Esthétique, ludique, politique : espaces des représentations complotistes
Les accusations de complot (« mégacomplot » compris) circulent comme des rumeurs, dont Gordon Allport et Leo Postman postulaient qu’elles « diffusent le virus de l’hostilité
8 ». Si l’on est en droit d’être sceptique sur la validité de l’analogie virale – laquelle présuppose la passivité du sujet, qui serait « fatalement » contaminé par simple contact avec l’agent infectieux
9 –, il n’en est pas moins vrai que les rumeurs et les légendes urbaines paraissent sélectionner, dans leur mode de transmission, les passions négatives et les visions hostiles. Ce qui va dans le sens du style de pensée « paranoïde ». Mais, diront les sociologues relativistes, les doctrines conspirationnistes font partie de la culture particulière des groupes chrétiens fondamentalistes (catholiques traditionalistes ou intégristes compris). Et l’on ne saurait contester à une mouvance religieuse quelconque le droit d’avoir une identité culturelle particulière.
Aussi faut-il poser un certain nombre de questions que les tenants d’une vision angélique ou « neutraliste » du « culturel » refusent de poser. Qu’y a-t-il de commun entre les romans à énigmes de Dan Brown, thrillers ésotérico-religieux devenus best-sellers internationaux, et la masse des pamphlets d’extrême droite dénonçant des complots organisés par des puissances occultes ou semi-occultes (Juifs, francs-maçons, «
Illuminati », Synarchie, Commission Trilatérale, Council of Foreign Relations
10, Bilderberg Group, Skull and Bones, B’nai B’rith, etc.) visant à installer un « gouvernement mondial » ? Quels intérêts et quelles croyances les amateurs de la série télévisée
The X-Files
(dont l’un des mantras est «
Trust no one11 ») et des films ou des jeux vidéo (
Illuminati/INWO ou
Tomb Raider par exemple) mettant en scène la lutte entre les redoutables «
Illuminati12 » et d’admirables héros, partagent-ils avec les demi-savants peuplant le monde des « historiens alternatifs » (y compris les négationnistes) et les dénonciateurs fanatiques du « complot mondial » ? Peut-on supposer des passions communes à ces derniers et aux consommateurs immodérés de nourritures « ésotériques » en tout genre, ainsi qu’aux lecteurs enthousiastes de la trilogie
The Illuminatus !13, du
Da Vinci Code ou d’
Anges et Démons de Dan Brown ? Peut-on mettre en relation les records d’entrées pour un film tel que
Le Seigneur des Anneaux (d’après Tolkien), fiction dans laquelle on retrouve une quête initiatique
14, des puissances qui s’affrontent (structure manichéenne : forces lumineuses contre forces obscures) et de la magie (le magicien Gandalf, l’Anneau de Puissance), l’engouement planétaire pour Harry Potter (juvénile figure de sorcier
15 – et plus généralement pour la littérature d’
heroic fantasy, présentant le monde comme travaillé par des « forces subtiles, bienveillantes ou malveillantes
16 » – et la fascination trouble exercée par la thèse d’une conspiration des «
Illuminati » visant à instaurer par tous les moyens – y compris les plus criminels – le Nouvel Ordre mondial ? La vision d’une dictature
s’installant à travers l’imposition du
New World Order se situe au centre du mythe répulsif (celui du « mégacomplot »), lequel inclut ce qu’il faudrait appeler l’hyper-machiavélisme attribué aux « mondialistes ». Comment interpréter cet attrait pour un « monde de magie, d’honneur, de fidélité, de courage, d’initiation et de quête
17 », qui semble exprimer, par sa recherche du divin dans ses manifestations cosmiques, une revanche du paganisme sur le monothéisme, mais va souvent de pair avec une nébuleuse de croyances portant sur des manipulations et des conspirations, mêlant sociétés secrètes, gouvernements cyniques ou services de renseignements (surtout américains) et extraterrestres inquiétants ?
Le présent essai se propose de fournir quelques éléments de réponse à ces questions, sur la base d’une hypothèse aujourd’hui largement acceptée par les anthropologues du religieux : celle du réenchantement du monde, à la fois phénomène culturel mondialement observable et objet de désirs ou d’aspirations. Il part d’un double constat : les fictions signées Dan Brown (
Da Vinci Code,
Anges et Démons), parmi de nombreuses autres n’ayant pas rencontré un succès comparable, puisent dans le même fonds symbolique qu’une multitude de pamphlets conspirationnistes d’extrême droite publiés depuis le milieu des années 1980, et ce stock de rumeurs, de légendes et de croyances ne cesse d’être exploité par des entrepreneurs culturels, donnant lieu à des écrits relevant de la littérature qu’on peut qualifier à première vue d’« ésotérique », au sens ordinairement vague et attrape-tout du terme, renvoyant à « tout ce qui exhale un parfum de mystère
18 ». Sens non dénué d’une certaine orthodoxie, si l’on se réfère au « rénovateur de l’occultisme », Éliphas Lévi, qui, en 1859, dans sa préface à
La Clef des grands mystères, commençait par poser : « Les esprits humains ont le vertige du mystère. Le mystère est l’abîme qui attire sans cesse notre curiosité
inquiète par ses formidables profondeurs
19. » Ce constat nous conduit à une exploration de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui le bazar de l’ésotérisme. Plus précisément, cette littérature peut être dite approximativement « ésotérique » en ce qu’elle comporte des références à des énigmes, des mystères et des secrets transmis à travers les siècles (« l’Égypte secrète », « les secrets des Templiers »), à de l’inconnu et à de l’inexpliqué, à de l’invisible et du surnaturel (d’où d’inévitables chevauchements avec le religieux), à une « franc-maçonnerie » largement fantasmée (avec ses « Maîtres invisibles » et ses « Instructeurs ésotériques »), ainsi qu’à des « trésors » cachés, des « messages occultes » et à des « sociétés secrètes » – censées garantir la transmission de connaissances secrètes par des rituels initiatiques. La question se complique du fait de l’existence de « sectes » se réclamant de l’ésotérisme, organisations à structure « initiatique » dont certaines relèvent de l’opération publicitaire, voire de la simple escroquerie (les Raëliens), et d’autres de l’entreprise criminelle (l’Ordre du Temple solaire
20. Cette littérature « grand public » se présente comme ouvrant des portes jusque-là fermées, exposant au grand jour des « secrets » soigneusement protégés (la vie secrète de Jésus, etc.), éclairant le lecteur inquiet sur les « puissances occultes » censées diriger la marche de l’Histoire, donnant enfin la clé de telle ou telle grande « énigme » (celle des Templiers, de l’Atlantide, du Saint Graal, etc.). Elle s’assigne la tâche de « décoder les messages transmis
21 ». La curiosité du lecteur est stimulée par la promesse d’une entreprise vertigineuse de déchiffrement, de décryptage, de décodage. Cette avidité « décodeuse » représente un aspect significatif de la demande contemporaine de sens et de compréhension, qui ne se satisfait pas des « explications » ordinairement données et
soupçonne le discours « officiel » sur les événements historiques de cacher leur « vrai sens ». C’est là postuler à la fois que le vrai ne peut être que caché, et qu’il y a des forces qui travaillent à l’occulter. Il s’agit donc d’identifier et de débusquer ces forces, qui enveloppent des intentions mauvaises.
Prenons un exemple, tiré du magazine spécialisé
Les Grands Mystères des Sciences Sacrées : le commentaire « ésotérique » du film de Jon Turteltaub produit par Walt Disney,
Benjamin Gates et le Trésor des Templiers (2004, avec Nicolas Cage, Diane Kruger, etc.). Ce commentaire
22 est centré sur un décryptage de certains symboles, accompagné de propos allusifs ou suggestifs :
« Nous avons surtout remarqué “l’Œil qui voit tout” et la pyramide maçonnique à treize degrés (représentant les treize grades du pouvoir), dont le logo se retrouve sur le Dollars [
sic] américain. De nombreux ouvrages font état actuellement d’une conspiration visant à installer un “Nouvel Ordre mondial” à laquelle se livrerait une bande de nantis à la tête des plus grosses fortunes du monde, formant un cartel politico-économique ultra secret, les Illuminatis [
sic]. […] On lit à la base de la pyramide, l’année 1776 […]. La plupart des gens s’imagine [
sic] que ce chiffre représente l’année de la signature de la “Déclaration d’indépendance” américaine, mais pour les partisans de la théorie du complot, il n’en est rien. Cette date ferait référence à l’année de la fondation de l’Ordre des “Illuminés de Bavière” par Adam Weishaupt, le 1
er mai 1776 […]. En outre, on sait que les signataires de la Déclaration d’Indépendance étaient presque tous maçons et que les Illuminatis [
sic] seraient supposer [
sic] détenir les plus hauts grades de la Franc-maçonnerie mondiale… Si, pour certains, l’Œil d’Horus situé au sommet (tronqué) de la pyramide représente le réseau d’espions mis sur pied par Weishaupt, pour d’autres, il symbolise soit l’œil du “Grand Architecte de l’Univers” vénéré par les maçons, soit l’œil de Lucifer ou encore l’œil d’une entité extraterrestre d’apparence reptilienne que vénéreraient les Illuminatis [
sic] ! […] On pourrait douter de la crédibilité de telles affirmations mais il y a tant d’ouvrages, d’avertissements et d’indices troublants laissant présumer de [
sic] l’existence réelle d’une telle conspiration à l’échelon planétaire que nous ne pouvons qu’être interpellés, d’autant que Walt Disney, le producteur de “Benjamin Gates et le Secret des Templiers” [
sic] fut lui-même un initié maçon du 33
e degré! N’est-ce pas étonnant de découvrir trois 6 dans sa signature, ici entourés d’un cercle. Et ces trois 6, ne sont-ils pas représentatifs de la marque de la “Bête” vénérée par les Illuminatis [
sic]
23 ? Coïncidence ou réalité? À vous de juger… »
Dans ces fictions et ces récits pseudo-historiques, la dimension ésotérique s’entrecroise avec une dimension polémique : révéler, c’est combattre. Le dévoilement des « grands secrets » va de pair avec la pratique de la dénonciation de personnages ou de groupes incarnant des forces maléfiques, ainsi qu’avec la mise en scène manichéenne d’un grand affrontement entre des puissances plus ou moins occultes dont chacune est censée rechercher la mort de l’autre. Dans les « thrillers théologiques » de Dan Brown, l’intrigue repose précisément sur la lutte à mort entre des organisations secrètes ou semi-secrètes, réellement existantes (mais mythifiées) ou totalement chimériques : l’
Opus Dei (réalité historique mythologisée et diabolisée) et le « Prieuré de Sion » (fiction) dans le
Da Vinci Code (2003), les
Illuminati (mythe construit à partir d’une réalité historique) et le Vatican (mais un Vatican mystérieux et inquiétant) dans
Anges et Démons (2000). Umberto Eco avait ouvert la voie, dans les années 1980, avec ses thrillers érudits :
Le Nom de la rose (1980) et surtout
Le Pendule de Foucault (1988)
24, où le romancier-sémioticien
érudit avait intégré l’imaginaire conspirationniste lié aux
Protocoles des Sages de Sion, à leur histoire au XX
e siècle comme à leur préhistoire au XXI
e25.
Ce qui est dénoncé, c’est le « complot mondial » ou la « grande conspiration », dont les acteurs invisibles sont régulièrement désignés en tant que « Juifs », « maçons » ou « Illuminés » (« Illuminati », le mot latin ajoutant au mystère), qu’ils soient ou non des magnats de la haute finance internationale. Antisémitisme et antimaçonnisme sont les deux spécifications de l’antimondialisme ou de l’anticosmopolitisme qui entrent en synthèse, dans ces écrits, avec la dimension “ésotérique” (au sens vague du terme, référant à de supposées connaissances secrètes). Ce qui est dénoncé, c’est le New World Order, le Nouvel Ordre mondial fantasmé comme la grande menace et construit comme le noyau dur du grand mythe politique répulsif. C’est pourquoi l’antimondialisme d’extrême droite a si facilement assimilé la thématique des milieux néo-gauchistes « anti-mondialisation », en la réinterprétant selon le modèle complotiste de l’action secrète des « Illuminati ».
Dans son livre intitulé
Les Cinq Clefs, sous-titré « La résistance Humani-Terre face aux Reptiliens et au nouvel ordre mondialiste des Illuminati », mélange de thématique New Age (l’épanouissement personnel comme impératif majeur), de vision complotiste et de délires sur les extranéens du genre « Reptilien » menaçant les Terriens, Frank Hatem consacre un chapitre aux « dix commandements de l’ultra-libéralisme », où il reprend à son compte une caractérisation polémique du « libéralisme » ou du « néo-libéralisme » esquissée par l’économiste Ricardo Petrella,
président et fondateur de l’Association des Amis du
Monde diplomatique, dans une conférence prononcée le 7 décembre 1998. Il s’agit d’un résumé exemplaire de la vulgate « anti-mondialisation » : 1° « Le monopole, ton dieu, tu adoreras » ; 2° « Compétitif tu seras, et ton prochain tu tueras »; 3° « À ta rentabilité tu veilleras »; 4° « Au progrès tu te soumettras » ; 5° « Au monde entier tu t’ouvriras et aucun territoire ne défendras » ; 6° « Tu laisseras les autres mourir de faim » ; 7° « Une marchandise tu deviendras » ; 8° « Toute souveraineté tu abandonneras » ; 9° « À la loi et à la morale des monopoles tu te plieras » ; 10° « Ta misère tu organiseras » ; 11° « La chance de ta vie et de ta liberté tu laisseras passer
26. » Aussitôt après avoir fait cet inventaire, Hatem ajoute ce commentaire : « C’est ainsi que les
Illuminati font travailler leur bétail, que nous sommes, dans le stress et la soumission. Comme dit David Icke, si une vache va dire aux autres vaches “eh les filles, vous savez, ce camion qui emmène nos copines chaque matin, c’est pas pour les emmener vers de meilleurs pâturages, c’est pour les emmener à un horrible abattoir où on nous égorge pour nous manger !”, personne ne la croit et elle est rejetée du troupeau
27. » Cette parabole prend son sens dans le cadre de la vision cauchemardesque que Hatem partage, moyennent diverses inflexions, avec Icke, Cooper, Deyo et bien d’autres ufologistes « politiques », celle d’une mise en esclavage des Terriens par les descendants de certaines espèces d’extraterrestres conquérants et exploiteurs : « Globalement, la Terre est un jardin transformé en batterie d’élevage. Nos cultivateurs sont des Reptiles. Et leur monoculture, ce sont les émotions négatives car c’est leur plat préféré
28. »
Les
Illuminati sont donc les individus et les groupes qui, en connivence avec les Reptiliens ou les Petits Gris (quand ils ne sont pas des hybrides humains/extranéens), gouvernent les Terriens en les manipulant : « Le pouvoir des
Illuminati
repose sur le développement du mondialisme et du monopolisme
29. » Or, « ce mouvement mondialiste […] s’accélère en contradiction absolue avec l’autre vocation terrienne, celle de l’évolution spirituelle
30 ». Le prophète Hatem annonce que « la lutte des Fils de la Lumière contre les Fils des Ténèbres sur la Terre arrive à son terme
31 ». Un affrontement manichéen entre « nos amis les anges » et les démons pourrait idéalement régler le problème. Mais « les anges ne peuvent pas agir directement sur les décisions des hommes », et « ils ne peuvent pas intervenir pour chasser les Petits Gris ou les Reptiliens
32 ». Il ne reste aux Terriens qu’un chemin, celui de la connaissance des réseaux de la grande manipulation, en ne comptant que sur eux-mêmes : « Il n’en [
sic] tient qu’à nous de rejoindre les Fils de la Lumière et d’avoir notre place parmi eux. Pour cela, il suffit d’ouvrir son cœur. Personne ne peut le faire à notre place. Tant que nous ne le ferons pas, nous serons les jouets de nos pulsions reptiliennes
33. » Pour déjouer le complot des manipulateurs, il suffit d’en avoir une connaissance suffisante et de la transmettre, et bien sûr de rester unis contre ceux qui nous divisent : « À vous de ne pas être dupe et de commencer à parler à votre voisin
34. » Dénoncer publiquement le complot des
Illuminati : telle est la grande cause à laquelle toutes les autres sont subordonnées. L’obstacle principal est bien connu, un mélange de paresse et de lâcheté, qui pousse à l’aveuglement volontaire. C’est pourquoi tout finit par une leçon de morale :
« Ce qui bloque votre action dans toutes les directions positives, c’est précisément les manipulations par les
Illuminati. Leur action de surveillance et de coercition est déjà très individualisée. Vous n’êtes pas parano lorsque vous avez l’impression d’un complot contre vos projets gênants. Ce sont eux les paranos, eux qui veulent tout contrôler. […] C’est notre paresse et notre trouille qui entretiennent la dictature invisible. […] La vraie information c’est la lumière, et c’est elle qui tue l’ombre. Vous savez ce qui vous reste à faire
35. »
Le doctrinaire New Age et « antimondialiste » qu’est Hatem, disciple de David Icke, ne répugne pas à se référer aux Protocoles des Sages de Sion ni aux pamphlets à l’antisémitisme dosé de Holey (en français : les trois volumes du Livre jaune) pour justifier sa vision du complot mondial des « Illuminati », qui permettrait d’expliquer les attentats du 11 septembre 2001 :
« Les remarquables livres de David Icke […] et les
Livres jaunes publiés par les Éditions Félix, ainsi que d’autres sources antérieures en langue anglaise, donnent tous les détails de ces manipulations venues non pas d’en haut mais d’en bas, que décrivaient déjà les
Protocoles des Sages de Sion au début du XX
e siècle, et d’autres documents de diverses loges, dont on a voulu faire croire qu’ils étaient des faux. L’évidence, aujourd’hui, est que ce sont bien ces plans qui sont mis en œuvre aujourd’hui de façon méthodique. Il faut écouter ceux qui nous mettent en garde. On ne pourra plus dire « on ne savait pas ». L’affaire du
World Trade Center fait partie de ces manipulations et constituent un engrais précieux pour multiplier les haines et les sentiments de vengeance
36. »
La généalogie fantastique des «
Illuminati » qu’expose Hatem, bien qu’illustrant une forme contemporaine d’antisémitisme symbolique (indirect, « subtil », jouant sur l’implicite, etc.
37, permet d’identifier ethniquement les conspirateurs et manipulateurs mondiaux :
« Le Pentateuque raconte très clairement comment un très petit nombre d’extraterrestres dont le chef, sous le nom de “Jehovah”, sur sa “nuée” volante et destructrice, dirige militairement un peuple, parvient à lui faire occuper tout un territoire stratégique. C’est de là que ces “nobles” à sang froid et bleu ont organisé la banque phénicienne familiale unique qui, devenue templière, et implantée par la suite en Angleterre, est devenue l’instrument de la domination mondiale
38. »
De nombreux écrits complotistes, incluant l’ingrédient « extraterrestres » ou non, comportent des généalogies fantastiques du même type. Le pouvoir despotique attribué aux « Illuminati » y est le plus souvent mis en relation avec une finalité destructrice : l’espèce humaine est menacée d’extinction. Mais, au-delà de l’épuisement par sur-exploitation du « bétail humain », les complotistes s’inspirant de l’écologie « profonde » dénoncent plus largement un programme d’exploitation conduisant à l’abolition de toute vie sur la planète Terre. Le catastrophisme écologiste s’accorde fort bien avec l’apocalyptisme de tradition judéophobe. Il y a là un antisémitisme à dominante apocalyptique, dans lequel se mêlent des héritages divers : antijudaïsme chrétien, antisémitisme au sens strict (racialisme ou racisme dirigé contre les Juifs en particulier, supposés incarner une « race », la « race sémitique »), antisémitisme nationaliste (qui reprend une nouvelle vigueur dans les dénonciations « antimondialistes »). Dans les écrits des années 1980 et 1990, la rhétorique « antisioniste » entre en scène : la « main cachée » d’Israël est débusquée partout, le Mossad, par exemple, est fantasmé comme une puissance invisible, malfaisante et omnipotente.
Mais, notera-t-on à juste titre, le jumelage d’un « ésotérisme » de supermarché (désormais mâtiné d’ufologie) et de l’antisémitisme complotiste ne suffit pas à situer ces écrits dans l’espace de l’extrême droite. Nombre de socia-
listes, de « progressistes » ou de révolutionnaires, au XIX
e siècle et en France tout particulièrement, ont été en effet des adeptes de telle ou telle forme d’ésotérisme tout en manifestant des sentiments ou des positions antisémites. Il suffit de mentionner les penseurs révolutionnaires Charles Fourier, Pierre Leroux ou Louis-Auguste Blanqui, dont la cosmologie fantastique comporte nombre d’éléments relevant de l’occultisme
39 – ce qui ne doit pas faire oublier la mystique de l’Égypte qu’on trouve chez un réformateur « philosémite » comme Saint-Simon
40. À la co-présence de l’ésotérisme et de l’antisémitisme il convient d’ajouter des traits supplémentaires, pour qu’on puisse inclure ces écrits dans le champ extrême-droitier : une position globalement antimoderne, fondée sur le postulat que le monde moderne est le produit d’une conspiration destructrice (visant la « civilisation chrétienne », le plus souvent assimilée à « la Civilisation ») et qu’il est en conséquence un immense processus de décadence ; le rejet total du régime démocratique et des principes du libéralisme (individualisme, pluralisme, etc.), assorti d’une conception « réactionnaire » ou restauratrice (appel à restaurer un ordre politique ancien, généralement illustré par la monarchie) ; la diabolisation de la franc-maçonnerie et du socialisme, impliquant souvent celle de la Révolution française (position contre-révolutionnaire). Tous ces traits peuvent se reconnaître dans la figure et les écrits du Français Henri Gougenot des Mousseaux, auteur catholique et contre-révolutionnaire d’un ouvrage devenu légendaire dans les milieux antisémites européens :
Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens (1869)
41. En 1921, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg, grand admirateur de Gougenot des Mousseaux, en édita un volume d’extraits traduits en allemand et commentés par ses soins
42. En affirmant
que « les Juifs et les francs-maçons sont à la tête du monde actuel et œuvrent en coulisses
43 », Rosenberg se montrait un fidèle disciple du théoricien français du « complot judéo-maçonnique ». Mais le même chevalier Gougenot des Mousseaux, lorsqu’il s’engagea dans la guerre culturelle contre la franc-maçonnerie, les Juifs et le judaïsme, était aussi l’auteur de plusieurs ouvrages relevant à la fois du pamphlet antisatanique et du genre « ésotérisme » (bien qu’expressément anti-occultistes) :
La Magie au XIXe siècle. Ses agents, ses vérités, ses mensonges44, ou
Les Médiateurs et les moyens de la magie. Les hallucinations et les savants, le fantôme humain et le principe vital 45.
Des crimes judéomaçonniques aux assassinats « illuministes »
La mort du chevalier mystico-antisémite a été mythologisée, pour devenir un modèle d’interprétation conspirationniste des « morts mystérieuses », puisant dans le mythe du « crime rituel » attribué aux Juifs
46, dont la légende des « meurtres maçonniques » est une variante moderne : l’écrivain catholique antijuif aurait été assassiné par les Juifs ou par leurs hommes de main
47. Le publiciste Albert Monniot, dans un livre intitulé
Le Crime rituel chez les Juifs publié en 1914 et préfacé par son ami Drumont, consacre un chapitre entier à la question : « Le livre et la mort de
Gougenot des Mousseaux
48 ». On y apprend que, selon un témoin qui fut un proche du chevalier, celui-ci reçut le 3 octobre 1876 un billet sur lequel il était écrit : « Ne mangez rien, ne buvez rien avant d’avoir fait essayer votre nourriture à votre chien, car dans une réunion secrète tenue hier, vous avez été condamné à mort par les Juifs. » Le lendemain, après avoir communié « à la messe de sept heures comme d’habitude », M. des Mousseaux, en sortant de la chapelle, « tombait pour ne plus se relever ». Il reste à poser une question : l’exécution s’est-elle ou non doublée « d’une profanation, d’une substitution d’hostie » ? Réponse du grand témoin : « Mystère ! qui restera, hélas ! un mystère…
49 » Le chevalier a donc été assassiné parce qu’il en savait trop sur les Juifs et qu’il avait révélé certains de leurs secrets les mieux protégés. Nombre de lieux communs du discours antisémite ont été forgés avec des mots-arguments tels que « secret », « mystère », « mensonge », « conspiration ». En diffusant largement, à partir de 1885, un thème d’accusation mis en circulation par les antisémites professionnels, celui des « assassinats maçonniques
50 », et en l’adaptant au discours polémique de l’Église contre la maçonnerie, Léo Taxil a fortement contribué à banaliser la thèse d’une collusion « judéomaçonnique », cette entité mythique se caractérisant par la conspiration, la corruption et l’assassinat – par « le poignard et le pistolet », certes, mais aussi et surtout par le poison, un fatal poison-maison : « le poison maçonnique
51 », dont la composition est bien entendu secrète. Le discours antimaçonnique, à la fois soutenu et répandu par l’Église au cours du dernier tiers du XIX
e siècle, a été fabriqué avec le même lexique de combat. Au début de l’« édition populaire » de son livre paru en 1886,
La Franc-Maçonnerie dévoilée et expliquée, Léo Taxil caractérise ainsi cette « secte ténébreuse » : « Si les Francs-Maçons se
cachent, s’ils enveloppent leurs réunions intimes du plus impénétrable mystère, c’est pour ourdir plus sûrement leurs intrigues ; car ces sectaires sont avant tout des intrigants
52. » Le pape de l’antimaçonnisme consacre le chapitre final de son livre aux « intrigues et crimes de la secte
53 ». Car la « secte maudite » est censée éliminer de toutes les façons possibles ceux qui la gênent, à commencer par les anciens maçons ayant quitté la « secte ».
Pour un antisémite professionnel, tout ce qui concerne les pratiques du peuple juif est empreint de « mystère », en ce que les Juifs protègent soigneusement leurs terribles « secrets ». C’est pourquoi un autre spécialiste du « crime rituel », l’abbé Henri Desportes, dans
Le Mystère du Sang chez les Juifs de tous les temps, paru en 1889 avec une préface de Drumont, consacre un chapitre à l’étude du « secret » chez les Juifs. Car il faut bien répondre à ceux qui doutent de la réalité historique des affaires de « meurtre rituel » indéfiniment racontées par les auteurs antijuifs. La méthode la plus courante consiste à dénoncer le silence des historiens « officiels » sur les « faits » de « crime rituel », en présentant lesdits historiens comme Juifs ou complices des Juifs, qu’ils soient en connivence avec les « fils du diable » ou terrorisés par ces derniers. La question est ainsi abordée par Desportes :
« Mais, dira-t-on, si les pratiques sanglantes des Juifs sont aussi répandues que voudrait le faire croire l’exposé historique qui précède, pourquoi n’en parle-t-on jamais? Comment une coutume aussi horrible demeure-t-elle inconnue dans les profondeurs de l’oubli? Ce serait là une question d’enfant. Il est tout naturel que les Juifs ne vont pas clamer sur les toits des prescriptions aussi repoussantes ; ils feront même tous leurs efforts pour empêcher pareille croyance de se répandre dans le domaine de la publicité. Exposons les principaux moyens mis en œuvre dans le monde judaïque pour conserver le mystère du sang dans le secret du ghetto
54. »
Puisque les horribles pratiques rituelles attribuées aux Juifs sont entourées de secret, il importe de les révéler : combattre les Juifs, c’est d’abord exposer au grand jour leurs inavouables secrets. Il faut donc savoir relever signes et indices, inventorier les signaux troublants et mystérieux, et procéder à leur interprétation correcte. Bref, savoir déchiffrer, décoder ou décrypter. Telle est la logique de l’accusation de « crime rituel » et plus généralement des accusations mensongères visant les Juifs, en ce qu’elles colportent des rumeurs ou des légendes : la mise en accusation, au terme d’un déchiffrement, prend toujours l’allure d’une révélation. D’où l’accusation annexe : les Juifs sont accusés de faire croire qu’ils sont innocents de ce dont on les accuse. Ils peuvent donc être accusés de « mensonge » !
En France encore, à l’époque de l’affaire Dreyfus, le journaliste Gaston Méry (1866-1909), conseiller municipal de Paris (Montmartre, groupe républicain national-antisémite, 1900-1908), militant antisocialiste qui fut l’ami et le collaborateur d’Édouard Drumont à
La Libre Parole (fondée en 1892) où il tenait la rubrique judiciaire (il était licencié en droit), mais également le directeur de
L’Écho du merveilleux (fondé le 15 janvier 1897), donnait une figure personnelle à la synthèse de l’antisémitisme, de l’extrémisme politique (de type nationaliste/raciste) et de « l’ésotérisme » (tendance occultisme/spiritisme/voyance/ maisons hantées). Il s’était fait recevoir dans l’Ordre Martiniste où il fut initié au troisième degré par Papus en personne, le 18 décembre 1894
55. Cet idéologue antisémite était en même temps un adepte de certaines formes d’ésotérisme aussi confuses que douteuses et un passionné de spiritisme
56, cet amateur de pornographie se doublait d’un occultiste, raillé par certains de ses proches en raison de
son « amour pour les voyantes et les mages
57 ». Ennemi déclaré du matérialisme scientifique, Méry n’hésitait pas à faire référence aux maisons hantées et aux pratiques magiques « attestées » par les traditions populaires. Dans
L’Écho du merveilleux, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, Méry s’efforça naïvement de « prouver » contre les incrédules la réalité des apparitions (à commencer par celles de la Vierge à Tilly-sur-Seulles en 1896), en accumulant les témoignages de supposés spectateurs de tels phénomènes
58. Quant au saint-cyrien Albert de Pouvourville, dit Matgioi (1861-1939), initié taoïste surnommé « l’ésotériste », connu pour son goût des sociétés secrètes et ses activités dans les milieux occultistes, fondateur de la revue
La Voie (avril 1904-décembre 1906) qui rêvait d’une France dirigée par une élite taoïste, il mêlait un anticléricalisme virulent à un antisémitisme prononcé
59.
Dans les écrits ésotérico-antisémites contemporains, les «
Illuminati », les représentants des « treize lignées sataniques » ou les « membres de la conspiration mondiale » remplaceront les Juifs. Les ténébreux agissements des conspirateurs sont inlassablement révélés et dénoncés dans des ouvrages répétitifs, sur un ton catastrophiste et sur le mode de la dramatisation, les auteurs se présentant eux-mêmes comme de courageux résistants ou d’héroïques enquêteurs. On lit par exemple dans l’avant-propos du
Livre jaune n° 7, paru en avril 2004
60 :
« Ce livre essaie de révéler au grand jour l’existence de “l’Empire Satanique”. Il vous aidera à découvrir ceux qui tirent les ficelles dans les coulisses des événements de ce monde et qui se servent des hommes politiques et des prêcheurs comme de leurs marionnettes. Le lecteur apprendra à l’aide d’innombrables faits ce que les livres d’histoire oublient de dire. Apprenez à décoder la désinformation “officielle” et à interpréter l’information dans le bon sens ! En lisant ce livre, vous sentirez et comprendrez que le monde est mené à sa perte, de façon voulue. Un abîme de destruction et d’esclavage ! Il deviendra de plus en plus clair pour vous qui, quelle force contrôle le Nouvel Ordre mondial. […] Ce livre est basé sur des dizaines d’interviews et entretiens personnels que l’auteur a menés avec des personnes qui ont participé de façon active à ce complot mondial, ou qui par leurs relations personnelles avec des membres de la conspiration ont pu en avoir un aperçu et se rendre compte des agissements des satanistes. Ce livre est dédié à tous les hommes et les femmes qui ont donné leur vie dans la lutte contre la conspiration mondiale. »
Suit une liste des victimes récentes les plus célèbres de l’organisation mondiale secrète, mentionnées dans la plupart des pamphlets ésotérico-complotistes :
« Toutes les personnes qui se trouvent sur la liste suivante ont été assassinées par des membres de la conspiration, parce qu’ils [sic] défendaient la vérité ou parce qu’ils connaissaient la vérité et les objectifs de la conspiration :
John F. Kennedy : par son action politique, il s’est brouillé avec les conspirateurs, il a été éliminé.
Giorgio Ambrosoli : ses recherches sur la conspiration lui ont coûté la vie.
Tom Collins : il a été assassiné par les conspirateurs, parce qu’il parlait trop.
La princesse Diana : on pense qu’elle en savait trop sur la conspiration.
Vincent Forestall (ministre américain de la Défense) […]
André Cools (ancien vice-Premier ministre belge) […]
Anna Lindh (ministre des Affaires étrangères suédoise)
61 […]
David Kelly : expert en désarmement anglais, spécialiste de l’Irak. […]
Uwe Barschel et Jörgen Möllemann : deux hommes politiques allemands qui gênaient le Mossad. »
Mais il ne faut pas oublier les autres victimes, dont certaines plus anciennes, de « la conspiration » : « Napoléon III, Alexandre II (le Tsar), le grand-duc de Toscane, Abraham Lincoln, […], Martin Luther King […]. »
Les théoriciens conspirationnistes se préoccupant d’ufologie, qui supposent que des envahisseurs venus d’ailleurs, les extraterrestres (E.T., Aliens, Aliénigènes, Gris ou Petits Gris, Extranéens, etc.), vivent parmi nous, les Terriens ordinaires, ont fabriqué un mythe politique largement diffusé par d’innombrables articles, brochures ou livres (romans ou essais), à partir d’un acte d’accusation contre le gouvernement américain dressé en 1989 par deux Américains, John Lear et Milton William Cooper (1943-2001), militant d’extrême droite hostile au gouvernement fédéral, chef d’une milice de l’Arizona. La plupart des ufologues complotistes partent de l’hypothétique crash d’un vaisseau aliénigène dans la région de Roswell (Nouveau-Mexique), en juillet 1947. On y aurait retrouvé trois ou quatre Aliens morts et un survivant, qui serait resté aux mains de l’armée jusqu’à sa mort en 1952 ou 1953. Quant au vaisseau spatial et aux corps congelés des Aliens morts, ils seraient conservés dans le plus grand secret sur des bases aériennes. Le 24 septembre 1947, le président Truman aurait autorisé la création de Majestic 12 (
MJ 12), organisation secrète destinée à garantir la confidentialité du phénomène ovni par tous les moyens, à commencer par la rétention d’informations et la désinformation, impliquant de discréditer les courageux enquêteurs ou témoins décidés à dévoiler la « grande conspiration ». Mais, pour nombre d’auteurs, l’invasion de la Terre par des extraterrestres – Gris ou Reptiliens – se serait produite il y a des milliers d’années (les datations fantaisistes varient considérablement!). La hantise partagée ou exploitée par les ufologues complotistes
est que l’espèce humaine soit totalement et définitivement mise en esclavage par les Aliénigènes et leurs alliés humains (ou les êtres hybrides mi-humains mi-Aliens)
62.
John Lear, pilote réputé (il a travaillé notamment pour la CIA et d’autres agences gouvernementales), commence à s’intéresser aux ovnis durant l’été 1986, et publie le 29 décembre 1987 un texte sur Paranet : «
Aliens at Area 51 », où il affirme que des « Gris » se trouvent dans une vaste installation souterraine de Groom Lake et qu’ils mangent des humains, et surtout que le gouvernement américain aurait conclu un « pacte » avec une de leurs variétés ou « races » dès 1933 (le pilote imaginatif ajoute que quatre-vingts « races » différentes d’extraterrestres visitent la Terre). Cooper, après avoir lu le texte de Lear sur l’existence d’une menace extraterrestre, le contacte en octobre 1988. Ils commencent une collaboration, mais se brouillent rapidement. Le 26 avril 1989, Cooper envoie 535 exemplaires de cet acte d’accusation aux sénateurs et aux représentants, dans lequel le gouvernement américain est accusé d’avoir conclu secrètement un pacte avec des Aliens voulant conquérir et coloniser la Terre : ledit gouvernement aurait accordé aux Aliens (ou à certaines catégories d’Aliens), en échange d’un transfert de technologie, le droit de construire des bases souterraines et le droit d’enlever des citoyens américains pour faire des expériences biologiques ainsi que celui de leur voler des organes. Derrière le gouvernement visible ou officiel, il y aurait donc un « gouvernement secret
63 ». La thèse conspirationniste est claire, bien que dénuée de toute preuve empirique : selon Cooper et bien d’autres auteurs
64, les Gris ont secrètement envahi la Terre avec la complicité des autorités civiles et militaires, lesquelles sont vouées en conséquence à multiplier les opérations de désinformation pour faire croire que les ovnis sont des chimères. Ce qui
revient à accuser le gouvernement américain de mensonge permanent, et, plus fondamentalement, d’avoir trahi l’espèce humaine et de continuer à la trahir.
Mais le complot explique aussi un certain nombre de meurtres (réels ou supposés) restés mystérieux. Prenons deux cas exemplaires : la mort de l’actrice Marilyn Monroe et l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy. On sait que Marilyn Monroe est morte le 5 août 1962 après avoir avalé une dose massive de neuroleptiques, ce qui semblait justifier la conclusion de l’enquête officielle : suicide. Mais, pour les théoriciens du complot, la vérité est ailleurs : Marilyn aurait été en fait assassinée sur ordre de Sam Giancana, chef de la mafia de Chicago, avec l’accord de Kennedy père, parce qu’elle s’apprêtait à révéler des secrets relatifs aux extraterrestres vivant sur Terre, secrets que lui aurait confiés son amant John F. Kennedy. Quant à ce dernier, assassiné le 22 novembre 1963 à Dallas, il aurait été éliminé par son chauffeur, tueur à la solde du MJ 12, parce qu’il avait exigé la divulgation de la présence aliénigène au public américain ainsi que le démantèlement du trafic de drogue organisé pour financer la construction des bases extraterrestres aux États-Unis. Tout s’explique par l’existence des Ufonautes parmi les Terriens et par celle de la grande conspiration cosmique provoquée par leur présence menaçante.
Héritages contemporains des Protocoles
Dans l’Allemagne contemporaine, l’auteur de best-sellers ésotéro-complotistes qui signe Jan van Helsing (alias Jan Udo Holey)
65 se fonde notamment sur les
Protocoles des
Sages de Sion pour dénoncer la « conspiration mondiale » organisée par les «
Illuminati » avec l’aide de multiples sociétés secrètes. Le noyau dur des «
Illuminati » est constitué de « judéomaçons » de haut rang, alliés à divers groupes et diverses « lignées », où les Rothschild croisent les Rockefeller et la famille Bush ! Jan van Helsing est inscrit par certains essayistes contemporains, spécialistes eux-mêmes de « l’histoire occulte
66 », dans « la nouvelle génération des mystiques SS
67 ». Son livre sur « les sociétés secrètes et leur pouvoir au XX
e siècle », paru en allemand en 1993, a été traduit en anglais (1995) et en français (1997). Après l’interdiction à la vente de la traduction française dans certains pays (à commencer par la France), le livre de Holey a été diffusé sans nom d’auteur et sous le titre
Livre jaune n° 5 68. Deux autres volumes du
Livre jaune ont ensuite été publiés, se présentant également comme des instruments de démystification destinés au lecteur de bonne volonté (celui qui « se pose des questions » et lit le livre jusqu’au bout). Ces ouvrages, vendus par correspondance ou diffusés par les librairies spécialisées en « ésotérisme », prétendent fournir les « informations secrètes » permettant seules de comprendre comment et pourquoi « nous sommes manipulés » et « trompés ». Le
Livre jaune n° 7, publié au printemps 2004, s’ouvre sur cet avertissement de « l’Éditeur » :
« Le monde a changé depuis le 11 septembre 2001. Les
Illuminati ont apparemment frappé. On a dupé les gens de façon brutale par cette mise en scène gigantesque, dénuée de tout sentiment humain. […] À l’heure actuelle, on mène une guerre psychologique et biologique contre “toi et moi”, à l’aide d’une technologie secrète qui est encore inconnue du grand public. Nous vous donnons ici des informations secrètes […], qui nous paraissent de première importance pour comprendre comment on peut mettre en scène un événement tel que celui du 11 septembre 2001 de façon aussi parfaite
69. »
La stigmatisation peut s’opérer sur le mode allusif, par exemple à travers une question rhétorique accompagnée d’un détail supposé significatif : « Savez-vous à qui appartient le réseau de télévision CNN? (CNN est le réseau dont la totalité des collaborateurs étaient absents de leurs bureaux du World Trade Center, le 11 septembre 2001)
70. » La prétendue précision apportée dans la parenthèse ne peut être décodée que par ceux qui croient déjà savoir la réponse à la question tactiquement posée : une « rumeur » largement orchestrée selon laquelle, le jour où les deux tours ont été attaquées, aucun Juif ne s’y trouvait – c’est donc que les Juifs savaient ce qui allait se passer, pour la bonne raison qu’ils avaient eux-mêmes organisé l’attentat. Le mollah Omar, « chef suprême » des talibans, avait formulé à sa manière l’accusation de manipulation, quelques semaines après le 11 septembre : « Pourquoi les enquêtes américaines n’ont-elles pas pris en considération l’absence de 4 000 Juifs travaillant au World Trade Center le jour de l’attaque
71 ? » Et voilà pourquoi l’on peut facilement savoir « à qui appartient CNN » ! Cette dimension antisémite se rencontre également dans le best-seller de l’Américain Milton William Cooper,
Behold a Pale Horse (1989, puis 1991), où, dans le cadre de la dénonciation d’une conspiration à l’échelle planétaire, impliquant un « gouvernement secret » (« expliqué » par les
Protocoles,
reproduits intégralement dans le livre), il prétend révéler la vérité « secrète » sur l’assassinat de John F. Kennedy et sur la présence d’extraterrestres sur notre planète, tout en montrant un grand intérêt pour les légendes sur le « mystère de Rennes-le-Château » et le « Saint Graal »
72.
Il s’agit donc d’une littérature de combat faite de soupçon et de « révélations » qu’il faudrait qualifier plus précisément d’« ésotérico-complotiste » ou d’« ésotérico-extrémiste », en ce que s’y enchevêtrent des thèmes ésotériques et un imaginaire politique ou des visées politiques extrémistes ou radicales, plus ou moins explicites. On y rencontre des lieux mystérieux, des personnages troubles, des « sociétés secrètes », des « puissances cachées » (des « gouvernants invisibles »), des « histoires souterraines » et des manipulations occultes censées fournir la clé de l’Histoire. L’arrière-monde compte plus que le monde empirique, l’arrière-histoire ou l’alter-histoire est la vérité de l’histoire. Le postulat commun des romans de Dan Brown et de la littérature ésotérico-complotiste est que l’histoire invisible détermine secrètement l’histoire visible. Autrement dit, « une main cachée dirige… », ou encore « les sociétés secrètes mènent le monde ». Un réalisme sociologique à courte vue s’en tiendra à la dénonciation du « marché de l’irrationnel », assortie d’une enquête sur les producteurs et les consommateurs ainsi que sur l’organisation de ce marché. Mais la question reste posée, pour autant que l’on s’entende sur le contenu du terme d’« irrationnel
73 » : pourquoi cette forte demande d’irrationnel dans des sociétés de plus en plus soumises à la rationalité instrumentale, qui s’exprime aujourd’hui par le primat des normes économiques, financières et technologiques ? Car c’est bien la demande qui entretient ou relance l’offre, dans ce domaine de l’imaginaire. L’offre de mystères est sans mystère : le principal argument de vente des magazines du
type
Les Grands Mystères de l’Histoire,
Les Mystères du Temps ou
Le Monde de l’Inconnu est que certains connaissent la vérité sur les « phénomènes inexpliqués » ou les « événements incroyables », une vérité recouverte par des mensonges orchestrés, et qu’il suffit d’oser « ouvrir les yeux » pour la voir. Ce qui implique de lire lesdits magazines, guides indispensables en matière de vigilance! À propos des ovnis, par exemple, auxquels le bimestriel
Le Monde de l’Inconnu (« Le magazine des Histoires Mystérieuses et des Énigmes du Paranormal ») consacre en janvier 2005 un dossier sensationnel : « OVNI : le message d’une autre Civilisation. Révélations sur les documents inédits des gouvernements » (en gros titre), l’éditorialiste s’adresse ainsi à ses lecteurs : « Certes, la désinformation a bien fait son œuvre, colmatant depuis toujours les phénomènes inexpliqués à coup d’explications rassurantes et consensuelles (même si parfois totalement absurdes!). Mais, coup dur pour les sceptiques et les debunkers, les militaires se mettent désormais à parler, certains après plusieurs décennies de silence imposé par un secret-défense bien ficelé. […] Même dans le milieu si peu communicatif de la Grande Muette, certains ont à cœur de faire éclater la vérité au grand jour. Les preuves sont là, flagrantes, sous notre nez, mais une majorité de gens ne veulent pas la voir. Il est pourtant grand temps de sortir la tête du sable et d’ouvrir enfin les yeux
74… »
Mais le problème ne se réduit pas à une question de consommation culturelle ni de marketing – même si les arguments publicitaires les plus grossiers constituent l’ornement ordinaire de ces produits « ésotériques ». Il relève d’abord de l’anthropologie historique des croyances, de l’histoire de l’imaginaire dans la période moderne et de la psychologie sociale non moins que politique. Dévoiler, révéler, démasquer, dénoncer : tels sont les actes privilégiés par les professionnels de l’invisible et de la conspiration, contre-experts spécialisés dans l’identification de « la
vérité » qui, dit-on, « est ailleurs ». Ces contre-experts prétendent dissiper les « préjugés » et aider leurs lecteurs à « ouvrir les yeux » : en réalité, ils contribuent à inculquer des préjugés tout en renforçant l’aveuglement du public. Mais l’« ailleurs », le siège supposé de la « vérité », se situe toujours « derrière », « derrière les apparences », précisent-ils : ce qui apparaît est censé ne jamais dévoiler la vérité sur le réel, mais la cacher. Et il y a des forces ou des puissances qui ont intérêt à la cacher : bien que les grands manipulateurs des apparences soient difficiles à débusquer, ils sont identifiables, grâce à des « informations secrètes » recueillies et reliées entre elles par tel ou tel « spécialiste en investigation
75 ». Prenons note : « Nous nous sommes fixés [
sic] comme objectif de vous présenter des informations que vous trouverez rarement ou pas du tout dans les journaux. […] Nous avons nos propres experts
76. » Le visible et l’officiel sont en principe trompeurs : « Les plus hauts dirigeants (pas les hommes politiques qui sont également manipulés) ont un objectif différent de ce que croit l’humanité. […] Tout ce qui est reconnu officiellement dans ce monde n’est pas nécessairement vrai
77. » Le conseil qui suit constitue une incitation en pointillé au « révisionnisme historique », et suggère de réhabiliter le nazisme : « Vous devriez porter plus d’attention à ce qui est combattu sur cette planète, vilipendé, diffamé ou livré à une propagande noire
78. » Ainsi que le notent deux journalistes allemands ayant enquêté sur Holey : « Son but est simple à décrire […] : la révision de l’histoire
79. » De même que l’écologie a été redoublée par une « écologie profonde » relevant d’une certaine mystique (récupérée par le New Age), une « histoire profonde » plus ou moins mythologisante, vouée à dévoiler secrets et
mystères, s’est constituée en marge de l’histoire des historiens. La tendance de la pensée moderne à pratiquer le soupçon et à donner dans l’hyper-critique, radicalisée de Voltaire à Nietzsche, et vulgarisée au XX
e siècle en tant qu’héritage de la triade « Marx/Nietzsche/Freud », ce goût du soupçon et de la démystification a trouvé dans la littérature ésotérico-complotiste une mise en pratique imprévue et bien sûr paradoxale, en ce que la (re)mystification y implique la démystification. De la même manière que le désenchantement radical peut se retourner en mode de rééenchantement.
En 1978, Stan Deyo (né en 1945) publie
The Cosmic Conspiracy, traduit en français au Québec quelques années plus tard (
La Conspiration cosmique, 1985), dont la cinquième édition augmentée a été publiée en 2004. Dans une introduction à cette dernière édition, où son traducteur admiratif en caractérise fort bien le style et le contenu, on peut reconnaître la plupart des poncifs de la vision conspirationniste, agrémentée d’éléments ésotériques et de références aux extraterrestres :
« Les ovnis, selon l’auteur, ne constituent que le fer de lance d’une machination qui atteint l’échelle mondiale, voire cosmique. À travers la science, les sociétés secrètes et les écrits sacrés, l’auteur, Stan Deyo, nous convie à une formidable recherche tous azimuts qui nous dévoile l’arrière-scène de la société terrestre.
La Conspiration cosmique s’adresse à tous. Cet ouvrage déborde de révélations inusitées et troublantes. Avec une documentation impressionnante et un style particulier, Stan Deyo désire nous éveiller à une réalité que chacun soupçonne inconsciemment. Son procédé, en apparence désordonné, conduit assez paradoxalement à l’ordre. Il faut d’abord savoir que l’auteur nous livre son message sous trois niveaux de compréhension : le premier étant le sens courant, le second, le symbolisme, caractérisé tout particulièrement par l’iconographie, et le troisième, la numérologie. Or, c’est essentiellement cette dernière qui constitue la trame de l’ouvrage, l’ordre. Elle régit la position de chaque paragraphe ou ensemble de paragraphes, et partant, le sens véritable du texte, ce dernier s’en trouvant tantôt éclairé, tantôt étoffé. Dès lors, cette structuration confère à
La Conspiration cosmique un caractère tout à fait
unique qui n’a de cesse d’étonner et de fasciner. Toutefois, pour saisir le message de Stan Deyo, le sens courant du texte à lui seul apporte suffisamment de matière pour que son but soit atteint : c’est-à-dire, faire prendre conscience de ce qui se joue réellement dans les coulisses de notre terre, de ce qui constitue le véritable enjeu de l’humanité, et, une fois cela réalisé, de ce que l’on peut faire pour tirer son épingle du jeu. […] Étrange, concret, mystique, tout concourt à faire de
La Conspiration cosmique un ouvrage déterminant dans la recherche de quiconque souhaite reculer les limites du visible
80. »
Une catégorie problématique : « l’extrême droite »
Ces dernières remarques sur le « cas Monast » font écho à une difficulté rencontrée toutes les fois qu’il s’est agi de situer ou d’identifier sur le plan politique des acteurs ou des auteurs s’inscrivant eux-mêmes dans le champ religieux ou plus largement dans le champ culturel, à tort ou à raison. À plusieurs reprises, nous avons relevé les indices d’une confluence entre l’esprit complotiste et l’engagement politique à « l’extrême droite » tout en observant une polarisation des représentations du « mégacomplot » (attribué aux « élites mondialistes ») autour des extrêmes (à gauche comme à droite). Ce classement de nombreux théoriciens du complot dans la catégorie que nous nous sommes contentés d’appeler jusque-là « l’extrême droite » n’a de valeur qu’indicative. Disons que le repérage par cette étiquette est commode, mais qu’il s’avère trompeur lorsqu’il est pris pour une définition ou une conceptualisation. Cette localisation politique, pour être d’usage courant, n’est pas sans poser des problèmes de divers ordres. Avant de poursuivre cette exploration, il convient donc de s’arrêter sur la désignation courante d’« extrême droite », dont la fausse clarté peut conduire à des contresens.
On ne clarifie pas la question en substituant « droite radicale » à « extrême droite », ni « radicalisme de droite » à « extrémisme de droite »
89. En recourant à l’expression au singulier « l’extrême droite » sans examen critique, on présuppose que le phénomène ainsi nommé est un, homogène et invariable. Il n’en est rien
90. Par l’emploi de cette expression fortement péjorative dans la langue académique comme dans le discours ordinaire, souvent employée comme simple équivalent de « fascisme » ou de « néofascisme », on amalgame plusieurs traditions, familles ou sensibilités politiques fort différentes, dont les transformations respectives supposent des contextes variables, et que les historiens des idées politiques en Occident classent dans l’histoire des droites, dans l’histoire du nationalisme ou dans celle du ou des fascisme(s). Ou encore dans celle des « extrémismes » ou des « radicalismes » politiques. Mais tous les « extrémismes de droite » identifiés par les historiens et les politologues ne se définissent pas par le total rejet de la démocratie libérale et le projet de lui substituer un « ordre nouveau ». Ils n’illustrent pas tous la logique de l’opposition radicale au système libéral/pluraliste. Bref, ils ne sont pas tous également « extrémistes ». Il convient donc de faire un certain nombre de distinctions dans le vaste champ de « l’extrême droite » ou de la « droite radicale », désignations qu’il convient de mettre au pluriel. Dans notre perspective, c’est l’espace contemporain des extrêmes droites qu’il s’agit de décrire brièvement, tel qu’il se présente depuis le début des années 1980, en identifiant les traditions politiques qui sont reconduites ou réinventées. On peut réduire les extrémismes ou les « radicalismes » de droite à sept catégories distinctes, qui sont cependant susceptibles, pour certaines, de se chevaucher et d’entrer en syncrétisme, moyennant divers accommodements
ou métamorphoses idéologiques. Passons-les en revue successivement :
1° Le
traditionalisme, qui s’est historiquement constitué comme un traditionalisme
contre-révolutionnaire, dont la doctrine est la seule qui puisse être qualifiée de « réactionnaire » au sens strict du terme : désir, plutôt que « volonté » ou « projet »
91, d’un retour à l’ordre ancien, d’avant la rupture révolutionnaire, perçue comme une parenthèse « satanique » (Joseph de Maistre)
92. Dans la doctrine traditionaliste, la conception organiciste et hiérarchique de la société est inséparable d’un idéal monarchiste ou royaliste (légitimisme) et d’une nostalgie de la « civilisation chrétienne », impliquant un total rejet de la démocratie libérale/pluraliste comme régime et comme système de valeurs, ainsi qu’une disqualification de la modernité comme décadence, laquelle est souvent conçue comme le résultat d’une conspiration (jacobine, maçonnique ou judéo-maçonnique)
93. Forme de pensée politique, le traditionalisme se présente sous deux figures distinctes, et à certains égards antithétiques : d’une part, le traditionalisme lié à une orientation universaliste, qu’elle soit chrétienne
94 ou non
95 ; d’autre part, le traditionalisme ayant fusionné avec le nationalisme, à la fin du XIX
e siècle, pour engendrer
une nouvelle figure de la pensée réactionnaire, expressément antidémocratique et antilibérale, illustrée en France par l’Action française dont Charles Maurras fut le chef incontesté
96 . Nombre d’historiens en voient le dernier passage au politique dans le régime de Vichy, du moins dans la composante antimoderne de ce dernier, coexistant avec sa composante « technocratique ». Depuis 1945, en France, la posture contre-révolutionnaire et antimoderne survit pour l’essentiel hors de l’espace politique fonctionnellement défini, dans ses marges culturelles, autour d’écrivains, de cercles intellectuels, de revues et de journaux. Dans ces publications, l’esprit conspirationniste constitue le trait dominant. Par la logique de ses positions intransigeantes et jusqu’au-boutistes, le traditionalisme contre-révolutionnaire représente la plus parfaite illustration de l’extrémisme. Mais c’est là peut-être ce qui explique son impuissance politique, qui s’exprime dans l’impolitique du désespoir et de la nostalgie. L’« intransigeantisme »
97 dérivant vers « l’intégrisme » est voué à la marginalité et à l’imprécation. À la haine impuissante. Donc au ressentiment croissant et à l’exaspération permanente. Par un paradoxe qui pourrait être interrogé plus précisément, l’authentique extrémisme politique incarne la voie de la sortie de l’Histoire, et aboutit à l’impolitique même. Mais cet échec favorise parfois, chez des réactionnaires inspirés, une production littéraire « antimoderne » de haute tenue
98. En Russie comme dans divers pays d’Europe de l’Ouest (France, Italie, Grande-Bretagne notamment), de nouveaux courants traditionalistes se réclament, depuis les années 1970, de René Guénon et de Julius Evola. L’orientation radicalement
antimoderne, chez Evola, est indissociable d’une volonté de restaurer le courant « gibelin
99 », opposant l’idéal de l’Empire aux intérêts de l’Église. Ce parti pris en faveur du modèle impérial explique l’engagement des nouveaux traditionalistes pour l’unité de l’Europe, en un sens totalement différent des européistes de tradition antifasciste. Ces courants mêlent les influences « traditionnistes » à d’autres (nationalistes, révolutionnaires- conservatrices, néofascistes, « national-bocheviques », voire néo-nazies). Ils ont leurs théoriciens nationaux, tels Alexandre Douguine en Russie
100, Derek Holland ou Michael Walker en Grande-Bretagne, Claudio Mutti en Italie
101.
2° Le
bonapartisme, dont le culte du chef, l’antiparlementarisme et les tendances autoritaires n’excluent pas une certaine forme de légitimité populaire (plébiscite), héritage « populiste » qu’on retrouve dans certaines formes contemporaines de national-populisme en Europe (Front national, FPÖ). Le nationalisme y prend souvent la figure du chauvinisme xénophobe, et l’appel au peuple, le visage de la démagogie. Quant à la théorie du complot, elle y est réinvestie dans l’explication de toutes les difficultés rencontrées par le chef charismatique dans sa marche vers le pouvoir, ou, après la prise du pouvoir, dans son gouvernement
autocratique de la nation rassemblée. S’il y a de l’extrémisme dans le modèle bonapartiste, il y est limité, domestiqué, maîtrisé selon les règles des stratégies d’accès au pouvoir
102.
3° Le
nationalisme ethno-racialiste, un nationalisme populiste et xénophobe à base ethnique, fondé sur le principe du déterminisme biologico-racial ou historicoculturel, fortement marqué par l’antisémitisme à l’époque du surgissement de la nébuleuse nommée par l’historien Zeev Sternhell « droite révolutionnaire
103 », qui comprenait cependant des traits contre-révolutionnaires ou réactionnaires
104, et dont la xénophobie anti-immigrés représente aujourd’hui la traduction politique la plus visible
105, mais qui s’articule souvent avec la diabolisation des élites et le recours à la théorie du complot. Le principal type de complot dénoncé est attribué à des puissances internationales, censées travailler à l’élimination des nations pour instaurer un « gouvernement mondial ». C’est pourquoi le nationalisme ethnicisant s’affirme comme « antimondialiste », posture qu’on rencontre dans toutes les formes contemporaines de « populisme » – les « élites » les plus dangereuses étant internationales, l’« antimondialisme » devient une implication logique de l’anti-élitisme
106. Cette configuration idéologique peut être illustrée par le Front national en France
107 ou l’extrême droite identitaire-« chrétienne » antisémite aux États-Unis
108. L’extrémisme qui se manifeste dans ces milieux à la fois protestataires et identitaires tient pour l’essentiel à leur dénonciation diabolisante des forces occultes qui, selon eux, viseraient la destruction des nations au profit du « mondialisme » porté par les « banquiers internationaux
109 ».
4° Le
fascisme, dont l’héritage se transmettrait aujourd’hui sous la forme confuse d’un «
néofascisme110 » où l’on reconnaît des héritages de mots et de thèmes renvoyant, dans l’indistinction, au fascisme italien et au nazisme, parmi lesquels sont surtout retenus l’ultra-nationalisme, l’exaltation des valeurs « viriles » (et/ou guerrières), l’antibourgeoisisme, la dénonciation de la « ploutocratie » ou de la « finance apatride », l’anticommunisme radical, et des relents de racisme biologique ou de « darwinisme social »
111. En Italie, après 1945, le « néofascisme » a longtemps constitué le noyau dur de l’extrême droite, jusqu’à ce que le MSI se transforme en un mouvement « post-fasciste », l’Alleanza nazionale
112. Le cas de la France est singulier : l’existence historique d’un « fascisme français », dans les années trente et sous l’occupation nazie, reste une hypothèse interprétative contestée par de nombreux spécialistes des fascismes
113. Mais l’on peut s’entendre sur la variante française du fascisme, à dominante littéraire et groupusculaire, que certains historiens supposent avoir existé dans l’entre-deux-guerres
114, et qui n’est jamais parvenue au pouvoir. On utilise ordinairement le label « extrême droite » pour désigner diverses formations politiques récusant « le système » (c’est-à-dire à la fois le libéralisme et la social-démocratie, la droite et la gauche, etc.), mais dont certaines sont susceptibles d’entrer dans le jeu électoral. Or, si une
proportion non négligeable de ces formations, qui se désignent souvent elles-mêmes comme « nationalistes-révolutionnaires », peuvent être caractérisées sans ambiguïté comme « néofascistes » (disons plutôt les groupuscules « radicaux » sans perspectives politiques impliquant des alliances électorales), il n’en va pas de même pour d’autres (disons des partis-mouvements tels que le Front national, le Vlaams Blok ou le FPÖ)
115. L’extrémisme de ces groupements varie donc en intensité : en règle générale, plus le groupement est de petite taille, et plus il manifeste une radicalité dans ses rejets ou ses projets. S’il est un théoricien auquel la plupart des mouvances néo-fascistes font référence, c’est bien Julius Evola, « icône proéminente de l’idéalisme fasciste
116 » . Mais l’influence d’Evola se rencontre surtout dans les milieux néo-nazis, européens ou américains, et dans les courants de la « Nouvelle Droite », en France et en Italie, mais aussi dans d’autres pays européens
117. En France, Christian Bouchet (né en 1956), ancien membre du GRECE, des CAR de Bruno Mégret et de Troisième Voie (organisation créée en 1985 par le néofasciste Jean-Gilles Malliarakis
118, puis fondateur de Nouvelle Résistance (été 1991) et d’Unité radicale (juillet 1998), se réfère à la fois à Crowley, à Yockey et à Evola
119.
5° Le
néo-nazisme, dont les tenants se réclament en principe de l’idéologie national-socialiste, dont ils privilégient toujours en réalité telle ou telle composante, reformulée ou non au goût du jour. C’est pourquoi ses frontières avec le néofascisme sont variables. En Allemagne, le champ tout entier des extrêmes droites est pour ainsi dire « aimanté » par les « héritiers du III
e Reich »
120. Dans tous les cas, le
personnage d’Adolf Hitler fait l’objet d’un culte. Certains courants s’inspirent du Front européen de libération créé en 1949 par Yockey, en vue d’instaurer, par la « purification de l’âme européenne » et le rejet des « forces judéo-américaines », un bloc continental « fasciste »
121; d’autres, plus sensibles aux aspects ésotériques ou au « paganisme aryen », se réclament de Julius Evola ou de Savitri Devi
122. Le néo-nazisme se présente sous trois figures principales depuis les années 1980 : les courants négationnistes appelant explicitement à la réhabilitation du régime nazi du fait que le génocide des Juifs d’Europe n’aurait pas eu lieu (« révisionnistes », disent-ils d’eux-mêmes), les milieux « skinheads » (identifiables par leur goût de la violence contre des catégories sociales ou des minorités jugées « inférieures » ou « nuisibles ») et les défenseurs déclarés de la « race blanche » ou de la « race aryenne », qui se désignent souvent eux-mêmes comme « nationalistes ». Les discours idéologiques de ces trois mouvances sont marqués par un antisémitisme explicite et virulent, à base racialiste, centré sur le mythe du « complot juif mondial » (parfois euphémisé en « complot sioniste mondial »). En Allemagne, la rhétorique « ésotéro-complotiste » va souvent de pair avec les positions négationnistes, sur la base d’un argument devenu ordinaire : le génocide nazi des Juifs d’Europe ne serait qu’un mensonge de propagande fabriqué et diffusé par le « sionisme international », avec la complicité des « mondialistes » américains et des internationalistes soviétiques
123. La Shoah et les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001 seraient des « bobards » dus aux «
Illuminati
», complotant pour dominer totalement le monde. Certains idéologues néo-nazis, tel David Myatt en Grande-Bretagne, donnent dans le satanisme
124. D’autres, à partir de la rumeur selon laquelle Hitler aurait pu s’enfuir en avril 1945 et se cacher avec d’autres nazis dans des refuges souterrains, ont élaboré une doctrine ufologique ayant intégré le mythe de la « Terre creuse » et des Ovnis
125. Le néo-nazisme, phénomène groupusculaire par excellence, marginalisé et criminalisé (ses partisans ayant souvent donné dans le terrorisme), illustre la catégorie pure de l’extrémisme.
6° La
mouvance « révolutionnaire-conservatrice », expressément antilibérale et anti-universaliste
126, souvent liée à des orientations ethnistes, ethnonationalistes ou ethnorégionalistes (« ethnopluralisme »), mais qui peut aussi s’orienter vers la création d’un « empire européen » post-national
127. Dans ce dernier cas, les théoriciens « révolutionnaires-conservateurs » défendent une position antinationaliste (dite « antijacobine »), pro-européenne (l’unité de l’Europe comme « empire ») et anti-américaine. Quant à ceux qui reprennent l’héritage du courant «
völkisch », au sein notamment de la « Nouvelle Droite », ils peuvent radicaliser
leur défense des « identités culturelles » jusqu’à prôner le modèle « multiculturaliste
128 », rompant ainsi totalement avec le nationalisme. La plupart des militants qui appartiennent à cette mouvance donnent à la fois dans un antiaméricanisme rabique et dans un « antisionisme » radical, au nom d’un « anti-impérialisme » emprunté à l’extrême gauche. À un « Occident » américanisé est opposé une « civilisation européenne » qui doit retrouver ses « racines » pré-chrétiennes. On peut y voir l’expression d’un extrémisme mitigé ou aménagé, bref, relativement acceptable dans l’espace libéral/pluraliste. Dans l’espace des « Nouvelles Droites » européennes (à commencer par le GRECE en France), la référence à Evola est fondatrice : Alain de Benoist en France, Robert Steuckers en Belgique, Marco Tarchi en Italie, Michael Walker en Grande-Bretagne, Alexandre Douguine en Russie
129, tous ces idéologues ont puisé dans les écrits évoliens des principes, des orientations, des stratégies
130. Ce qui est ici source d’inspiration, ce n’est pas la dimension traditionaliste de la pensée d’Evola, c’est l’engagement « révolutionnaire-conservateur » du personnage.
7° Les courants de la
droite « néoconservatrice », plus exactement le néoconservatisme religieux de droite (à distinguer du néoconservatisme des « impérialistes de la démocratie » à l’américaine), où l’on trouve des partisans d’un libéralisme économique sans entraves (« ultra-libéralisme ») tout autant que des défenseurs d’un protectionnisme
économique radical, tous étant en même temps les défenseurs des « valeurs traditionnelles » (travail, respect de l’autorité, amour de l’ordre, sens de la famille, rejet de l’avortement et du mariage des homosexuels, attachement patriotique, etc.) sur fond de foi chrétienne (catholiques le plus souvent en Europe, massivement évangélistes aux États-Unis), situés par leurs adversaires de gauche (et d’extrême gauche) à l’extrême droite. Il s’agit là d’une formation de compromis, prenant la forme paradoxale d’une version politisée et relativement modérée de l’intransigeantisme religieux.
Les thèmes « ésotéro-complotistes » ne sont pas également distribués dans ce vaste espace politique non homogène : ils sont surtout présents dans le champ du traditionalisme et dans celui du néo-nazisme, mais on ne saurait ignorer la grande réceptivité des milieux nationalistes aux mythes conspirationnistes, notamment lorsqu’ils prennent la forme attrayante d’une diabolisation du « Nouvel Ordre mondial », à travers laquelle s’exprime l’antiaméricanisme radical de ces quinze dernières années. Il faut en outre relever de notables exceptions au principe d’une affinité particulière entre complotisme, traditionalisme et néo-nazisme, exceptions qui se multiplient dès lors qu’on arpente les interfaces du politique et de l’intellectuel : on les rencontre notamment dans la filiation de Julius Evola, par exemple chez un idéologue tel qu’Alexandre Douguine.
1 Cité par Robert Shea and Robert Anton Wilson,
The Illuminatus ! Trilogy [1975], New York, Dell Publishing, 1988, p. 5. Né en 1938 dans le Tennessee, l’écrivain afro-américain Ishmael Reed a publié
Mumbo Jumbo en 1972. Une traduction française du livre a été publiée en 1998 par les Éditions de l’Olivier.
2 Conspiracies, Covers-Ups and Crimes : Political Manipulation and Mind Control in America, New York, Paragon House, 1991, p. 221.
3 Le
BIIC se présentait comme une revue trimestrielle dirigée par Dominique Sigaud et publiée par l’ADI (Association pour le droit à l’information), dont le comité directeur était ainsi composé : Dean Mac Bride (président d’honneur), D. Sigaud (présidente du conseil), vice-présidents : Claude Bourdet, Georges Casalis, André Jacques, Didier Motchane, Philippe de Saint-Robert, Antoine Sanguinetti. La rédaction du
BIIC était à l’évidence obsédée par les actions de la CIA, comme suffit à le montrer le sommaire de la première livraison de la revue : « Comment identifier les membres de la CIA avec des documents publics. Norvège, l’espionnage (non) voulu pour les États-Unis. Contrôle mental […] ».
4 Marshall, 1982, pp. 10-11.
6 La jeune femme de 36 ans, Luminita Solcan, diplômée de l’enseignement supérieur, a déclaré n’avoir pas eu l’intention de tuer Frère Roger, en dépit du fait qu’elle a porté trois coups de couteau, dont l’un mortel (à la gorge), à cet homme admirable âgé de 90 ans, en présence d’environ 2 500 personnes réunies pour la prière traditionnelle du soir.
7 On en trouve le thème chez la plupart des spécialistes des « sociétés secrètes » dans la seconde moitié du XIX
e siècle et au début du XX
e : le Père Deschamps, Claudio Jannet, M
gr Meurin, l’abbé Barbier, M
gr Jouin, etc. Voir
supra, chap. III.
8 Allport/Postman, 1965b (1947), p. VII.
9 Froissard, 2002, pp. 206
sq.
10 Voir par exemple James Perloff, dont le pamphlet (
The Shadows of Power : The Council on Foreign Relations and the American Decline), tiré à 10 000 exemplaires en octobre 1988 (1
re édition), avait atteint les 100 000 exemplaires deux ans plus tard.
11 Cet impératif : « Ne vous fiez à personne », illustre la logique du soupçon ou l’hyper-scepticisme de principe accompagnant la vision du complot.
12 Des puissants dissimulés et dénués de scrupules.
13 Sur ce célèbre roman de Robert Shea et Robert Anton Wilson, voir
supra, chap. IV.
14 Cette quête initiatique est menée d’abord par la communauté de l’Anneau, ensuite par le couple que forment le héros Frodon et son ami Sam le jardinier.
15 Voir Smadja, 2001 ; Ernould, 2003, pp. 191-245.
16 Lenoir, 2005, p. 280. L’orphelin Harry Potter fait son éducation de magicien (plutôt que de sorcier) à l’école de magiciens (et non pas de sorcellerie) Poudlard qui, invisible au regard ordinaire, constitue « un monde magique, enchanté, où l’on retrouve tous les ingrédients de l’
heroic fantasy : magie, forêt enchantée et créatures animales intelligentes, “elfes de maisons”, géants, licornes, dragons, centaure et, comme chez Tolkien [le personnage de Sauron], une figure incarnant le Mal, Voldemort » (Lenoir, 2005, pp. 347-348). Sur l’école de magie où Harry Potter fait son apprentissage, voir Ernould, 2003, pp. 24-25, 192
sq.
20 Sur les avatars récents du mythe templier, la fondation de l’Ordre rénové du Temple (ORT) en marge de l’Ordre rosicrucien AMORC et les conditions de la création, par Luc Jouret et Jo Di Mambro, de l’Ordre du Temple Solaire (OTS), voir Caillet, 1997. Sur l’OTS, voir Mayer (J.-F.), 1996, et Debray, 2005.
22 Extrait d’un article non signé, titré « Benjamin Gates et le Secret des Templiers ».
23 Sur le « chiffre de la Bête » (« 666 »), censé annoncer l’apparition de l’Antéchrist, voir
infra, dans le présent chapitre.
24 Ce roman raconte l’histoire de trois amis qui, pour tromper leur ennui, ont
imaginé un complot planétaire pour la domination du monde, lequel, noué au fil des siècles, fait figurer notamment les Templiers, les Rose-Croix, les francs-maçons, etc., sans oublier les « Sages de Sion ».
25 Dans
Le Pendule de Foucault, Umberto Eco est tributaire du livre important de Norman Cohn sur les
Protocoles des Sages de Sion (Cohn, 1967), mais n’évite pas de reproduire certaines inexactitudes qu’il comporte. Pour n’en mentionner et corriger que la plus bénigne : le titre du livre de Maurice Joly, plagié par le faussaire qui a fabriqué les
Protocoles, n’est pas
Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel (Cohn, 1967, p. 77 ; Eco, 1992, p. 605), mais
Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu.
26 Hatem, 2002, pp. 182-188.
27 Hatem, 2002, pp. 188-189.
33 Hatem, 2002, pp. 347-348.
35 Hatem, 2002, pp. 367-368.
37 Pour une discussion du concept de « racisme symbolique », voir Taguieff, 2002a.
38 Hatem, 2002, pp. 16-17.
39 Voir Webb, 1988 (1974), pp. 28, 343-345, 353-357 ; 1981 (1976), p. 327 ; Muray, 1999,
passim; Rosenthal, 1997, pp. 15-16.
40 Voir Poliakov, 1968, pp. 378-389 ; Rosenthal, 1997, p. 15.
41 Voir
supra, chap. III ; Taguieff, 2004b et 2004c.
42 Cohn, 1967, p. 193 ; Rogalla von Bieberstein, 1978, p. 221 ; Morvan, 1995, p. 160 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, p. 110.
43 Alfred Rosenberg, cité par Jacob Katz, 1995, p. 302 (qui cite de Rosenberg :
Die Spur der Juden im Wandel der Zeit, Munich, 1920, pp. 88-109, et
Das Verbrechen der Freimaurerei, Munich, 1921, p. 9).
46 Gougenot des Mousseaux, dans
Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens (1869, pp. 184-219) avait consacré un chapitre entier à « l’assassinat talmudique ».
47 Dans son livre sur « les sociétés secrètes et les mouvements subversifs », Nesta Webster mentionne les thèses de Gougenot sur le « Juif cabaliste » et ajoute que la première édition du livre du polémiste catholique, frappé d’une étrange mort subite avant qu’il ait pu en publier une deuxième édition, aurait été « détruite par les Juifs » (Webster, 1964, p. 10, note 4).
48 Monniot, 1914, pp. 316-324.
49 Passages cités : Monniot, 1914, pp. 320-322.
50 Taxil, 1886b, pp. 292-318 (« Les assassinats maçonniques »).
53 Taxil, 1886b, chap. VII, pp. 273-318.
54 Desportes, 1889, p. 251.
55 André/Beaufils, 1995, p. 131.
58 Laurant, 1992, p. 123.
59 Laurant, 1982 ; 1993, pp. 51-52, 54. Voir aussi Le Forestier, 1990, pp. 147, 154.
60 Sur les trois volumes du
Livre jaune, voir
supra, chap. I.
61 Le chapitre 40 du même
Livre jaune n° 7 est intitulé : « Pourquoi Anna Lindh est-elle morte ? » (pp. 331-333). La réponse est claire : elle aurait été éliminée en raison de ses positions propalestiniennes et hostiles à Israël.
62 Voir
The Big Book of Conspiracies, 1995 ;
Le Dossier ovni, 1996 ; Icke, 1999 (et 2001) ; Ronecker, 2001 ; Hatem, 2002 ; Deyo, 2004.
63 Cooper, 1989, 1991, 1995.
64 Pour l’ufologie de langue française, voir surtout Guieu, 1990 et 2000.
65 Voir
supra, chap. I. Jan Udo Holey n’a certainement pas choisi par hasard d’emprunter son pseudonyme principal à un personnage du
Dracula (1897) de Bram Stoker, chef-d’œuvre incontesté de la littérature fantastique : le docteur Van Helsing, figure du sage et image du Père, et plus profondément image positive de Dieu (Claude Aziza,
in Stoker, 1992, p. 563). Dans ce roman de terreur, le docteur Van Helsing présente les personnages positifs comme un groupe chevaleresque chargé d’une mission divine : « Nous sommes devenus les ministres de la volonté de Dieu. Il nous adéjà permis de sauver une âme et,
comme les Chevaliers du Christ, nous devons en sauver davantage. […] Comme eux nous partirons vers l’Orient et, comme eux, si nous tombons, ce sera pour la bonne cause » (Stoker, 1992, p. 420 ; trad. légèrement modifiée).
66 Définition de « l’histoire occulte » donnée sur un site spécialisé, à propos du livre de Trevor Ravenscroft,
La Lance du destin (Ravenscroft, 1973-1977), réécrivant l’histoire de l’hitlérisme sur la base du récit de la quête puis de la possession par Hitler de la « lance de Longinus » (celle qui aurait percé le flanc du Christ), censée posséder une puissance occulte : « L’histoire occulte explore la manière dont les forces hyper-physiques influencent le cours des événements mondiaux. » (http://www.clairvision.org).
68 Voir notamment
Livre jaune n° 5, pp. 73-78, 80-88, 256-275.
69 Livre jaune n° 7, p. 11.
70 Livre jaune n° 7, p. 13.
71 Sur cette accusation de manipulation diabolique visant « les Juifs » ou « les sionistes », voir Taguieff, 2002, pp. 228-229, et 2004c, pp. 641-644.
73 Rappelons après Max Weber qu’« une chose n’est jamais “irrationnelle” en soi, mais seulement d’un point de vue “rationnel” donné » (Weber, 1967, p. 51, note 8).
75 Livre jaune n° 7, p. 11.
76 Livre jaune n° 7, p. 16. Les « éditeurs » insistent ici lourdement sur le « créneau » qu’ils entendent occuper : le genre « ésotéro-complotiste » est aussi affaire de marketing.
77 Livre jaune n° 7, p. 14.
78 Livre jaune n° 7, pp. 14-15.
79 Bellmund/Siniveer, 1997, p. 199.
80 Bernard Milot,
in Deyo, 2004, pp. 7-8.
81 Voir par exemple : http://assoc.wanadoo.fr/sos/pt666.htm ; http://catholiquedu.free.fr/cultes/Octopussy/PROTOCOLTORONTO.htm ; http://persocite.francite.com/ApocalypseRevaltions/protocolehtm ; http://esoterisme-exp.comfrancais/main/emissions/semaine/monast/semaine.htm. Nous reproduisons en Annexe ces deux documents présentés par Serge Monast.
82 Voir Serge LeGuyader, dans le fanzine ésotérique
Murmures d’Irem, n° 8, 1998 (revue en ligne : http://www.oeildusphinx.com/maitre.html). Serge LeGuyader, qui se présente comme « ingénieur et économiste spécialiste du paranormal », est notamment l’auteur de
Dialogues avec les morts. Enquête sur l’au-delà (2003).
83 Voir
infra, Bibliographie, I, « Monast ».
84 Jacques Delacroix,
Naufrage d’un système, tome 1, Collection L.I.E.S.I., Châteauneuf, Éditions Delacroix, 2003, p. 70. Cet éditeur catholique engagé, spécialisé dans le conspirationnisme et l’apocalyptisme, a publié un certain nombre de brochures de Serge Monast.
85 L’article est ainsi présenté : « SERGE MONAST JOURNALISTE D’ENQUÊTES INTERNATIONALES – Décédé dans des circonstances étranges. Extrait des archives d’Ésotérisme expérimental. Thème : PRISES DE CONSCIENCE CHOCS pendant qu’il est encore temps. Invité : Serge Monast, journaliste d’enquêtes internationales, auteur de documents dénonciateurs. EXTRAITS DE CONFÉRENCES :
« La société technotronique est contre l’humain », 12 min. ;
« Face au Nouvel Ordre mondial », AUDIO de 6 min. »
86 Titre américain : «
Conspiracy Theory », de Richard Donner (titre français : «
Complots »).
87 Sur le « Blue Beam Project » (Projet Rayon bleu), présenté comme un projet secret de la NASA visant à établir un contrôle total des esprits, et plus précisément « tromper le monde par une mystification high-tech », à travers un « complot planétaire » conforme à la prophétie de l’apparition de l’Antéchrist, voir « Le projet Blue Beam », http://www.bibleetnombres.online.fr/blue-beam.htm .
88 Serge Monast, à l’instar de Stan Deyo, interprète la marche de l’histoire contemporaine à partir de « signes et de prodiges mensongers » (Paul) annonçant, selon l’
Apocalypse (le dernier livre du Nouveau Testament, attribué à l’évangéliste Jean), la venue de l’Antéchrist, le faux Christ, le « singe de Dieu », « celui qui s’oppose et s’élève contre tout ce qui est nommé Dieu » (selon Paul, 2
e épître aux Thessaloniciens, 2, 1-12). D’où sa recherche de toutes les attestations du « chiffre de la Bête » : « 666 » (
Apocalypse, chap. 13). Sur ledit chiffre, voir Armogathe, 2005, pp. 103-109, 298-299. Pour un exemple des délires
contemporains autour du chiffre satanique, voir « Tout ! Le 666 ! », http://gematrie.online.fr/666pro5.htm.
89 Droite radicale, radical right, Rechtsradikalismus, destra radicale; extrême droite, extreme right/far right/right-wing extremism, Rechtsextremismus, estrema destra. Voir Ferraresi, 1984 ; Ignazi, 2000 (1994) ; Moreau, 1994 ; Perrineau, 2001 ; Milza, 2002 ; Davies/Lynch, 2002.
90 Voir Mudde, 1996 ; Taguieff, 2002b, pp. 70
sq. ; Mayer (N.), 2002, pp. 281
sq.
91 Voir Rials, 1984 et 1987, qui montre que « l’horreur de la volonté » est au cœur de la pensée contre-révolutionnaire ou traditionaliste, antimoderne et plus particulièrement anti-démocratique.
92 Sur la forme première de la pensée réactionnaire, voir Cioran, 1977 (1957). Pour une approche historiographique, voir Rémond, 1982, pp. 46-83 ; Rials, 1985 et 1987 ; Gengembre, 1989.
93 Sur le traditionalisme en général, voir Sedgwick, 2004, pp. 3-69. Pour autant que les Juifs sont perçus comme les principaux « agents de la modernité » ou de la modernisation, l’antisémitisme fonctionne, depuis le troisième tiers du XIX
e siècle, comme la forme politique dominante du traditionalisme. Sur le cas de l’antisémitisme russe, voir Marks, 2003, pp. 140-175.
94 Pour le traditionalisme catholique, voir
infra, Bibliographie, I : Barruel et Maistre.
95 C’est à René Guénon, en tant que « penseur de la Tradition » ou de la « Tradition primordiale » que se réfèrent la plupart des traditionalistes non chrétiens au XX
e siècle (mais aussi quelques chrétiens, tel Jean Borella). Il est courant de caractériser la pensée guénonienne comme l’expression par excellence du « Traditionalisme intégral », qui permet de regrouper un certain nombre d’auteurs marqués par la pensée de Guénon : Frithjof Schuon, Titus Burckhardt, Ananda Kentish Coomaraswamy, voire Julius Evola.
96 Ce nationalisme de réaction antimoderne orienté par un impératif de conservation identitaire (qu’on pourrait formuler par le « devoir des nations de demeurer elles-mêmes ») doit être distingué soigneusement du nationalisme de libération (dit, en France, « républicain ») auquel il s’oppose de façon frontale, et qui s’ordonne au « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (dit « principe des nationalités »). Le nationalisme maurrassien constitue une illustration de la catégorie de « traditio-nationalisme » (Taguieff, 1990a).
97 Expression forgée par Émile Poulat (1971 et 1982, pp. 32-35), dont « intégralisme » pourrait constituer un équivalent; voir aussi Guasco, 2001.
99 Voir Evola, 1977, et 1991, en partic. pp. 37-133. Dans
Le Mystère du Graal et l’idée impériale gibeline (première édition italienne : 1937), Evola s’efforce de déchristianiser le Graal pour le réinterpréter dans la perspective d’une initiation guerrière et chevaleresque, dite « gibeline » : « L’essence la plus haute du Graal [est] sa relation avec une royauté transcendante », et, « dans son essence, le gibelinisme n’a été qu’une réapparition de l’idéal sacral et spirituel […] de l’autorité propre au chef d’une organisation politique de caractère traditionnel » (Evola, 1977, pp. 265-266).
100 En 2002, Alexandre Douguine (né en 1962), ancien membre de « Pamiat » devenu théoricien du « national-bolchevisme », a publié une
Philosophie du traditionalisme. De Douguine (Dugin), 1991-2002, voir Bibliographie, I. Traducteur de Guénon et d’Evola, Douguine est le plus prolixe des théoriciens du néo-eurasisme russe, dans la perspective « antimondialiste » des milieux d’extrême droite. Ses premiers articles de la revue
Elementy, fondée par lui en 1991, montre que l’influence d’Evola est déterminante. Mais sa conception de la « géographie sacrale » montre une influence de Mme Blavatsky. Voir Laqueur, 1996, pp. 57, 161-165, 233, 272, 287-289; Rosenthal, 1997, pp. 414-418 ; Rossman, 2002, pp. 38-71; Laruelle, 2001 et 2006; Sedgwick, 2004, 221-237.
101 Goodrick-Clarke, 2002, pp. 67
sq., 104-105.
102 Rémond, 1982, pp. 99-121 ; Taguieff, 2002d.
104 Rémond, 1982, pp. 148-180.
105 Perrineau, 2001 ; Milza, 2002 ; Mayer (N.), 2002.
106 Taguieff, 2002b et 2004d.
107 Mayer (N.), 2002 ; Taguieff, 2005a, pp. 187-233.
108 Ribuffo, 1983 ; Barkun, 1994 ; George/Wilcox, 1996, pp. 7-94, 171-381.
109 Douguine a intégré cette vision complotiste dans sa doctrine politique au début des années 1990. Voir l’article de Douguine, « Idéologie du Gouvernement mondial », publié en 1991 dans
Elementy (tr. angl., 1998). En 1991, dans son essai polémique
The New World Order, le démagogue américain Pat Robertson (né en 1930), célèbre représentant de la droite chrétienne fondamentaliste (fondateur de la Christian Coalition), dénonçait la « haute finance juive » (Nathan Mayer Rothschild, Paul M. Warburg, Jacob Schiff) comme le centre de gravité de la grande conspiration judéo-maçonnico-communiste (Robertson, 1991, pp. 123-125). Pour la Russie, voir Laqueur, 1996, pp. 56-64 ; Laruelle, 2001 et 2006. Pour les États-Unis, voir George/Wilcox, 1996, pp. 81-88 ; Boston, 1996 ; Durham, 2000.
110 La confusion dérive du paradoxe consistant à supposer l’existence du « fascisme après le fascisme » (Schnapp, 1998).
111 Sur les interprétations du fascisme, voir De Felice, 2000 (1969) ; Gregor, 1997 (1974) ; Griffin, 2003 (1991) ; Gentile (E.), 2004 (2002).
112 Ignazi, 2000 (1994) ; Milza, 2002, pp. 264-289.
113 Rémond, 1982, pp. 195-230. Pour une mise en question du modèle de René Rémond, voir Dobry, 200 ?
114 Sternhell, 1983 et 1984.
115 Perrineau, 2001 ; Taguieff, 2004d.
116 Goodrick-Clarke, 2002, p. 53.
117 C’est la découverte des textes politico-ésotériques d’Evola qui conduisit par exemple certains jeunes militants du National Front (Grande-Bretagne), dans les années 1980, à refondre leur doctrine « nationaliste » (Eatwell, 1996 ; Goodrick-Clarke, 2002, pp. 68-69).
118 Ancien militant maurrassien ayant dérivé vers le néofascisme, Malliarakis a fini, au début des années 1990, par se rallier au Front national.
119 Voir
infra, Bibliographie, I, à l’entrée « Bouchet ». Voir Taguieff, 1994 ; François, 2005.
121 Coogan, 1999. Le texte de « La Proclamation de Londres », manifeste du Front européen de libération (1949), a été traduit en français dans le recueil de textes de Yockey (et d’articles sur Yockey) publié sous le titre
Le Prophète de l’Imperium (Yockey, 2004, pp. 37-74). Pour la période 1960-1978 aux États-Unis, voir Saleam, 2001. Sur George Lincoln Rockwell et l’American Nazi Party, voir Simonelli, 1999, et Schmatz, 1999. Pour une vue d’ensemble du néo-nazisme américain, voir Goodrick-Clarke, 2002, pp. 7-29 ; pour la Grande-Bretagne, voir
ibid., pp. 30-51, et Thurlow, 1998.
122 Goodrick-Clarke, 1998 et 2002, pp. 52-71, 88-106.
123 Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998 ; Pfahl-Traughber, 2002 ; Meining, 2004.
124 Sur les activités satanisto-nazies de David William Myatt (né en 1952), ancien leader du groupe néo-nazi Combat 18, qui fut aussi le chef de la secte raciste Reichsfolk et le créateur de La Légion d’Adolf Hitler, qui signe Abdul-Aziz Ibn Myatt ou Abdul Aziz depuis sa conversion à l’islam, voir Goodrick-Clarke, 1998, pp. 215-216, 225, et 2002, pp. 216-231, 342-343 ; Taguieff, 2004c, pp. 788-789.
125 Voir Goodrick-Clarke, 2002, pp. 151-172. Raoul Girardet (1986, pp; 41
sq.) a montré que le souterrain joue, « dans le légendaire symbolique de la conspiration, un rôle toujours essentiel ».
126 La catégorie problématique de « Révolution conservatrice » s’est peu à peu imposée chez les spécialistes de l’histoire de l’Allemagne au XX
e siècle (République de Weimar et national-socialisme), en référence à la thèse pionnière d’Armin Mohler (1950; nouvelle édition refondue, 1993). Alors que les courants de la « Révolution conservatrice » allemande se présentaient tous comme des variantes du nationalisme germanique, il n’en va pas de même pour leurs héritiers contemporains, qu’ils se désignent eux-mêmes comme « révolutionnaires-conservateurs » ou qu’ils soient ainsi catégorisés par les historiens ou les politologues. Sur le concept de « Révolution conservatrice » dans les débats historiographiques récents, voir Dupeux, 1992 ; Koehn, 2003.
127 Les théoriciens de référence sont ici soit Jean Thiriart, soit Julius Evola. Sur le thème de « l’Europe impériale » comme « troisième voie », voir Taguieff, 1994, pp. 209-213, 265-268.
128 C’est le cas d’Alain de Benoist (suivi par une partie du GRECE) depuis la fin des années 1980 (Taguieff, 1994, pp. 254-265). Voir le numéro spécial de la revue
Éléments (n° 77, avril 1993) sur le thème « L’immigration », notamment les articles d’Alain de Benoist : « Le droit à la différence » (pp. 24-25), « Qu’est-ce que l’identité ? » (pp. 44-47), « Pluralisme ou assimilation? » (pp. 50-52), « Citoyenneté, nationalité, intégration » (pp. 53-57), « Le modèle communautaire » (pp. 58-62).
129 La figure d’Alexandre Douguine illustre le chevauchement des catégories : traditionaliste, nationaliste, « national-bolchevik », néofasciste et « révolutionnaire-conservateur ». C’est ce qui lui a valu d’être stigmatisé par l’étiquette journalistique de « rouge-brun », expression d’un embarras plutôt que mode de catégorisation politique. Voir Taguieff, 1994, pp. 29-43, 308-314.
130 Taguieff, 1994; Laqueur, 1996, pp. 162-164 ; Goodrick-Clarke, 2002, pp. 69-71; Sedgwick, 2004, pp. 222
sq.