisme mystique des Martinistes, son pamphlet eut rapidement trois nouvelles éditions (1789, 1790, 1792). Ami de Mirabeau, Luchet était maçon, ayant été reçu à la Loge de Cassel le 13 mars 1781. Mais en 1785, dans Mémoires authentiques pour servir à l’histoire du comte de Cagliostro, il condamnera sans ambiguïté l’imposture de Joseph Balsamo, dit Cagliostro, « le Grand Cophte ». Voir Le Forestier, 2001, p. 624 ; Ligou, 2004, p. 742 (article de Charles Porset). L’abbé Lefranc mélangera tout autant le martinisme et l’illuminisme bavarois (Viatte, 1928, vol. I, p. 316 ; Lemaire, 1985, p. 27). Dans son livre intitulé Les Sectes et Sociétés secrètes politiques et religieuses, paru en 1863, le comte Le Couteulx de Canteleu, s’inspirant de Luchet et de Barruel, reconduit cet amalgame polémique (1987, rééd., pp. 163-164).
76 Le comte Ferrand est l’auteur d’un pamphlet publié à Turin en 1790 : Les Conspirateurs démasqués. Ces derniers seraient principalement des hommes politiques nourris des idées des Lumières, caractérisés par leur ambition sans bornes et leur démagogie : le financier Jacques Necker, l’idéologue Constantin de Volney, le marquis de La Fayette et surtout Philippe d’Orléans (Lemaire, 1985, p. 82).
77 L’abbé Henri Jabineau est l’auteur de La Vraie Conspiration dévoilée (1790, s. l.), pamphlet centré sur la dénonciation des « philosophes » et plus particulièrement des Encyclopédistes.
78 Voir Roberts, 1979, pp. 171-174, 177 ; Lemaire, 1985, pp. 83-87. L’abbé Lefranc dirigeait en 1789 la maison des Eudistes à Caen.
79 Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Londres, chez Ph. Le Boussonnier, 1797-1798, 4 vol. ; Hambourg, P. Fauche, 1798-1799, 5 vol. ; 4e éd., Augsbourg, chez les Libraires associés, 1799, 5 vol. (texte revu et corrigé en 1818) ; nouvelle édition, Chiré-en-Montreuil, Vouillé, Diffusion de la Pensée Française, 1973, 2 vol.
80 John Robison, Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings of Free Masons, Illuminati, and Reading Societies, Edinburgh, 1797.
81 Le titre de l’ouvrage varie selon les éditions (1791, 1816, 1826, etc.). Celui de la réédition de 1826 est le suivant : Le Voile levé pour les curieux, ou Histoire de la Franc-Maçonnerie depuis son origine jusqu’à nos jours.
82 Le Forestier, 2001, p. 685.
83 Voir Lefranc, 1792 (2e éd., 1818), p. 59 : Hiram aurait été un personnage créé de toutes pièces par les rabbins pour enlever au Messie sa divinité et sa puissance. Voir Lemaire, 1985, p. 83. Le nom d’Hiram renvoie à au moins deux personnages légendaires : d’une part, le roi de Tyr, cité dans le premier Livre des Rois (chap. 5) et dans le second Livre des Chroniques (chap. 2), et, d’autre part, Hiram Abi (ou Abif), ou Maître Hiram (Rois, I, chap. 7 et Chroniques, II, chap. 2), ce dernier étant devenu progressivement le personnage essentiel des rituels maçonniques. Sur la légende d’Hiram dans la franc-maçonnerie, voir Wirth, 1974 ; Boucher, 1984, pp. 133 sq., 251 sq., 276 sq. ; Mellor, 1979, pp. 135-140 ; Saunier, 2000, pp. 402-405 (article de Vladimir Biaggi) ; Ligou, 2004, pp. 595-596.
84 Lefranc, 1816 (1791), p. 2.
85 Ce grand détracteur de la maçonnerie fut l’une des victimes des massacres de Septembre : il fut massacré aux Carmes le 2 septembre 1792, à l’aube de la Terreur. Voir Lemaire, 1985, p. 83 ; Riquet, 1989, p. 94 ; Chevallier, 2002, t. I, p. 383.
86 Lefranc, 1792, p. 21.
87 Lefranc, 1792, p. 19.
88 Lefranc, 1792, p. 143.
89 Paris, An IV de l’ère française (1796). L’année suivante, Cadet, dit Cadet-Gassicourt ou Cadet de Gassicourt, publie une deuxième édition du livre : Le Tombeau de Jacques Molay, ou Histoire secrète et abrégée des Initiés anciens et modernes, des Templiers, Francs-Maçons, Illuminés, etc. et recherches sur
leur influence dans la Révolution française, suivie de la Clef des Loges, Paris, Desenne, l’An V de l’ère française. Voir Le Forestier, 2003, p. 850 ; Lemaire, 1985, pp. 73, 109.
90 Jacques de Molay est alors couramment appelé Jacques Molay (également orthographié : Jacques Molai). Sur la constitution de la « légende templière », voir Le Forestier, 2003, passim.
91 Roberts, 1979, p. 180, note 94. Voir cependant Pipes, 1997, p. 215, note 52, qui date le pamphlet de 1799.
92 Voir Le Forestier, 2001, pp. 685-686, et 2003, pp. 850-854 ; Partner, 1992, pp. 192-193 ; Chevallier, 2002, t. I, p. 384.
93 Voir Barruel, 1974, t. I, pp. 462 sq.
94 Cité par Partner, 1992, p. 193.
95 Allport et Postman (1965b, p. 162) définissaient la rumeur comme « une légende solidifiée » ; il me semble plus juste de définir une légende, tout particulièrement lorsqu’elle est moderne (donc diffusée par des écrits) et d’usage politique (donc dans l’espace public), comme une « rumeur solidifiée », ou, mieux, comme un ensemble de rumeurs solidifiées ou stabilisées après avoir été amalgamées.
96 Un indice en est la publication d’un court essai de Johann Bode, Ist Cagliostro der Chef der Illuminati ?, Gotha, 1790 (brochure anonyme qui s’attache à réfuter la légende d’un Cagliostro chef des Illuminés bavarois et, ainsi, véritable auteur de la Révolution française, destinée à venger, par-delà les siècles, la mort du Grand Maître des Templiers). Voir Le Forestier, 2001, pp. 658-661 ; Rogalla von Bieberstein, 1976, pp. 89-94 ; 2002, pp. 22-23 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 48, 58-59, 84.
97 Marcello, 1791, avertissement (des éditeurs; non signé), pp. VIII-IX. Dans La France juive, Drumont se fait l’écho de la légende de « l’influence […] considérable » de Cagliostro à l’époque de la Révolution française, et souligne les origines juives (du côté paternel) de l’illustre charlatan (Drumont, 1886, t. I, pp. 263-264, 270-271). Sur Cagliostro, voir surtout Le Forestier, 2001, pp. 658-659, 665-666, et 2003, en partic. pp. 766-779 ; Haven, 1964 ; Brunet, 1992.
98 Le qualificatif « totalitaire » apparaît timidement, dans la littérature antimondialiste (américaine en particulier), au cours des années 1950 et 1960. C’est qu’il connotait la vision positive de son contraire : le régime libéral/démocratique, honni par les milieux catholiques traditionalistes, suivis en cela par la plupart des mouvances de l’extrême droite. Depuis le début des années 1970, il est devenu banal. Voir par exemple la préface (datée du 16 septembre 1976) rédigée par Mgr Marcel Lefebvre pour la réédition, en 1976, du fameux livre de Crétineau-Joly, L’Église romaine en face de la Révolution (1859) : « L’Europe chrétienne, le monde, sont à la veille de passer sous le joug du Communisme athée, sous la direction totalitaire soviétique qu’Alexandre Soljenitsyne dénonce en vain à un Occident en proie à la décadence libérale, prêt à tous les abandons, à toutes les trahisons, à tous les reniements » (Mgr Lefebvre, in Crétineau-Joly, 1976, p. XIV).
99 Edinburgh, 1797 ; puis New York, 1798 (rééd., Boston, 1967).
100 Londres, J. Cadell and W. Davies, 1799, 2 vol.
101 Sur John Robison, voir Cohn, 1967, pp. 29-31 ; Hofstadter, 1996, pp. 10-14 ; Riquet, 1989, p. 97 ; Le Forestier, 2001, pp. 676-681.
102 Voir le mémoire « Histoire de l’Illuminisme » que rédigea le Dr Starck à l’intention du Père Barruel (reproduit in Riquet, 1989, pp. 149-189).
103 Sur Barruel, ses Mémoires et l’influence de son livre, voir Roberts, 1979, pp. 187-200 ; Riquet, 1979-1980 et 1989, pp. 83-120 ; Le Forestier, 2001, pp. 681-692 ; Chevallier, 2002, t. I, pp. 384-385.
104 L’ouvrage de 1869, qui passa inaperçu lors de sa parution (Poliakov, 1977, p. 50), fit l’objet d’une seconde édition en 1886, dans un contexte où, après quatre ans d’agitation antisémite, La France juive (1886) d’Édouard Drumont était devenu un best-seller l’année même de sa sortie en librairie. Sur Gougenot des Mousseaux, voir Byrnes, 1950, pp. 113-114 ; Sorlin, 1967, p. 198 ; Cohn, 1967, pp. 45-49, 55, 193, 251 ; Poliakov, 1968, p. 348, et 1977, pp. 49-50 (où l’historien insiste sur l’ambivalence de Gougenot vis-à-vis du peuple juif, en référence au livre de 1869, p. 386) ; Verdès-Leroux, 1969, pp. 101-104 ; Rogalla von Bieberstein, 1976, p. 113, et 1978, pp. 198, 221 ; Katz, 1995 (1970), pp. 250-255 ; Isser, 1991 ; Pierrard, 1997, pp. 22, 29 ; Pipes, 1997, p. 135 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 80, 110 ; Lemaire, 2003, pp. 222-223, 227 ; Leff, 2005.
105 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 349. Voir Eckert, 1854, t. I, p. 123, qui affirme avec légèreté que la franc-maçonnerie « consacre le culte du matérialisme » (cité par Gougenot des Mousseaux p. 271). Gougenot des Mousseaux vise les « trois expressions d’une même foi, d’une identique aspiration : le Juif, le franc-maçon et le libre penseur » (p. 271). Pour une mise en perspective, voir Katz, 1995, pp. 243-255 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 77-79.
106 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXI.
107 Ibid.
108 Ibid., pp. XXI-XXII.
109 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 538, qui précise en note : « La haute Maçonnerie ! » (p. 538, note 1). Ce passage s’inscrit dans un long développement critique consacré aux doctrines « occultistes » du « professeur de magie » Éliphas Lévi (pp. 515-544, 553-554). Sont notamment cités les ouvrages suivants d’Éliphas Lévi : Dogme et rituel de la haute magie (1856), Histoire de la magie (1859).
110 Gougenot des Mousseaux, 1869, « Causerie », p. XXIII.
111 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXIII.
112 Ibid., p. XXIV. Tel est le but de la « Haute Vente » selon Crétineau-Joly (1859).
113 Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. XXIII-XXIV. Dans un autre passage (p. 340), Gougenot caractérise « la Maçonnerie » comme « cette immense association dont les rares initiés, c’est-à-dire les chefs réels, qu’il faut se garder de confondre avec les chefs nominaux, vivent dans une étroite et intime alliance avec les membres militants du judaïsme, princes et initiateurs de la haute cabale ».
114 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXIV. C’est là une composante du « secret suprême », dont tous les indices sont inexistants, ou absolument inaccessibles. D’où ce paradoxe : la preuve décisive de l’existence de véritable secret, c’est l’impossibilité de l’établir par des preuves matérielles (indices, traces, etc.).
115 De type paranoïde, cela va sans dire.
116 « […] Le conseil universel et suprême, mais secret, de la maçonnerie, composé de neuf membres, doit tenir en réserve pour les représentants de la nation juive un minimum de cinq sièges […] » (Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 539).
117 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 347.
118 L’expression, rendue célèbre par l’ouvrage de Mgr Meurin (1893), avait été utilisée par Pie IX contre la maçonnerie, condamnée en tant que « société secrète » ou « occulte », dans son encyclique Etsi multa de novembre 1873. Selon Johannes Rogalla von Bieberstein (1978, p. 193), Pie IX avait été très influencé par les thèses de Gougenot des Mousseaux. La dénonciation des visées et des méfaits de la « Synagogue de Satan » a été reprise et développée par Léon XIII dans l’encyclique Humanum genus (1884). Voir Rousse-Lacordaire, 1996, p. 113 ; Lemaire, 2003, p. 223. Jacques-Charles Lemaire (ibid.) signale que l’expression « Synagogue de Satan » est attestée dans le livre de François-Xavier Gautrelet, La Franc-Maçonnerie et la Révolution (Lyon, Briday, 1872, p. 452).
119 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXV.
120 Nicoullaud, 1914, p. 115.
121 Henry Coston (1910-2001), dont la longue carrière de « journaliste » aura été celle d’un professionnel français de l’essayisme conspirationniste (antisémite et antimaçonnique), fut correspondant du Welt-Dienst (organisation nazie de propagande antijuive) à partir de 1934 et s’employa à diffuser les Protocoles des Sages de Sion (et des textes dérivés) dans les années 1930 et la première moitié des années 1940. Dans les années 1950, il continua dans la même veine, en dénonçant la « haute finance internationale » supposée complice du mouvement communiste et des organisations « mondialistes », le tout complotant en vue d’instaurer un « gouvernement mondial ». Coston a publié un livre entièrement consacré au mouvement de Weishaupt, avec en annexe une réédition de la traduction française des documents internes de la « société secrète » : La Conjuration des Illuminés (Coston, 1979b, 304 p.). Pour une approche savante, voir Le Forestier, 2001 (1914-1915) ; Lepper, 1936, pp. 121 sq. ; Roberts, 1979, pp. 123-138 ; Dülmen, 1975 ; Hippchen, 1998. Voir aussi les ouvrages de vulgarisation de bonne qualité : Serge Hutin, Les Sociétés secrètes (1952 ; 1987, pp. 91-95), Gouvernants invisibles et sociétés secrètes (1971, pp. 193-212) ; René Alleau, 1969, pp. 105-119. Mentionnons également, dans le genre des ouvrages kitsch sur le nazisme et les « sociétés secrètes », les passages consacrés aux « Illuminés de Bavière » comme modèle de sociétés « ésotériques » ou « initiatiques » : Gerson, 1969, pp. 51-63 ; Angebert, 1971a, pp. 136, 191-192.
122 Voir Jonathan Vankin and John Whalen, The 50 Greatest Conspiracies of All Time : History’s Biggest Mysteries, Coverups, and Cabals, New York, Citadel Press, 1995 ; édition mise à jour : The 60 Greatest Conspiracies…, 1998 ; nvelle édition revue, mise à jour et augmentée, 2001, sous le titre The 70 Greatest… Voir aussi Cooper, 1991, chap. II (« Secret Societies and the New World Order »), en partic. pp. 80-90 (texte mis en ligne par plusieurs sites sous le titre « Secret Societies/New World Order ») ; Cooper, 2004, pp. 39-40.
123 Voir surtout Roberts, 1979. Voir aussi, avec prudence et esprit critique, Wilgus, 1978.
124 Barruel, 1973, t. I, p. 42.
125 Roberts, 1979, p. 337. L’historien britannique caractérise les Mémoires de l’abbé Barruel comme « la bible de la mythologie des sociétés secrètes, et la base indispensable de la future littérature antimaçonnique » (Roberts, 1979, pp. 191-192).
126 Luchet, 1788 (cité par Poliakov, 1980, p. 152).
127 Mgr Jouin, « La société secrète. Notre programme », Revue internationale des sociétés secrètes [RISS], I, 1912, [pp. 3-29], pp. 3-4.
128 Mgr Jouin, 1912, p. 3.
129 Mgr Jouin, 1912, pp. 9-10. Voir Roberts, 1979, pp. 12-13, 20 (note 17), qui cite partiellement ce long article fondateur. À l’appui de ses affirmations, Mgr Jouin cite plusieurs passages du livre de Gougenot des Mousseaux : pp. XXXI (en fait : 1869, pp. XXIII-XXIV) et 338 (en fait : pp. 339-340).
130 Mgr Jouin, 1912, p. 11.
131 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 410.
132 Voir Pagels, 1996, p. 182.
133 Le Contemporain, t. XVI, 1878, pp. 58-61. On retrouve la lettre attribuée à Simonini dans plusieurs ouvrages d’inspiration conspirationniste : Nicolas Deschamps, Les Sociétés secrètes et la société ou Philosophie de l’histoire contemporaine, 6e édition entièrement refondue et continuée jusqu’aux événements actuels, avec une introduction sur l’action des sociétés secrètes au XIXe siècle par M. Claudio Jannet, Avignon, Seguin Frères, Paris, Oudin Frères, et Lyon, Librairie générale catholique et classique, 1882, t. III (« Notes et documents recueillis par M. Claudio Jannet »), Annexes, Document annexé B (« Le rôle des Juifs dans la Révolution universelle »), pp. 658-661 ; Henri Delassus, L’Américanisme et la Conjuration antichrétienne, Paris et Lille, Desclée, De Brouwer et Cie, 1899, pp. 321- 323 ; Id., La Question juive. Notes et documents, Lille-Lyon-Paris, Desclée, De Brouwer et Cie, 1911, pp. 94-98. Voir aussi Netchvolodow, 1924, pp. 231-234.
134 Voir Cohn, 1967, pp. 30-36 ; Poliakov, 1968, pp. 295-297.
135 Suggestion de Léon Poliakov (1980, p. 179). Umberto Eco paraît prendre au sérieux l’hypothèse, suggérée à Norman Cohn par Léon Poliakov, selon laquelle la lettre de Simonini aurait « été forgée de toutes pièces par les agents de Fouché, lequel s’inquiétait des contacts de Napoléon avec la communauté hébraïque » (Eco, 1998, pp. 144-145). L’intention de Joseph Fouché était bien sûr de compromettre les Juifs aux yeux de l’empereur, stratégie de police politique dont, moins d’un siècle plus tard, la fabrication des Protocoles des Sages de Sion, à l’initiative de Pierre I. Ratchkovski, fournira une nouvelle illustration. Voir aussi Cohn, 1967, p. 33, note 1 ; Bronner, 2000, p. 73 ; Goldschläger/Lemaire, 2005, p. 22.
136 Sur la formation du mythe Rothschild, qui prend figure à partir de 1845, voir Robert F. Byrnes, 1950, passim; Lovsky, 1955, pp. 275 sq., 323 ; Rabi, 1962, pp. 48-61 ; Poliakov, 1968, pp. 354-363 ; Verdès-Leroux, 1969, pp. 58-59, 93-96, 105-110, 115-116 ; Katz, 1980, pp. 120 sq., 293-295.
137 Cité par Henri Delassus, 1899, pp. 321-322. La « lettre du capitaine Simonini » est notamment citée, dans la vague de littérature antijuive que provoqua la publication des Protocoles, par le général Alexandre Netchvolodow, L’Empereur Nicolas II et les Juifs (1924, pp. 231-234), qui reprend à son compte la légende selon laquelle la lettre de Simonini aurait été conservée dans les archives du Vatican (ibid., p. 235 ; Delassus, 1911, p. 93).
138 Maistre, 1859, p. 112.
139 Cité par Goldschläger/Lemaire, 2005, p. 23.
140 Emmanuel Augustin Chabauty (1827-1914) fut curé de la paroisse de Saint-André, à Mirebeau, de juin 1856 à 1881, d’où son pseudonyme de « C. C. de Saint-André », qu’il dévoile dans son essai de 1882. Voir Barrucand, 1993. Sur l’influence de Chabauty, voir Cohn, 1967, pp. 49-51, 54-55 ; Katz, 1980, pp. 144, 295 ; Katz, 1995, pp. 255-259.
141 « Osman-Bey » ou « Osman Bey » est l’un des pseudonymes pris par un certain Frederick Milligen (et non pas « Milliger », comme l’affirme Norman Cohn, 1967, pp. 61-62), qui signe également « Major Osman, Bey », « Major Osman Bey », « Major Osman-Bey », « Osman-Seify-Bey », « Spartaco », « Alexis Andreïevitch », « Kibrizli Zade » ou « major Osman-Bey Kibrizli-Zadé » (Laqueur, 1965, p. 110), ou encore « Kibridli-Zade ». Il se présente aussi sous le nom de Vladimir Andréjevich Osman-Bey. Cohn le présente comme « un escroc international d’origine juive » (Cohn, 1967, p. 61). En 1870, il publie à Londres, sous le nom de « Major Frederick Milligen », un livre en anglais : Wild Life Among the Koords (Hurst and Blackett, XIII-380 p.). Milligen avait pris le pseudonyme d’Osman Bey à l’occasion de son engagement dans l’armée turque. Il représente l’un de ces antisémites professionnels qui surgissent dans les trente dernière années du XIXe siècle en Europe. L’édition allemande la plus souvent citée de son petit livre, Die Eroberung der Welt durch die Juden (Wiesbaden, 1875) porte la mention : « 7e édition ». Le libelle, publié primitivement en français (1873) puis en russe (1874), est traduit en anglais quelques années plus tard, aux États-Unis : The Conquest of the World by the Jews : An Historical and Ethnical Essay, revised and translated by F. W. Mathias, St. Louis, St. Louis Book Club & News Company, 1878, 71 p. Le pamphlet est traduit ensuite en polonais (Varsovie, 1880). Une traduction italienne (d’après la huitième édition, est-il mentionné) paraît en 1880 : Gli ebrei alla conquista del mondo, Venise, Favai, 1880, 8-64 p. (2e éd., 1883). Né en 1836, Osman-Bey meurt vraisemblablement entre 1898 et 1901 (Cohn, 1967, p. 61 ; Cesare G. De Michelis, 2001, p. 26).
142 Rééd., Paris, Henri Gautier, 1887, 64 p.
143 Paris, Victor Retaux et Fils, 1893, 556 p.
144 Disraeli, 1844, VI, ch. XV, pp. 183-184. Dans son best-seller None Dare Call It Conspiracy (1972, p. 97), Gary Allen attribue à « l’homme politique britannique et confident de Rothschild », Disraeli, la fameuse phrase : « So you see, my dear Coningsby, that the world is governed by very different personages from [to ?] what is imagined by those who are not behind the scenes. » Telle est la croyance première de la John Birch Society.
145 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 390 ; voir aussi pp. 355 et 504.
146 Marquès-Rivière, 1935, p. 9.
147 Jannet, in Deschamps, 1882, t. I, p. XCV.
148 De Lannoy, 1911, p. 14.
149 Pouget de Saint-André, 1923, p. 5.
150 En 1987 est lancée aux éditions Guy Trédaniel une nouvelle collection,
« Initiation & Pouvoir », dont le texte de présentation se termine ainsi : « Il ne s’agit de rien de moins que d’explorer les coulisses véritables de ce gigantesque théâtre qu’est l’Histoire. » En 2005, le magazine bimestriel Top Secret (sous-titre : « Nous avons tous besoin de vérité ») incite ses lecteurs à s’abonner par cette adresse : « Pénétrez dans les coulisses de la science et de l’histoire. Parce qu’on ne peut pas être partout où il se cache quelque chose ! » (Top Secret, n° 29, 2005, p. 19).
151 Meurin, 1893, p. 196.
152 Meurin, 1893, p. 260.
153 Meurin, 1893, p. 260.
154 Le sous-titre de ce monumental ouvrage (Paris, Victor Palmé, 822 p.) est le suivant : « Sixième Âge de l’Église d’après l’Apocalypse ».
155 Chabauty, 1882 (XII-264 p.).
156 Sur ce faux constituant l’un des textes précurseurs des Protocoles, voir infra.
157 Chabauty, 1882, préface, pp. VII-X.
158 Chabauty, 1882, p. 248.
159 Jannet, 1882, p. XCI.
160 Jannet, 1882, pp. XCI-XCII. Voir Eckert, 1854, t. I, p. 287, et Gyp, 1859, pp. 234 sq.
161 Voir Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 485-486. La thèse du polémiste catholique est que « la grande unité cosmopolite », réalisée sous la direction des Juifs, « réclame une tête », et ainsi prépare « le prodigieux avènement d’un unique et suprême dominateur dans lequel les Juifs pourraient voir le Messie en même temps que les chrétiens y reconnaîtraient l’Antéchrist ». La question est posée par exemple en 1980 (et 1996) par le catholique traditionaliste Arnaud de Lassus dans l’un de ses pamphlets antimaçonniques (Lassus, 1996, pp. 63-66).
162 Sur Jean Boissel (1891-1951), antisémite français rallié dès 1934 au nazisme, voir l’article de Grégoire Kauffmann, in Taguieff, 1999, pp. 343-347.
163 Allusion aux Protocoles des Sages de Sion, souvent surtitrés « Programme juif de domination mondiale » (Taguieff, 2004b, pp. 326 sq.).
164 Cet article, non signé, est reproduit intégralement dans La Libre Parole, 7e année, n° 11, 1er juin 1936, pp. 13-17 (je suppose que, par « Ordo Templi Orientalis », l’auteur entendait désigner l’Ordo Templi Orientis, dirigé par Theodor Reuss). L’article cite longuement, d’après une « revue anglaise » (sans autre précision), des extraits de prétendus discours (destinés à rester secrets) prononcés lors d’une très secrète « réunion du Suprême Conseil des B’naï B’rith » qui se serait tenue à Paris, en janvier 1936 (pp. 14-17). Il s’agit d’un faux antijuif et antimaçonnique d’un genre voisin de celui des Protocoles. On y lit par exemple ces propos attribués à un dirigeant du B’nai B’rith : « Nous avons fondé maintes sociétés secrètes qui travaillent dans notre but, par nos ordres et sous notre direction. […] Nous sommes les Pères de toutes les Révolutions […]. Presque toute la Presse du monde est entre nos mains […]. » En ouverture de cette livraison de « La Libre Parole et Le Porc-Épic réunis », titrant à la une : « Sous la botte de Juda. Les manœuvres de Blum », on trouve un éditorial signé Henry Coston : « Front Français contre bloc juif » (pp. 1-2). La lutte contre le Front populaire est à l’ordre du jour des « nationalistes ». Henry Coston est alors le directeur politique de ces deux périodiques réunis, et Henry-Robert Petit en est le directeur-administrateur. Petit est en outre le président du Centre de documentation et de propagande (C.D.P.) sous la direction duquel est publiée la revue. Sur Henry-Robert Petit (1899-1985), voir l’article de Michaël Lenoire, in Taguieff, 1999, pp. 428-432.
165 Norman Cohn, 1967, p. 70 ; Cesare G. De Michelis, 2001, p. 80 ; Stephen Eric Bronner, 2000, p. 79. Cette mystérieuse « Chancellerie centrale de Sion » est, bien entendu, une pure fiction.
166 En France, le rôle de Gougenot des Mousseaux, connu en son temps pour ses travaux sur la magie (1860) et la démonologie, a été déterminant dans la constitution de cette doctrine de combat assimilant diverses figures d’ennemis (judaïsme, franc-maçonnerie, « libre pensée », occultisme, etc.), pour expliquer la multiplication des « révolutions ». Voir Gougenot des Mousseaux, 1869, en partic. pp. 358-373, 483-509.
167 Bertrand, 1905, pp. 26-27 (en italiques dans le texte). Sur l’Alliance israélite universelle, voir Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 334 sq.
168 Cohn, 1967, pp. 38 sq., 269-273 (extraits du documents); Bronner, 2000, pp. 81-83. Le document est intégralement reproduit in Taguieff, 2004b, pp. 421-426.
169 Eco, 1998, p. 146. L’analogie entre les Protocoles et la réunion de conspirateurs en présence de Cagliostro avait déjà été relevée par le pamphlétaire antijuif Jean Drault dans une série de trois articles publiés en 1921 dans la revue d’Urbain Gohier, La Vieille France, sous le titre générique « Alexandre Dumas père et les Protocols ». Voir surtout les deux derniers : « Cagliostro, héros de plusieurs romans maçonniques » (La Vieille France, n° 243, 22-29 septembre 1921, pp. 22-32) ; « Spectres, souterrains, jongleries, magnétisme, proxénétisme : tout l’Illuminisme ; tout le Judaïsme : Protocols ! » (La Vieille France, n° 244, 30 septembre-7 octobre 1921, pp. 23-32). Balsamo est identifié comme le « symbole du Juif maître des autres nations » (« Spectres… », art. cit., p. 25). La thèse de Drault est la suivante : « L’auteur des Mémoires d’un médecin a été inspiré par une ancienne version des “Protocols” qui ne sont qu’un commentaire du Talmud » (« Cagliostro… », art. cit., p. 30).
170 Voir Dumas, Joseph Balsamo, 1990 (introduction, II et III).
171 Dans son article de 1909 paru dans la Neue Freie Presse, Rathenau, qui ne s’exprimait nullement en tant que Juif (il se voulait d’abord Allemand), parlait plus modestement des « destinées économiques de l’Europe » : « Trois cents hommes, qui se connaissent tous entre eux, guident les destinées économiques de l’Europe et choisissent leurs successeurs parmi leurs disciples. » Voir Cohn, 1967, pp. 148-149. La phrase de Rathenau, comme celle de Sidonia (personnage du roman de Disraeli : Coningsby) attribuée à son créateur, a été utilisée comme l’expression d’un aveu, et la preuve qu’un complot juif ou judéomaçonnique mondial existait réellement. Voir Taguieff, 2004b, pp. 79, 219-220 ; 2004c, pp. 637-639.
172 Le Contemporain, 3e série, t. XXII, 1er juillet 1881. Le titre donné à l’extrait du livre de « sir John Readclif » est le suivant : « Compte rendu des événements politico-historiques survenus dans les dix dernières années ». Voir Delassus, 1899, p. 329, et 1911, p. 101.
173 Delassus, 1911, p. 100. L’étude signée Wolski comportait vingt chapitres, publiés dans cinq livraisons du Contemporain (de juillet à novembre 1881). Kalixt de Wolski est l’un des pseudonymes pris par Pierre I. Ratchkovski (1850 ?-1911), le chef de la section étrangère de l’Okhrana (la police politique secrète du régime tsariste), fixé à Paris depuis 1884.
174 Voir par exemple le pamphlet anonyme d’origine canadienne : La Clé du mystère, 1937, pp. 7-11 (« Un plan de conquête mondiale »). Le faux y est présenté comme « le texte d’un discours prononcé à Prague par le rabbin Reichhorn, en 1869, sur la tombe du grand rabbin Siméon-ben-Jéhouda » (p. 7).
175 Orthographe célinienne. Voir Céline, 1937, p. 277. Sur la même page, Retcliffe (Readcliff) devient Radcliff. Dans son pamphlet, Céline reproduit quelques passages du « Discours du Rabbin » (pp. 278-279).
176 Cohn, 1967, p. 42.
177 Voir Wolski, 1887, [XXI-336 p.], pp. 4-19.
178 Bournand, 1898, pp. 283-286.
179 Delassus, 1899, pp. 330-333. Le « Discours du Rabbin » sera reproduit intégralement par Mgr Henri Delassus, en 1911, dans La Question juive, pp. 102-111.
180 Bournand, 1898, p. 283.
181 Delassus, 1911, pp. 101-102.
182 « Discours du Rabbin », cité d’après Wolski, 1887, pp. 4, 5, 16, 19.
183 Jouin, 1912, pp. 11-14 (le document, présenté comme un « discours prononcé par un grand rabbin en 1880 », est cité dans la longue note 3 de la p. 11, qui s’étend sur les trois pages suivantes).
184 Jouin, 1920, pp. 18-26.
185 Voir la série des ouvrages publiés chez Bernard Grasset par le maurrassien Roger Lambelin au cours des années vingt sous le titre générique « Le Péril juif » : Le Règne d’Israël chez les Anglo-Saxons (1921), L’Impérialisme d’Israël (1924) et Les Victoires d’Israël (1928). Roger Lambelin est surtout connu pour être l’auteur d’une traduction française (précédée d’une longue introduction) des Protocoles des Sages de Sion, publiée chez Grasset en 1921, ouvrage qui fut un best-seller des années vingt et trente, de nombreuses fois réédité jusqu’en 1938. Voir « Protocols »…, 1921 et 1925 ; Taguieff, 2004b, passim. 186. En France, la thèse a été largement diffusée à la fin du XIXe siècle par le livre d’Abel Clarin de la Rive, Le Juif dans la Franc-Maçonnerie (Paris, A. Pierret, 1895). Dans les années 1910 et 1920 (puis au début des années trente, jusqu’à sa mort en 1932), c’est Mgr Jouin qui, avec la Revue internationale des sociétés secrètes (créée en janvier 1912), dénonce inlassablement le « péril judéo-maçonnique », avant et après son édition commentée des Protocoles des Sages de Sion (Jouin, 1920). Un ancien collaborateur de la revue de Mgr Jouin, Georges Ollivier, publie en 1959, dans une maison d’édition créée par Henry Coston (Documents et Témoignages), un ouvrage consacré à l’Alliance israélite universelle (Ollivier, 1959).
186 Voir l’article « Copin-Albancelli » de Charles Porset, in Ligou (dir.), 2004, pp. 312-313.
187 Doumic, 1906, p. 9. Max Doumic résume ainsi « l’hypothèse » de Copin-Albancelli, qu’il discute dans son livre, pour proposer finalement cette interprétation : les Juifs n’ont joué un rôle significatif dans la franc-maçonnerie que « du jour où ils ont eu partie liée avec l’Angleterre », c’est-à-dire vers la fin du Premier Empire, lorsque, « avec la banque Rothschild, les Juifs ont ressaisi la puissance financière » (Doumic, 1906, pp. 83-84).
188 Sur les « chefs inconnus » et leurs « moyens d’action », voir Bertrand, 1905, pp. 42-49.
189 Référence à Louis Blanc, Histoire de dix ans, 1830-1840 (Paris, 1841-1844, 5 vol.). Dans la littérature contre-révolutionnaire, les citations du franc-maçon et « révolutionnaire » Louis Blanc (extraites notamment de son Histoire de la Révolution française [1862], 1865, t. I, pp. 36-38, et t. II, pp. 74-84) sur les responsabilités maçonniques dans la préparation et l’organisation de la Révolution française étaient devenues rituelles, fonctionnant comme mode de légitimation du modèle conspirationniste de type barruélien au moins depuis l’ouvrage du comte Le Couteulx de Canteleu, Les Sectes et Sociétés secrètes politiques et religieuses (1863 ; rééd., 1987, pp. 202-208). Dans son petit livre de 1877, Les Sociétés secrètes, Claudio Jannet cite longuement Louis Blanc (Jannet, 1877, pp. 60-65), présenté comme « un historien très avancé dans les sociétés secrètes et expert dans l’art de faire les révolutions […], qui va nous révéler quelle fut la préparation du grand mouvement de 1789 » (Jannet, 1877, p. 60). Dans son monument sur les « sociétés secrètes », le Père Deschamps ne manquera pas de rejouer l’acte de référence tactique (Deschamps, 1882, t. II, pp. 236-237, citant l’Histoire de dix ans). Il en va de même pour Mgr Fava, évêque de Grenoble, et auteur d’un ouvrage fortement inspiré par la somme du Père Deschamps : Le Secret de la Franc-Maçonnerie (Fava, 1883, pp. 77-79). Voir aussi Mgr de Ségur, 1884, pp. 46-48, 58. Les usages antimaçonniques de Louis Blanc fonctionnent comme les usages antisémites de Disraeli ou de Bernard Lazare (et, plus tard, de Rathenau) : on extrait un passage ou une phrase de son contexte, on insiste sur l’origine ethnique ou l’appartenance politique de son auteur (franc-maçon, Juif, etc.), et on retourne le propos ainsi qualifié (un maçon ou un Juif parle, témoin privilégié) contre le groupe d’appartenance de l’auteur cité. Charles Porset remarque justement que la thèse de Barruel sur la Révolution française (réduite à un effet du complot maçonnique), dans sa radicalité, « n’a été retenue par aucun historien – à l’exception peut-être de Louis Blanc qui est un relais essentiel dans l’historiographie du complot » (Porset, 2000, p. 67).
190 Personnage fictif créé par les auteurs catholiques spécialisés dans l’antimaçonnisme (puis l’anti-judéomaçonnisme), Juif franc-maçon censé être notamment un membre particulièrement actif de la « Haute Vente » (« Haute-Vente romaine » ou « haute vente romaine »), présentée comme une puissante « société secrète », voire de la « société secrète » dirigeant la maçonnerie tout entière, vouée à la destruction de l’Église catholique. Voir Pierrard, 1970, pp. 27-29. Dans son ouvrage publié en 1859, L’Église romaine en face de la Révolution, Jacques Crétineau-Joly se contente de le décrire comme « un Juif connu sous le pseudonyme de Piccolo-Tigre » (Crétineau-Joly, 1976, t. II, p. 119) qui aurait, vers 1822, joué « un rôle dans le Carbonarisme » (ibid., p. 124). Le polémiste catholique cite une longue lettre aux « agents supérieurs de la Vente piémontaise » dans laquelle Piccolo-Tigre est censé exposer le plan de destruction du monde chrétien par l’action conjuguée du Carbonarisme et de la Franc-Maçonnerie (ibid., pp. 119-124). Il s’agit de l’un des nombreux faux antimaçonniques qui, comme les faux antijuifs, sont présentés comme des textes « révélateurs », attribués à des Juifs ou à des maçons « importants », qui ne les destinaient pas à la diffusion publique. Crétineau-Joly, conformément à la tradition barruélienne distinguant dans la franc-maçonnerie entre les « loges » (plus ou moins connues) et les « arrière-loges » (inconnues), caractérise ainsi la plus redoutable des « sociétés secrètes » de son temps : « La Vente suprême, qui se sert du Carbonarisme et de la Franc-Maçonnerie sans en relever, reste un secret même pour les autres sociétés occultes » (ibid., p. 117). Pour d’autres mentions de Piccolo-Tigre (en général d’après Crétineau-Joly), voir Ségur, 1867 (1884), pp. 8-10 (« un des chefs occultes, surnommé “Petit Tigre” »), p. 46 (l’un des « chefs de la Vente suprême […] était un Juif qui avait pris pour nom de guerre le nom de Petit-Tigre »), p. 53 ; Jannet, 1877, pp. 44-45 (« un Juif membre de la haute vente romaine ») ; Jannet, 1882, pp. LXXXVI-LXXXVII ; Deschamps, 1882, t. II, p. 272, note 2 (« Piccolo-Tigre » est le « nom de guerre » d’un conspirateur dont les lettres auraient été saisies par la police romaine); Estampes/Jannet, 1884, pp. 72-73 (« En 1822, un Juif, membre de la Haute-Vente romaine, écrivait à un de ses complices de multiplier partout les associations […], et surtout la Franc-Maçonnerie ») ; Delassus, 1910, t. II, p. 409 ; Heekelingen, 1939, pp. 163-164.
191 Bertrand, 1900, p. 48 (passage repris, légèrement modifié, par Bertrand, 1905, p. 43).
192 Barbier, 1908, pp. 8, 71-73, 78.
193 Pemjean, 1934, p. 19.
194 Pemjean, 1934, p. 17. Le pamphlet se termine par une diatribe sur « les maîtres du monde » (pp. 225-237).
195 Jolivet, 1935, pp. 11-12.
196 Winrod, 1935, puis 1937. Le pamphlet ne portant ni date ni lieu de publication, on suit ici l’historien américain Leo Ribuffo (1983, p. 308), indiquant que sa première édition date de 1935 (Wichita, Kansas, Defender Publishers). Le pasteur fondamentaliste Gerald B. Winrod (1900-1957), créateur en 1925 de l’organisation des « Défenseurs de la Foi chrétienne », mêlant l’anticommuniste et l’antisémitisme à l’anticatholicisme, fut dans les années trente un efficace propagateur des Protocoles des Sages de Sion aux États-Unis et ne cacha pas son enthousiasme à l’égard de l’Allemagne nazie. Dans ses multiples pamphlets antijuifs, s’inspirant de Nesta Webster et rejoignant Lady Queenborough, il relie les « Sages de Sion » aux « Illuminati ». En 1935, après avoir visité l’Allemagne, il écrivait par exemple dans sa revue, The Defender : « De tous les pays européens, l’Allemagne est le seul qui a eu le courage de défier l’occultisme maçonnique juif, le communisme juif et le pouvoir financier juif international » (cité par Strong, 1940, p. 214, et par Cohn, 1967, p. 235 ; tr. fr. légèrement modifiée). En 1932, Winrod publie un ouvrage sur les Protocoles, intitulé The Hidden Hand (La Main cachée) – vite traduit en allemand –, puis, l’année suivante, un pamphlet titré The Protocols and the Coming Super Man (Les Protocoles et le surhomme à venir), suivi de deux autres brochures : The Truth About the Protocols (La Vérité sur les Protocoles) et The Antichrist and the Tribe of Dan (L’Antéchrist et la tribu de Dan, 1936). Autre pamphlet significatif de Winrod, visant le « judéo-bolchevisme » : Trotsky and the Jews Behind the Russian Revolution. La presse allemande de l’époque présentait Winrod comme « le Streicher américain ». Voir Strong, 1940 ; Cohn, 1967, pp. 231, 234-235 ; Ribuffo, 1983, en partic. pp. 144-175 ; Barkun, 2003, pp. 42-43, 49 ; D’Agostino, 2005.
197 Winrod, 1935, pp. 45, 47.
198 Queenborough, 1975 (1933), p. 662.
199 Queenborough, 1975, p. 184.
200 Ibid. Voir Barkun, 2003, p. 49.
201 Kah, 1991 ; voir les extraits mis en ligne sous le titre « Masonic Origins », portant sur le gnosticisme, les Chevaliers du Temple, les Illuminati, les Rose-Croix, etc., http://www.biblebelievers.org.au/.
202 Drumont, 1886, t. I, p. 260. « Paschales » désigne de façon fautive Martines de Pasqually (ou Pascuallis) (1727-1774), dont la doctrine fut appelée de façon équivoque le « martinisme » (également en référence à la doctrine du théosophe Louis-Claude de Saint-Martin), les « martinistes » devenant des « Élus Cohen » (ou « Élus Coens »). Voir Amadou, 1946, 2000a, b et c, 2004a et b. Mais l’ambiguïté référentielle va s’aggraver avec la création par Papus, à la fin du XIXe siècle, de l’Ordre martiniste. Voir Papus, 1895 et 1899 (réunis en un vol., 1986, puis 2004). On notera que Drumont reconduit l’amalgame contre-révolutionnaire entre l’Illuminisme théosophique/chrétien et l’Illuminisme révolutionnaire, dans une perspective grossièrement antijuive (l’argument du type : « Weishaupt était juif tout comme Martines de Pasqually, donc… »).
203 Belliot, 1927, p. 329. Nous respectons mais simplifions les choix graphiques de l’auteur, en mettant systématiquement en italiques les mots ou passages en gras ou en italiques.
204 Belliot, 1927, p. 341.
205 Sur les trois « masques », voir Belliot, 1927, pp. 346-348.
206 Belliot, 1927, pp. 350-351.
207 Belliot, 1927, p. 351.
208 Le présent ouvrage se situe dans le prolongement de mes deux livres consacrés pour l’essentiel à la formation, aux métamorphoses, aux usages politiques et aux formes de réception du mythe moderne qu’est la « conspiration juive internationale » ou le « complot juif mondial » : Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, nouvelle édition refondue (2004b), et Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire (2004c), en particulier pp. 617-817 (IIIe partie : Invention et réinventions du mythe des « Sages de Sion »).
209 Cité d’après Poliakov, 1977, pp. 125-126.
210 Cité d’après Webb, 1981 (1976), pp. 242-243.
211 Nilus, au début des années 1900 (jusqu’en 1905), était en rivalité, dans la lutte d’influence qui s’exerçait à la cour du Tsar, avec le guérisseur Philippe,
ami de l’occultiste Papus (Gérard Encause, dit), fort actif dans l’implantation de l’Ordre martiniste en Russie. En 1906, Raspoutine est appelé à la cour : signe de l’échec du parti de Nilus. Voir Rollin, 1991 (1939), pp. 429-475 ; Encausse, 1954, pp. 179-220 ; André/Beaufils, 1995, pp. 205-232, 233-248.
212 Sur le contexte culturel russe « fin-de-siècle » en la matière, voir Carlson, 1997. Sur l’entrecroisement des facteurs culturels et politiques, voir Webb, 1981 (1976), pp. 213-273 ; Poliakov, 1977, pp. 85-153.
213 Voir Webb, 1981 (1976), pp. 213-344 ; Laqueur, 1993, pp. 3-57 ; Hagemeister, 1995 et 1996 ; Rosenthal, 1997, p. 396. Voir aussi Cohn, 1967, pp. 71 sq., 89 sq. ; Taguieff, 2004b, pp. 40-56 (édition commentée du témoignage du comte Armand Alexandre de Blanquet du Chayla (1885-1939), qui vécut de janvier à la mi-novembre 1909 au monastère « Optina Poustyne », où il rencontra souvent Nilus).
214 Texte cité partiellement par Cohn, 1967, p. 285 (trad. modifiée). Voir aussi l’édition commentée des Protocoles due à Leslie Fry, 1931, pp. 263-265. Ce livre, titré Le Retour des flots vers l’Orient. Le Juif, notre maître, rédigé par l’antisémite professionnelle Leslie Fry (épouse Chichmarev), membre de l’équipe financée par Henry Ford, au début des années 1920, pour prouver l’authenticité des Protocoles, fut publié par les soins de Mgr Jouin, directeur de la Revue internationale des sociétés secrètes.
215 Nilus incorpore le texte des Protocoles dans la seconde édition revue et augmentée de son livre (Tsarskoïe Selo, imprimerie de la Croix-Rouge, décembre 1905, chap. XII, pp. 325-394), dont la première édition avait été publiée en 1903. Voir Taguieff, 2004b, p. 42 ; Hagemeister, 1991, p. 54 ; Id., 1995, pp. 145, 151 ; Id., 1996, pp. 127 sq.
216 Cette première publication des Protocoles en feuilleton se fait à travers neuf articles de Znamia (Cesare G. De Michelis, 1997, pp. 264-265). La version anonyme de 1905 et la version Boutmi de 1906 dérivent de cette première version de 1903.
217 Rollin, 1991, p. 33 ; Cohn, 1967, p. 70 ; Taguieff, 1992, t. I, pp. 14, 366 ; Bronner, 2000, pp. 76, 79 ; De Michelis, 1998, pp. 229-240 (texte reconstruit de l’édition de Krouchevan, 1903) ; Id., 2001, pp. 34-38, 81-82 (note anonyme de présentation des Protocoles en 1903, attribuable à Krouchevan), 83-143 (texte de l’édition de 1903). Le quotidien d’extrême droite Znamia avait été lancé par P. A. Krouchevan (1860-1909) en février 1903.
218 49 morts, 495 blessés, un grand nombre de viols, environ 1500 ateliers et boutiques dévastés et détruits, 20 % de la population juive sans abri.
219 « Protocols »…, 1925, p. 27 (Protoc. 3 ; soul. dans le texte).
220 Hagemeister, 1995, pp. 143-144, 155 (note 17). Pour éviter les mésinterprétations, précisons que Vladimir Soloviev avait, en 1890, fermement condamné l’antisémitisme russe par une « Protestation contre le mouvement antisémite dans la presse », publié dans le Times le 10 décembre 1890, sans nom d’auteur, sous le titre « The Jews in Russia ». Voir Soloviev, 1992, pp. 167-169.
221 Soloviev, cité par Ravenscroft, 1977, p. 121.
222 C’est en réaction contre le Manifeste du 17 octobre 1905, symbolisant la libéralisation de la Russie sous l’égide du comte Witté, que fut créée, à l’initiative du docteur Doubrovine, l’Union du peuple russe, organisation monarchiste d’extrême droite dont l’objectif déclaré était de combattre le mouvement révolutionnaire. L’Union du peuple russe, bénéficiant de fonds (secrets ou non) considérables, organisa, en 1906 et 1907, plusieurs attentats et assassinats, avec la bénédiction de hauts responsables du département de la Police (Okhrana comprise).
223 Jean de Cronstadt, Le Grand dans le Petit, 1903, VIII-179 p.
224 Voir Cohn, 1967, pp. 91-92.
225 Citation de Matthieu : « Il est proche, tout près de la porte. »
226 Sur les premières éditions russes des Protocoles, voir Hagemeister, 1995 et 1996 ; De Michelis, 1998, pp. 17 sq.
227 Le comte Serge Ioulevitch Witté (1849-1915) fut successivement ministre des Voies et Communications (1892), ministre des Finances (de 1893 à 1905), président du Conseil des ministres (1905), Premier ministre (après la publication du manifeste du 17 octobre 1905, octroyant une Constitution au peuple russe). Constatant que le tsar se montrait hostile aux réformes, il donne sa démission en 1906, mais conserve ses fonctions de membre du Conseil de l’Empire, de président du Comité des Finances et de secrétaire d’État du tsar.
228 Voir Rollin, 1991, pp. 334-335 ; Curtiss, 1942, pp. 80-82 ; Cohn, 1967, pp. 106-110 ; Katz, 1995, p. 281.
229 Sur les activités de Markov II (Nicolas E. Markov), qui succèda au Dr Doubrovine à la tête de l’Union du peuple russe, voir Henri Rollin, 1991, pp. 178-179, 603-604, 644-645 ; Léon Poliakov, 1977, pp. 145-146, 338 ; Id., 1985, pp. 235, 249, 343 (Eugène et Nicolas ne faisant qu’un !) ; Walter Laqueur, 1993, pp. 16-17, 23-24, 28 (1996, pp. 35, 42-43, 46).
230 Alexeï Chmakov (1852-1916), juriste et publiciste, était l’un de ces chefs des Centuries noires qui, à l’instar de Boutmi ou de Krouchevan, organisaient des pogroms tout en faisant de la propagande antisémite. Chmakov est l’auteur de plusieurs textes antijuifs ou anti-judéomaçonniques : Discours juifs (Moscou, 1897), La Liberté et les Juifs (Moscou, 1906), Les Juifs dans l’histoire (Charkov, 1907), Le Gouvernement occulte international (dans Novoïé Vremia, 26 mai 1912 ; rééd., Tallin, 1999). Voir De Michelis, 2001, pp. 14, 39, 41, 215. Chmakov doit sa relative célébrité à ce qu’il a publié en 1906 un faux antijuif, présenté comme un document rédigé par Adolphe Crémieux en 1860, à l’époque de la fondation de l’Alliance israélite universelle : un prétendu manifeste appelant tous les Juifs à coopérer à l’établissement de la domination juive mondiale (Cohn, 1967, p. 164). Franc-maçon depuis 1812, Crémieux (1796-1880) pouvait passer pour un « judéo-maçon » typique, et se transformer en un « Sage de Sion ». Voir Rollin, 1991, pp. 279 sq. ; Katz, 1995, pp. 248-249, 254-255.