Par cette prise de position, Maistre s’élevait avec toute son autorité intellectuelle contre les amalgames auxquels l’abbé Barruel avait eu recours dans ses Mémoires. Mais, dans la tradition contre-révolutionnaire dont Maistre fut certainement le fondateur en même temps que le penseur le plus profond et plus subtil, c’est la vision conspirationniste de Barruel qui s’imposera. Le propagandiste aura eu raison du philosophe et du mystique.
La « judaïsation » du complot maçonnique
Dans un second temps, alors que le modèle du complot maçonnique/illuministe est déjà largement répandu, un
nouveau thème d’accusation surgit : les Juifs dirigeraient secrètement la conspiration maçonnique, en étant les véritables maîtres des arrière-loges. Tel est le message contenu dans la prétendue lettre de Jean-Baptiste Simonini (datée de 1806), faux vraisemblablement fabriqué par Barruel lui-même. Mais c’est seulement dans le dernier tiers du XIX
e siècle que se constitue, sous sa forme définitive, le mythe du complot judéomaçonnique. Ce dernier est exposé longuement dans l’ouvrage du chevalier Gougenot des Mousseaux,
Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, paru en 1869 à Paris, chez Plon. Par ce livre, véritable traité d’antimaçonnisme et de judéophobie catholique contre-révolutionnaire qui a inspiré tous les pamphlétaires antijuifs de la fin du XIX
e siècle, Henri Roger Gougenot des Mousseaux (1805-1876) est devenu célèbre dans les deux dernières décennies du XIX
e siècle
104. La thèse centrale de l’ouvrage, qui doit beaucoup à la lecture d’Emil Eckert, est que « toutes les secousses sociales et antichrétiennes » qui ébranlent le monde sont « l’œuvre des francs-maçons et des Juifs », et qu’à travers ces bouleversements révolutionnaires, la franc-maçonnerie n’étant qu’un instrument aux mains des Juifs, c’est « le triomphe du Juif » ou la destruction de la « civilisation chrétienne » qui se prépare, comme la « conséquence inévitable » de ces troubles
105. Car « le but du Juif, dont la
conviction marche
en sens inverse de celle du chrétien, c’est de judaïser le monde et d’y détruire cette civilisation chrétienne
106 ». La « judaïsation du monde » est l’exact inverse du « but du chrétien vivant de la vie active », qui est « de christianiser le monde
107 ». C’est pourquoi Gougenot propose d’appeler « le Juif actif le missionnaire du mal
108 ». Le complot maçonnique est généalogiquement rattaché au judaïsme par la cabale : « Les artisans de tous les désordres antichrétiens ou antisociaux qui agitent le monde, sous le couvert des sociétés occultes, se rattachent par le lien secret et judaïque de la cabale à l’immense et universelle association que désigne le
nom récent de franc-maçonnerie
109. » Les « Juifs cabalistes » sont des « adorateurs de Satan ». Or, la direction secrète des arrière-loges (elles-mêmes secrètes !) est juive :
« Voilà donc la philosophie antichrétienne du dix-huitième siècle, l’alliance israélite
universelle et la société
universelle de la maçonnerie vivant d’une seule et même vie, animées par une seule et même âme ! Et la maçonnerie des
hauts adeptes, celle
des initiés sérieux, nous permet enfin de voir au travers du sens de ses manifestes qu’elle n’est en définitive que l’organisation
latente du judaïsme militant, de même que l’alliance israélite universelle n’est qu’une de ses organisations patentes
110. »
La franc-maçonnerie, précise l’anti-occultiste Gougenot des Mousseaux, en tant qu’elle est « issue des mystérieuses doctrines de la cabale », « n’est que la forme moderne et principale de l’occultisme, dont le Juif est le prince, parce qu’il fut dans tous les siècles le prince et le grand maître de la
Cabale
111 ». Or, le « but spécial » de « l’occultisme » est « de déchristianiser le monde
112 », c’est-à-dire, en fin de compte, de mettre le monde dans les mains de Satan. Gougenot des Mousseaux en conclut que la franc-maçonnerie est une « société secrète » juive, « naturellement » juive, mais occultement juive, et, à ce titre, certainement la plus dangereuse des « sectes », parce que hautement trompeuse :
« Le Juif est donc naturellement, et nous ajoutons qu’il est nécessairement l’âme, le chef, le grand maître réel de la maçonnerie, dont les dignitaires connus ne sont, la plupart du temps, que les chefs trompeurs et trompés de l’ordre
113. »
Ce qu’il faut donc postuler, en deçà de la maçonnerie visible, c’est « la suprématie maçonnique du Juif », dont on ne saurait fournir des « preuves
matérielles114 ». La distinction barruélienne entre loges et arrière-loges, érigée en modèle d’intelligibilité
115, permet à Gougenot des Mousseaux de décrypter l’hyper-secret dans le secret : derrière les chefs apparents et connus (ou du moins connaissables) de la maçonnerie, il faut supposer l’existence de chefs réels et inconnus (voire inconnaissables). Ces derniers, « hauts adeptes » ou « Supérieurs inconnus », ne peuvent être que des Juifs (ou majoritairement des Juifs)
116, disposés par leur
nature et leur histoire aux pratiques et aux manœuvres « occultes ». C’est pourquoi « les loges maçonniques […] deviennent […] pour Israël les suppléantes indispensables de la Synagogue
117 ». La maçonnerie mérite bien d’être stigmatisée comme « la Synagogue de Satan
118 ». Les Juifs sont tout autant voués à produire, en tant que cause motrice diabolique, tous les bouleversements révolutionnaires : il importe de « reconnaître dans le Juif le préparateur, le machinateur, l’ingénieur en chef des révolutions
119 ». Si donc la maçonnerie joue un rôle révolutionnaire, c’est parce qu’elle est sous direction juive, direction invisible.
Il n’est point de conspiration juive ou judéo-maçonnique sans « sociétés secrètes », peuplées d’initiés ou d’« Illuminés », stigmatisés par l’abbé Barruel en 1797-98 comme « les ennemis de la race humaine et les fils de Satan ». En 1914, Charles Nicoullaud, proche collaborateur de M
gr Jouin, en esquissait cette généalogie luciférienne : « L’esprit du mal s’est réfugié dans la société secrète où il a apporté avec les rites et les symboles païens ; puis, sous son inspiration, de la Société secrète est née la Franc-Maçonnerie
120. » Lutter contre de tels ennemis, c’est avant tout révéler leurs machinations : la littérature antijuive moderne se présente comme une littérature conspirationniste, répondant à la demande sociale de « révélations », notamment par le dévoilement de « complots ». Cette demande est portée par le sentiment diffus qu’« on nous cache quelque chose », le « on » désignant ceux d’en haut,
les élites corrompues ou la super-élite invisible. Visant à satisfaire cette demande de dévoilement et de démasquage, les théoriciens conspirationnistes fabriquent des complots universels qu’ils peuvent faire remonter jusqu’aux Templiers, à la fondation de l’ordre des Jésuites ou aux Illuminés de Bavière
121. Ces généalogies mythiques comportent des listes de fondateurs, de précurseurs, de transmetteurs ou de continuateurs qui prennent un grand nombre de nouveaux visages : à la franc-maçonnerie, à l’Alliance israélite universelle et au B’nai B’rith se sont ajoutés au XX
e siècle la Société des Nations, la Commission Trilatérale, le groupe Bilderberg, le Council on Foreign Relations (CFR), etc.
122 Point de « péril juif » (ou « judéomaçonnique ») sans organisations secrètes, dans lesquelles s’activent des puissances invisibles et ténébreuses
123, qui noyautent les lieux de pouvoir.
Ces sociétés secrètes sont imaginées sur le modèle d’une franc-maçonnerie diabolisée, d’une super-maçonnerie
ultra-secrète fictionnée comme organisation satanique : le discours antimaçonnique de la fin du XVIII
e siècle précède en ce sens le discours antijuif conspirationniste, en lui fournissant une structure d’accueil. L’abbé Barruel donne, dans ses
Mémoires, la formulation canonique de la lecture conspirationniste de l’histoire moderne, en tant qu’elle devait aboutir à la Révolution française, effet et preuve du complot maçonnique :
« Dans cette Révolution française, tout jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué : tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices aux complots
124. »
Plus précisément, le mythe répulsif du « péril juif » se nourrit de la mythologie des sociétés secrètes censées gouverner le monde, qui présuppose la thèse d’une manipulation occulte, satanique en dernière instance, des décisions et des actions humaines
125. Le marquis de Luchet, dans son pamphlet anti-illuministe de 1788 largement diffusé entre 1789 et 1792, caractérisait ainsi les objectifs et les méthodes de la « secte des Illuminés » :
« Cette secte a le but de gouverner le monde, de s’approprier l’autorité des souverains, d’usurper leurs places, en ne leur laissant que le stérile honneur de porter la couronne. Elle adopte, du régime jésuitique, l’obéissance aveugle et les principes régicides ; de la Franc-Maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des Templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace
126. »
Dans le premier numéro de la
Revue internationale des sociétés secrètes, en 1912, M
gr Jouin, qui publiera en 1920 une traduction française commentée des
Protocoles des Sages de Sion, énonce le principe directeur de sa vision du monde : « De nos jours, la société secrète est la maîtresse du monde. […] Il en va de même aujourd’hui qu’au temps de l’Illuminisme et de la Haute-Vente, et la franc-maçonnerie n’en est que plus indissolublement la concentration des sociétés secrètes ; aussi, prise de la sorte dans un sens élargi, on peut la nommer la maîtresse du monde
127. » Mais la franc-maçonnerie est « elle-même subordonnée à des groupes supérieurs
128 », précise aussitôt M
gr Jouin, qui ne tarde pas à les désigner : « De nos jours, l’histoire des sociétés secrètes est la page magistrale de l’histoire juive. […] D’où vient cette alliance? Si la Franc-Maçonnerie est mondiale, elle est naturellement en contact avec la race juive, race cosmopolite par tempérament et par expiation
129. » Or, les Juifs se caractérisent par une « triple aspiration » : « La domination universelle, la révolution sociale et la ruine du catholicisme
130. » Telle était l’une des convictions fondamentales de Gougenot des Mousseaux, ainsi résumée en 1869 dans son livre
Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens : « Voilà donc, voilà le Juif, voilà le Juif de nos jours, c’est-à-dire voilà celui qui nous prépare, à l’ombre des sociétés secrètes dont il est l’âme et le prince, un prochain et redoutable avenir […]
131. » L’invention du mythe des Sages de Sion à la conquête du monde, c’est la réinvention de Satan. Car, dans les sociétés contemporaines, l’on peut tout à la fois ne plus croire au diable et
fictionner la politique mondiale comme l’affrontement entre forces du bien et forces du mal
132.
Considérons la prétendue lettre envoyée de Florence par le pseudo-capitaine Jean-Baptiste Simonini, lettre datée du 5 août 1806 que l’abbé Augustin Barruel disait avoir reçue le 20 août, et qui sera publiée à Paris, par le Père Grivel (ancien proche de Barruel), en juillet 1878, dans la revue catholique traditionaliste
Le Contemporain133, puis dans la
Civiltà cattolica le 21 octobre 1881, avant d’être largement diffusée et exploitée par les milieux antijuifs et antimaçonniques européens
134. Son contenu peut se résumer par l’affirmation que les Juifs sont à l’origine de toutes les « sociétés secrètes » et de toutes les conspirations. Cette prétendue lettre confidentielle, faux probablement confectionné par son premier diffuseur – peut-être à l’instigation du Saint-Siège
135 –, est essentielle pour comprendre la spécificité politique et culturelle du mythe du complot judéomaçonnique mondial, tel qu’il s’est élaboré à partir de diverses sources au cours du XIX
e siècle en Europe.
Dans ce texte précurseur des
Protocoles, vraisemblablement fabriqué par Barruel lui-même, on apprend que la « secte judaïque » forme avec toutes les autres « sectes » (francs-maçons, jacobins, etc.) une seule et même « faction », visant à « anéantir » la civilisation chrétienne. À ces « sectes » diaboliques est attribuée la fonction d’ouvrir la voie à l’Antéchrist, ce qui est conforme à la nature supposée des « fils du diable ». Dévoilé par la fiction de la lettre d’un mystérieux correspondant, le plan de domination se double d’un programme de destruction. Le moteur de la puissance de la « secte judaïque » est l’or : le thème de la puissance financière des Juifs, alors même que le « mythe Rothschild » ne s’est pas encore constitué
136, est déjà fortement présent. La référence à la stratégie de « démasquage » est constitutive de la rhétorique conspirationniste, comme le montre autant la pseudo-lettre de Simonini que les textes contre-révolutionnaires publiés par Barruel sous son nom. Cette «
forgery » (faux ou contrefaçon) a valeur prototypique en ce qu’elle préfigure la littérature dénonçant le « judéo-maçonnisme », dont la diffusion massive ne s’opérera que dans le dernier tiers du siècle. Cette micro-« forgerie » à prétention démystificatrice commence ainsi :
« Recevez donc, Monsieur, d’un ignorant militaire comme je suis, les plus sincères félicitations pour votre ouvrage
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1797-1799 […]. Oh, comme vous avez bien démasqué ces sectes infâmes qui préparent la voie à l’Antéchrist et sont les ennemis implacables non seulement de la religion chrétienne, mais de tout culte, de toute société, de tout ordre ! Il y en a cependant une que vous n’avez touchée que légèrement. Peut-être l’avez-vous fait à dessein, parce qu’elle est la plus connue, et par conséquent la moins à craindre. Mais, selon moi, c’est aujourd’hui la puissance la plus formidable si l’on considère ses grandes richesses et la protection dont elle jouit dans presque tous les États d’Europe. Vous comprenez bien, Monsieur, que je parle de la secte judaïque. Elle paraît en tout séparée et ennemie des autres sectes, mais réellement elle ne l’est pas. En effet, il suffit qu’une de celles-ci se montre ennemie du nom chrétien, pour qu’elle la favorise, la soudoie et la paie. Et ne l’avons-nous pas vue, et ne la voyons-nous pas encore prodiguer son or et son argent pour soutenir et multiplier les modernes sophistes, les francs-maçons, les jacobins, les illuminés ? Les Juifs donc avec tous les autres sectaires ne forment qu’une seule faction, pour anéantir, s’il est possible, le nom chrétien
137. »
Quelques années plus tard, vraisemblablement convaincu par la « lettre de Simonini », Joseph de Maistre écrit au tsar Alexandre I
er pour le mettre en garde contre ce qu’il pense être une alliance impie entre l’empereur Napoléon I
er et les Juifs, qu’il stigmatise comme les grands maîtres de la manipulation et de ce que nous appellerions « désinformation » : « Le plus grand et le plus funeste talent de cette secte maudite, qui se sert de tout pour arriver à ses fins, a été depuis son origine de se servir des princes mêmes pour les perdre. Ceux qui ont lu les livres nécessaires à cet effet savent avec quel art elle savait placer auprès des princes les hommes qui conviennent à ses vues
138. »
En 1815, un libelle anonyme paraît en France, intitulé
Le Nouveau Judaïsme ou la Franc-Maçonnerie dévoilée. L’auteur, fortement influencé par l’antimaçonnisme de Barruel, et partisan déclaré de la Restauration, énonce la thèse d’une communauté de nature entre Juifs et francs-maçons,
comme dans cette remarque faite à propos du grade de Rose-Croix : « Ne nous étonnons donc plus si les francs-maçons sont si hardis persécuteurs des Enfants de l’Église : ils sont juifs, ils en font l’aveu
139. »
Le mythe d’une centrale juive ou judéo-maçonnique organisant secrètement la conquête du monde se retrouve notamment chez l’abbé Chabauty
140, dans
Les Juifs, nos maîtres ! (1882), chez le Serbe Osman-Bey
141, lui-même d’origine juive, auteur d’un opuscule intitulé
La Conquête du monde par les Juifs publié en français en 1873
142, en russe en 1874 et en allemand l’année suivante, ainsi que dans le livre publié en 1893 par l’archevêque-évêque de Port Louis (île Maurice), M
gr Léon Meurin,
La Franc-Maçonnerie, synagogue de Satan143. Pour asseoir sa thèse, Meurin cite les propos tenus par « le Juif Sidonia » à
Coningsby, dans le roman de Disraeli publié en 1844,
Coningsby, dont une phrase fonctionnait depuis les années 1870 comme une preuve de l’existence du « pouvoir occulte » : « Vous voyez donc, cher Coningsby, le monde est gouverné par tout à fait d’autres personnages que ne se l’imaginent ceux qui ne se trouvent pas derrière les coulisses
144. »
En 1869, Gougenot des Mousseaux citait ladite phrase et la commentait aussitôt : « En d’autres termes, la main
toute-puissante mais si souvent encore invisible du Juif est partout
145 ! » Cette phrase d’un personnage de roman, citée dans diverses versions, est souvent attribuée à Disraeli lui-même, au « Juif Disraeli » ou au « franc-maçon Disraeli », comme par l’ex-maçon Jean Marquès-Rivière la citant en épigraphe de son livre intitulé
L’Organisation secrète de la Franc-Maçonnerie146 : « Le monde est mené par de tout autres personnages que ne se l’imaginent ceux dont l’œil ne plonge pas dans les coulisses. » On reconnaît la traduction française du passage telle que la donne l’historien et polémiste contre-révolutionnaire Claudio Jannet dans son introduction à la réédition du livre du père Deschamps,
Les Sociétés secrètes et la société147. Dans la traduction donnée par Meurin, la célèbre phrase est citée par l’antimaçon De Lannoy
148 et reprise par le barruélien tardif Pouget de Saint-André
149, qui l’attribue à « un Juif doué d’une haute intelligence, et qui a occupé une grande place dans la politique anglaise ». La métaphore des « coulisses » s’est figée depuis longtemps pour devenir un cliché du discours conspirationniste, voire un argument publicitaire
150.
Après avoir cité le prétendu « aveu » de Disraeli, M
gr Meurin ajoute :
« L’histoire ne manquera pas de raconter un jour que toutes les révolutions des derniers siècles ont leur origine dans la secte maçonnique, sous la direction suprême des Juifs. Ceux qui entrent dans la loge participent, sciemment ou inconsciemment, à la guerre de la Synagogue moderne contre les trônes et les autels de nos patries
151. »
M
gr Meurin affirmait sans ambages que « tout ce qui se trouve dans la franc-maçonnerie est foncièrement juif, exclusivement juif, passionnément juif, depuis le commencement jusqu’à la fin
152 ». Plus précisément, Meurin décrivait la franc-maçonnerie comme un simple instrument des Juifs : « La franc-maçonnerie n’est qu’un outil entre les mains des Juifs qui y tiennent la haute main
153. » L’abbé Chabauty, dans le livre qu’il publie en décembre 1880 sous le pseudonyme de C. C. de Saint-André,
Francs-Maçons et Juifs154, soutenait également la thèse que, selon la formule d’un commentateur à la plume empathique, « judaïsme et maçonnisme paraissent aujourd’hui être une formule identique ». C’est dans le texte introductif de son livre paru deux ans plus tard,
Les Juifs, nos maîtres ! Documents et développements nouveaux sur la question juive155, que Chabauty résume en sept points sa vision anti-judéomaçonnique du monde, dont la parenté avec la rhétorique du « Discours du Rabbin
156 » et celle des
Protocoles est frappante,
jusque dans le jumelage idéologique de la dénonciation du sionisme (comme programme national de retour) et de la dénonciation du prétendu programme de domination du monde :
« […] J’ai voulu avancer, et je maintiens les affirmations suivantes :
1° Le peuple juif a traversé les nations et les siècles, en étant continuellement dirigé et gouverné par une succession non interrompue de chefs suprêmes.
2° Ces chefs, que j’appelle les Princes de Juda ou d’Israël, ont toujours caressé l’espoir de retourner dans la Palestine, leur patrie, et d’arriver un jour à dominer le monde. Ils n’ont jamais cessé d’entretenir et de développer cette double espérance dans leur nation […].
3° De tout temps, et plus ou moins selon les circonstances, les Princes d’Israël ont tenté, mais sans réussite, de parvenir à ce double résultat. L’ébranlement causé dans la société chrétienne par le Protestantisme et par la Révolution française leur a offert des circonstances favorables comme il ne s’en était pas encore présenté. Ils se sont empressés de les mettre à profit.
4° Par suite, les Juifs, sous la direction occulte de leurs chefs, ont pu pénétrer de toutes parts dans cette société chrétienne qui les avait repoussés si sagement pendant le Moyen Âge. Ils y sont entrés tout à la fois d’une manière cachée, dans le XVIIIe siècle, en s’affiliant aux diverses sociétés secrètes existantes et en en fondant eux-mêmes de nouvelles, et d’une manière ouverte, soit par de nombreuses conversions au Protestantisme, soit en obtenant dans la plupart des pays civilisés l’émancipation politique et les droits de citoyens.
5° Par leur or, leur habileté, leur persévérance, les Princes Juifs sont arrivés à s’emparer de toutes les sociétés secrètes. Ils en sont devenus les suprêmes et uniques directeurs. Ils les tiennent entre leurs mains depuis qu’ils les ont unifiées et rattachées toutes, par des liens plus ou moins secrets, à la Franc-Maçonnerie templière. Ils ont ainsi enrégimenté et organisé, sous leur autorité, tous les éléments du mal et de la Révolution qui existent dans le monde entier.
6° Eux seuls étaient aptes à opérer cette unification universelle des ennemis de Jésus-Christ et de son Église, parce que, d’abord, plus que tout autre peuple, ils sont sous la domination de Satan à cause de leur déicide qui est pour eux comme un second péché originel; parce que, ensuite, de tout temps, et dès l’origine du Christianisme, ils avaient pied, par la Cabale, dans presque toutes les associations occultes païennes et hérétiques ; parce que, enfin, formant eux-mêmes, depuis leur dispersion, une immense société secrète, et vivant sur tous les points du globe, toujours en relation les uns avec les autres par la religion, la politique et le commerce, toujours dirigés de loin comme de près par les mêmes chefs, ils peuvent recevoir et faire exécuter partout à la fois le même plan et les mêmes mots d’ordre.
7° C’est au moyen de ce formidable engin de destruction, que j’ai nommé la “Maçonnerie judaïque”, qu’ils veulent faire disparaître tous les obstacles à leurs séculaires desseins, à savoir : les idées, les institutions et les nations chrétiennes. Leur infernal travail est grandement avancé. Plus que jamais ils espèrent le mener à fin, et devenir les uniques maîtres du monde
157. »
Pour le chanoine honoraire de Poitiers, il est clair que c’est Satan, le « roi des révolutionnaires », qui mène ce « formidable combat » contre l’Église catholique. Mais les « hauts chefs de Juda » ne sont-ils pas les plus dangereux parmi les « enfants de Satan » ? D’autant qu’ils avancent masqués, comme francs-maçons, révolutionnaires jacobins, républicains. Mais, pour le chanoine Chabauty, le véritable ennemi, le plus occulte, le plus implacable, c’est « le Juif » :
« À l’heure présente, la Révolution, dans toute sa réalité, c’est la nation juive, agissant dans le monde entier, par les ordres de ses chefs, en plusieurs corps d’armée et sous plusieurs enseignes, au dedans, au dehors et à l’encontre de la société catholique et chrétienne. Dans les deux hémisphères, République, Franc-Maçonnerie, Juiverie, sont une seule et même chose. La République, c’est ordinairement le drapeau, l’étiquette, la montre; la Maçonnerie, c’est partout l’instrument, le soldat, l’armée ; la Juiverie, c’est toujours l’âme, la direction, le commandement. Notre ennemi, c’est le Juif
158 ! »
L’historien catholique traditionaliste et antimaçon Claudio Jannet, dans l’essai qu’il publie en 1880 sous le titre « De l’action des sociétés secrètes au XIX
e siècle », en guise d’introduction générale à la réédition du livre monumental du père Nicolas Deschamps,
Les Sociétés secrètes et la société, pose la question des questions concernant les « sectes » et les « sociétés secrètes » : celle de savoir « s’il y a réellement une unité de direction qui relie entre elles toutes les sociétés secrètes y compris la Franc-Maçonnerie
159 ». Bien qu’il reconnaisse, par cette question, toucher « au point le plus mystérieux de l’action des sociétés secrètes », Jannet fournit cette réponse qui nous ramène à la légende de Weishaupt et au modèle barruélien des « arrière-loges » dont les membres manipulent cyniquement les « maçons ordinaires » :
« L’histoire des sectes […] nous révèle l’existence, dès le XVI
e siècle, à l’époque du convent de Cologne […], d’une organisation secrète, aboutissant à un patriarche unique connu seulement d’un petit nombre de maîtres. Au XVIII
e siècle, l’ordre du Temple remplissait vis-à-vis des loges maçonniques le rôle d’
ordre intérieur, et dirigeait les travaux des maçons ordinaires sans que ceux-ci s’en doutassent : c’est par son moyen que l’Illuminisme parvint à dominer toutes les loges et tous les rites à la fin du siècle. […] Cette direction a continué […] à exister. […] Un avocat saxon d’une rare vigueur d’esprit et d’une immense érudition, M. Eckert, qui a dévoué sa vie à dévoiler les mystères des sociétés secrètes et a mis au jour les documents les plus précieux sur leur action, est arrivé à la conclusion que l’
Ordre intérieur existait toujours et gouvernait souverainement la Maçonnerie ou l’
Ordre extérieur160. »
La question du type : « Existe-t-il un centre de direction des sociétés secrètes? », ce centre mondial ne pouvant lui-même qu’être secret (plus que secret!), n’a jamais cessé d’être posée par les auteurs conspirationnistes, qu’ils soient strictement antimaçons, antisémites ou anti-judéomaçons
161. La plupart des réponses apportées consistent à désigner des centres imaginés comme « judéomaçonniques », sur le modèle du B’nai B’rith ou de l’Alliance israélite universelle. Dans sa revue
Le Réveil du Peuple, en 1936, le propagandiste antijuif Jean Boissel – auteur du pamphlet :
Le Juif, poison mortel (1935)
162 – publie un article dénonçant le B’nai B’rith en tant qu’incarnation de la « Maçonnerie judaïque » érigée en centre de direction judéomaçonnique international de toutes les « sociétés secrètes » :
« Les B’naï B’rith [
sic] forment une élite juive de toutes les Maçonneries “nationales” et internationales : ils en sont le centre réalisateur qui, après avoir élaboré les détails du programme juif mondial
163, donne ses directives à tous les autres Ordres maçonniques, qui en sont les ailes marchantes, à commencer par la Grande Loge d’Angleterre, le Grand-Orient, le Rite Écossais, en passant par toutes les sectes et par toutes les arrière-Loges, comme l’Ordo Templi Orientalis [
sic] (les Illuminés d’aujourd’hui), le Druidenorden (connu en France sous le nom de “Manoir Gaulois”), etc.
164 »
Avant comme après la publication des
Protocoles, c’est l’Alliance israélite universelle, construite comme un mythe répulsif, que la majorité de ces antisémites doctrinaux désignent comme le centre organisateur de la conquête juive ou judéomaçonnique du monde : Paris est ainsi imaginé comme la ville judéo-maçonnique par excellence. Krouchevan, en 1903, avait présenté les
Protocoles comme la traduction russe d’un « document » écrit en français, le « Procès-verbal des séances de l’Alliance mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion », et prétendait avoir obtenu le manuscrit de la « Chancellerie centrale de Sion en France », dont on pouvait penser que le siège était à Paris
165. Osman-Bey, comme Brafman et Lutostanski, était persuadé que la « conspiration cosmopolite » était dirigée
à partir des bureaux parisiens de l’Alliance israélite universelle. Le discours anti-judéomaçonnique va intégrer, au cours du derniers tiers du XIX
e siècle, deux thèmes de dénonciation : le premier visant la « libre pensée » défendue par divers milieux militants (matérialistes, positivistes et « scientistes »), le second constituant « l’occultisme » en ennemi
166. En 1905, dans son pamphlet intitulé
La Franc-Maçonnerie, secte juive, l’abbé Isidore Bertrand donne une synthèse de ces dénonciations dans la perspective d’un catholicisme traditionaliste antimoderne :
«
L’Alliance israélite universelle et la
Société non moins universelle de la Maçonnerie ne forment qu’une seule et même société. […] La Kabbale est au fond de tous les rites maçonniques, forme moderne de l’occultisme dont le Juif est le grand maître.
L’Alliance israélite universelle est l’œuvre par excellence du Judaïsme et de la Maçonnerie. C’est en groupant sous sa bannière tous les adeptes de la libre pensée, quel que soit leur culte d’origine, qu’Israël verra se réaliser ses plus chères espérances
167. »
Il est un faux antijuif qui a beaucoup circulé à partir du début des années 1870 en Europe, dans les milieux antisémites allemands, russes et polonais, avant de faire son tour de France une décennie plus tard, puis de voyager de nouveau en Allemagne et en Russie. Ce document, qu’on peut considérer comme l’un des principaux textes précurseurs des
Protocoles des Sages de Sion, est connu principalement sous le titre « [Le] Discours du Rabbin
168 ». Il est
extrait d’un roman du journaliste allemand (et ex-employé des postes) Hermann Gœdsche (1815-1878),
Biarritz, publié à Berlin en 1868 sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe. L’un des chapitres du roman est intitulé « Dans le cimetière juif de Prague ». Ce chapitre décrit une assemblée nocturne ressemblant fort à une cérémonie occulte, durant laquelle les représentants des douze tribus d’Israël exposent les divers aspects d’un plan de conquête du monde, ainsi que le confirme le personnage désigné comme un ou le « grand rabbin ». À bien des égards, cette scène s’inspire de la réunion maçonnique imaginée par Alexandre Dumas dans son roman
Joseph Balsamo (1849), où est racontée la rencontre, le 6 mai 1770, entre Cagliostro, le chef des « Supérieurs Inconnus », et d’autres « Illuminés
169 ». Le « complot des Illuminés » vise à placer la France des Lumières et de la Révolution future à la tête de l’humanité, grâce aux efforts conjugués de trois cents frères représentant chacun dix mille associés, soit trois millions d’affiliés ayant juré « obéissance et service
170 ». Par une série de transformations, le complot de Cagliostro et des Illuminés deviendra le complot juif ou judéomaçonnique mondial. Il est vraisemblable que le chiffre des « trois cents frères » prendra sa valeur symbolique durable, dans le mythe conspirationniste antijuif au XX
e et au XXI
e siècle, après son assimilation avec les « trois cents » hommes importants qui, selon une phrase de Walter Rathenau extraite de son
contexte et mésinterprétée, décideraient des « destinées du monde
171 ».
Dès 1872, le chapitre du roman de Gœdsche est publié séparément, en Russie, par des milieux antisémites. Cet opuscule est suivi en 1876 par la publication d’un pamphlet titré
Dans le cimetière juif de la Prague tchèque (Les Juifs, maîtres du monde). En juillet 1881, le fameux Discours est publié en français par la revue
Le Contemporain172, dans le cadre d’une longue étude signée « M. de Wolski » sur « la vie intime et secrète des Juifs, particulièrement en Russie
173 », et passe ainsi du statut de la fiction romanesque à celui d’un document probant ou d’un témoignage révélateur. Il est ordinairement présenté comme le « compte rendu » de la réunion nocturne au cimetière juif de Prague, comportant la transcription du discours qui y aurait été prononcé par un « grand rabbin », qui recevra ultérieurement le patronyme de Reichhorn ou Eichborn
174, voire Rzeichhorn
175. En 1887, le faux est incorporé par Theodor Fritsch dans son
Catéchisme des antisémites176,
ainsi que par Pierre I. Ratchkovski, sous le pseudonyme de Kalixt de Wolski, dans son anthologie antisémite,
La Russie juive, parue en 1887 chez Albert Savine, dans la « Bibliothèque anti-sémitique
177 ». Un proche d’Édouard Drumont, François Bournand, en inclut des morceaux choisis en 1898, en pleine affaire Dreyfus, dans son recueil d’extraits de textes, d’articles et d’entretiens,
Les Juifs nos contemporains178. Le contexte idéologico-politique, en France, est assurément favorable à une réception positive.
L’année suivante, en 1899, l’abbé Henri Delassus reproduit partiellement le « Discours du Rabbin » dans son long pamphlet conspirationniste,
L’Américanisme et la conjuration antichrétienne179. Dans ces reproductions du faux, l’orthographe du patronyme de l’auteur supposé du « compte rendu » apparaît souvent modifiée (Readclif, Readcliff, Retcliffe, etc.), comme la date du discours (1865 ; 1869, 1880, etc.). Dans la courte présentation rédigée par Bournand, on lit par exemple : «
Le Programme de la Juiverie, le
Programme vrai des Juifs nous le trouvons exprimé chez […] le grand rabbin John Readclif […]. C’est dans un discours prononcé en 1880 que John Readclif nous montre ce que pensent les Juifs, le véritable programme de la race
180. » Bournand confond ici le pseudonyme de Gœdsche (Readcliff) avec le patronyme (Reichhorn) donné au personnage du rabbin prononçant le discours dans le roman
Biarritz. En 1911, Henri Delassus le présente comme « un discours prononcé vers le milieu du XIX
e siècle, par un grand rabbin, dans une réunion secrète
181 ». En Russie, Krouchevan publie à son tour le « Discours du Rabbin » dans son journal
Znamia, le 22 janvier 1904, quelques mois après y avoir publié une version abrégée des
Protocoles des Sages de Sion. L’essentiel de la thématique des
Protocoles
se trouve dans le « Discours du Rabbin », qui en constitue comme un résumé commode :
« Nos pères ont légué aux élus d’Israël le devoir de se réunir, au moins une fois chaque siècle, autour de la tombe du grand maître Caleb, saint rabbin Syméon-ben-Ihuda, dont la science livre, aux élus de chaque génération, le
pouvoir sur toute la terre et
l’autorité sur tous les descendants d’Israël. Voilà déjà dix-huit siècles que dure la guerre du peuple d’Israël avec cette
puissance qui avait été promise à Abraham, mais qui lui avait été ravie par
la Croix. Foulé aux pieds, humilié par ses ennemis, sans cesse sous la menace de la mort, de la persécution, de rapts et de viols de toute espèce, le peuple d’Israël pourtant n’a point succombé ; et, s’il s’est dispersé sur toute la surface de la terre, c’est que
toute la terre doit lui appartenir. […] Lors donc que nous nous serons rendus
les uniques possesseurs de tout l’or de la terre, la vraie puissance passera entre nos mains, et alors s’accompliront les promesses qui ont été faites à Abraham. […] Si l’Or est la première puissance de ce monde, la seconde est sans contredit la Presse. […] Il faut, autant que possible, entretenir le prolétariat, le soumettre à ceux qui ont le maniement de l’argent. Par ce moyen, nous soulèverons les masses, quand nous le voudrons ; nous les pousserons aux bouleversements, aux révolutions, et chacune de ces catastrophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but : celui de
régner sur la terre, comme cela a été promis à notre père Abraham
182. »
En France, M
gr Jouin cite intégralement le document dans l’article programmatique, « La société secrète », qu’il publie en 1912 dans la première livraison de la
Revue internationale des sociétés secrètes 183. Il rééditera le document
en 1920 dans l’introduction à son édition commentée des
Protocoles, constituant le premier volume d’une série d’ouvrages sur « Le Péril judéo-maçonnique
184 ».
La dénonciation du « péril juif » ou « judéomaçonnique », dès la première vague internationale des publications des
Protocoles des Sages de Sion (1920-1922), va être recentrée sur la « révélation » du « complot mondial », les « preuves » de ce dernier étant constituées par l’existence du « programme » que le document est censé dévoiler. Les « Sages de Sion » mis en scène par les
Protocoles, soit les dirigeants supposés de ce « peuple » qui est en même temps une « race » et une « secte », ne sont pas des parasites-exploiteurs comme les autres, ils sont par nature « impérialistes », et leur « universalisme » impérial est une doctrine d’action, fondée sur le projet normatif d’une domination totale du monde
185. Cette thématique était déjà présente dans la littérature antijuive d’avant la diffusion des
Protocoles, et formulée autour de la représentation de la franc-maçonnerie comme « instrument » du « pouvoir occulte » que serait « la puissance juive » visant à gouverner le monde
186. Telle était la thèse de Paul Copin-Albancelli (1851-1939), ancien franc-maçon (initié en 1884) devenu au cours des années 1890 un professionnel de l’anti-maçonnisme qui, dans ses livres des années 1900
186,
concevait expressément la franc-maçonnerie comme « une association secrète ayant pour but d’assurer aux Juifs le gouvernement universel
187 ». Le thème des « Supérieurs inconnus » (ou plus prosaïquement des « chefs inconnus ») est intégré dans la rhétorique anti-judéomaçonnique
188, comme le montre ce passage du pamphlet anti-occultiste de l’abbé Bertrand,
L’Occultisme ancien et moderne, publié en 1900 : « À qui doit obéir le franc-maçon ? – À des chefs inconnus, répond […] M. Louis Blanc
189. Ces chefs sont-ils français, anglais, italiens, allemands ? – Ils sont Juifs en majorité, nous apprend Piccolo-Tigre
190, un des grands
initiés, qui joua sous la Restauration un rôle désastreux pour l’ordre social
191. » Dans son pamphlet intitulé
Les Propagateurs de l’irréligion. Les Juifs, paru en 1908, Paul Barbier écrit en écho :
« Il [« le Juif »] a fait alliance avec la Franc-Maçonnerie, et il s’en est fait l’inspirateur génial. […] Par la Franc-Maçonnerie, le Juif s’est introduit dans toutes les sphères de la société ; par elle, il s’est emparé chez nous de toutes les forces gouvernementales. […] Les faits contemporains […], l’histoire des origines de la Maçonnerie, ses conspirations contre l’unité des sociétés chrétiennes, tout démontre que la grande et terrible secte est sous la domination de la Juiverie
192. »
Plus tard, en 1934, dans un pamphlet contre la « maffia judéo-maçonnique », le drumontien Lucien Pemjean dénoncera le « supergouvernement de la Judéo-Ploutocratie internationale, dont la Franc-Maçonnerie est l’agent de liaison, de propagande et d’exécution
193 ». Chez Pemjean, le modèle du grand complot postule l’alliance « ténébreuse » de la « ploutocratie » (du capitalisme financier), de la franc-maçonnerie, du bolchevisme et du « Judaïsme » : « Les chefs suprêmes du Grand-Orient rejoignent, dans les hautes sphères internationales, les souverains pontifes du Judaïsme et de la Finance cosmopolite, et […] constituent avec eux le G. Q. G. secret des Omnipotences qui mènent le monde
194. » Lorsqu’en janvier 1935 Henry Coston lance (ou plus exactement relance)
La Libre Parole anti-judéo-maçonnique, on ne s’étonne pas de lire dans le dossier annoncé à la une (« L’intégration des Juifs dans la Maçonnerie ») un virulent article de Jacques Ditte sur « La judéo-maçonnerie contre Hitler », suivi d’un texte de René-L. Jolivet au ton moins pamphlétaire et au titre inattendu : « L’Internationale maçonnique, celle qui domine les autres ». Ce titre est aussitôt démenti par le texte qu’il est censé résumer : la thèse principale de Jolivet est que cette « Internationale » dominante est elle-même dominée, mais secrètement, par une autre « Internationale ». Ledit « secret » est bien sûr un secret de Polichinelle :
« Les Juifs ont organisé des Loges spéciales constituant, en quelque sorte, l’état-major de la Maçonnerie. Il y a d’abord l’ordre des B’nai B’rith (Fils de l’Alliance). […] Il est peu douteux que les B’nai B’rith soient l’organisation suprême qui trace et qui dirige secrètement l’action de tous les Ordres Maçonniques. […] Les Juifs sont derrière les Loges, de quelque manière que ce soit, sous la forme d’un gouvernement organisé, ou comme des parasites envahisseurs
195. »
La dénonciation hyperbolique des « Illuminés de Bavière », érigés en membres de la direction secrète de la franc-maçonnerie universelle, fournira un argument d’appoint, de plus en plus souvent utilisé au XX
e siècle et au début du XXI
e, pour diffuser l’amalgame polémique du type « le judéo-maçonnisme » ou « la judéo-maçonnerie », en affirmant ou en laissant entendre que la franc-maçonnerie est une organisation secrètement dirigée par les Juifs (ou, plus exactement, par les Juifs les plus puissants). Le démagogue conspirationniste américain Gerald B. Winrod, dans un pamphlet publié en 1935,
Adam Weishaupt : A Human Devil, affirme par exemple que, sur les trente-neuf hauts dirigeants de l’ordre des
Illuminati, dix-sept étaient juifs
196. Sa thèse est que « les vrais conspirateurs derrière les
Illuminati était les Juifs », et que « Karl Marx […] a mis au point son enseignement à partir des écrits d’Adam Weishaupt ». Il peut dès lors conclure, se référant à l’actualité politique de son époque, non seulement que « les
Illuminati étaient juifs » mais encore que, « d’une semblable façon, la dictature installée à Moscou est juive
197 ». D’autres théoriciens
militants de l’antimaçonnisme, comme Lady Queenborough dans
The Occult Theocrasy (1933) ou Gary H. Kah (1991), ajouteront l’anti-occultisme à l’antisémitisme. Pour Lady Queenborough, dont le livre a beaucoup inspiré les conspirationnistes anglo-saxons ultérieurs (Carr, Monast, etc.), le pouvoir suprême est celui de l’argent, et « ce pouvoir est totalement dans les mains des financiers juifs internationaux
198 ». Les
Illuminati ne sont qu’une tentacule de la « pieuvre » monstrueuse qui étouffe le monde : « L’Illuminisme représente les efforts des dirigeants du puissant Kahal juif qui s’est toujours efforcé de parvenir à la domination politique, financière, économique et morale du monde
199. » Si « le mouvement a été fondé en 1776 par Adam Weishaupt », ce dernier n’aura été que l’instrument du « pouvoir occulte » juif. Telle serait la leçon qu’on tire d’une « étude attentive de l’Illuminisme », dans lequel « nous découvrons que les forces destructrices qui culminèrent dans la Révolution française étaient de trois sortes : financières, intellectuelles et anti-chrétiennes
200 ». Dans son essai antimondialiste
En Route to Global Occupation, Kah confie à son lecteur : « J’ai découvert que l’histoire de la Franc-Maçonnerie est aussi l’histoire des sociétés secrètes, et que l’histoire des sociétés secrètes est l’histoire de l’occultisme organisé, particulièrement dans le monde occidental
201. »
Pour les transmetteurs de la mythologie anti-Illuminés, la non-judéité d’Adam Weishaupt n’a cessé de poser un problème. Certains propagateurs de l’anti-judéomaçonnisme se contenteront, en guise de « preuve » décisive du caractère juif de l’Ordre des Illuminés, d’affirmer à l’instar de Winrod que Weishaupt était « entouré de Juifs », d’autres n’ont pas hésité à soutenir, à la suite de Drumont, que Weishaupt était lui-même juif. Dans
La France juive, en effet, Drumont
reprend à son compte la plupart des imputations fausses, des amalgames polémiques et des légendes généalogiques sur la franc-maçonnerie et les Illuminés de Bavière :
« Ce qu’ils n’avaient [
sic] pu faire au Moyen Âge avec les Templiers, le Juif le faisait avec la Franc-Maçonnerie, dans laquelle il avait fondu toutes les sociétés secrètes particulières, qui avaient si longtemps cheminé dans l’ombre. Après les innombrables volumes publiés sur ce sujet, il me paraît inutile de répéter ce que tous les historiens, Louis Blanc, notamment, ont écrit sur le rôle joué par la Franc-Maçonnerie dans la Révolution. Il n’est plus contesté par personne non plus que la direction de toutes les loges ne fût passée [
sic] alors aux mains des Juifs. Le Juif portugais Paschales [
sic] avait fondé, en 1754, une société d’initiés,
les Cohens, dont les idées furent vulgarisées par Saint-Martin. En 1776, le Juif Adam Weishaupt créait la secte des
Illuminés qui se proposait, pour but principal, la destruction du catholicisme
202. »
On retrouve le motif anti-judéomaçonnique dans l’enseignement catholique officiel au cours des années vingt et trente, par exemple dans le
Manuel de sociologie catholique du R. P. Albéric Belliot, dont la « nouvelle édition complétée et mise à jour » paraît en 1927. Traitant des « plaies sociales », l’auteur aborde en premier lieu « le mal religieux » :
« Il a pour
véhicules vivants et pour
propulseurs attitrés, deux types d’hommes […] qui sont : 1) Le
Juif, 2) Le
Sectaire. Telles sont les deux puissances anti-religieuses, et par conséquent antisociales qui incarnent particulièrement aujourd’hui l’esprit opposé au Christianisme. Ce dernier par conséquent a contre lui : 1) Une
race ennemie (Israël) ; 2) Une
secte ennemie (la Franc-Maçonnerie). Le triomphe de cette race et de cette secte résulte de celui de l’irréligion en général. Le règne de l’
athéisme entraîne simultanément celui du
Judaïsme et du
Maçonnisme, qui sont des fléaux
jumeaux. Le premier de ces fléaux semble depuis longtemps dominer et gouverner le second
203. »
La « secte judaïque » domine donc secrètement la « secte maçonnique », selon le R. P. Belliot, « sociologue » catholique s’appuyant sur de « bons auteurs » tels que Gougenot-Desmousseaux (
sic), Emil Eckert, le Père Deschamps, Claudio Jannet, Édouard Drumont, M
gr Delassus, Copin-Albancelli, etc. Les « trois caractères fondamentaux et essentiels » de la franc-maçonnerie sont, selon le R. P. Belliot : « a)
L’occultisme, c’est-à-dire
le mystère érigé en principe. b)
L’internationalisme, c’est-à-dire
la négation de toute patrie. c)
Le protéisme, c’est-à-dire
la multiplicité des formes, autrement dit des déguisements adoptés selon la variété des pays et des races
204. » Si la franc-maçonnerie (ou le maçonnisme) a de nombreux « masques » (le philanthropique, le philosophique et le politique
205, il convient de les lui arracher pour la voir dans sa terrible vérité : le maçonnisme est « une véritable religion du mal organisée
206 ». Le « sociologue » démystificateur peut conclure : « Le “
Satanisme” constitue le véritable “
secret” maçonnique. – Le
Maçonnisme, en un mot, c’est le
Satanisme. » Il y a donc une « religion maçonnique », ce qui place la franc-maçonnerie en rivalité avec l’Église et explique pourquoi son « but
négatif » n’est autre que « l’anéantissement de l’Église
catholique romaine, c’est-à-dire du Catholicisme, et, enfin, du Christianisme en général ». Quant au « but
positif » de cette contre-religion masquée, il se définit par « la conquête de la domination universelle afin d’établir dans le monde entier
le culte de Satan réhabilité (c’est-à-dire, en même temps, celui de la Matière, de la Force, du Plaisir, etc.)
207 ».
Un modèle de pensée ésotéro-complotiste : Nilus et le mythe des « Sages de Sion » à la russe
En menant des recherches sur les origines et la diffusion mondiale des
Protocoles des Sages de Sion208, et plus précisément sur les conditions de fabrication du célèbre faux antisémite et ses premières publications en Russie (1903-1917), j’ai découvert l’importance de la dimension à la fois ésotérique et mystique accordée au « message » central du document fabriqué par un faussaire stipendié : le dévoilement de la « conspiration juive internationale » en vue de la domination du monde. La publication et la réception du faux antijuif en Russie se sont faites dans un contexte politico-culturel dominé par le sentiment apocalyptique d’une fin du monde, en tout cas du monde chrétien, et, pour les esprits religieux, par l’attente, mêlée d’effroi, de la venue imminente de l’Antéchrist. Connaître l’existence du complot mondial, c’était voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », c’était devenir en quelque sorte un initié. Bref, la révélation de la grande conspiration possédait une signification mystico-ésotérique. Décrivons plus précisément le contexte de cette vague d’apocalyptisme. À la fin du XIX
e siècle et au début
du XX
e, la Russie est balayée par une vague mystico-apocalyptique fondée sur une interprétation religieuse catastrophiste, d’ordre eschatologique, des bouleversements sociaux vécus, observables ou transmis par la rumeur : ces derniers sont interprétés comme autant de signes de la fin de la civilisation (laquelle est intrinsèquement chrétienne) et de la venue de l’Antéchrist, dont les révolutionnaires terroristes (« nihilistes ») et les Juifs, fantasmés sous la même catégorie répulsive, représentent les figures annonciatrices. Dans l’antisémitisme russe, on trouve des traces du « mythe illuministe » tel qu’il s’est formé en Europe de l’Ouest. Un document d’une trentaine de pages, intitulé
Le Secret du judaïsme (ou
Le Secret des Juifs), daté de 1895, commence à circuler en Russie dès sa publication : l’une des thèses qu’il expose est que, de l’ordre des Templiers à l’ordre des
Illuminati, les « sociétés secrètes » et les Loges maçonniques furent utilisées par les Juifs à leurs fins propres, jusqu’à ce que le capitalisme fût « habilement pris en main par la juiverie », en même temps que la « malfaisante puissance secrète du judaïsme » exerçait un « rôle dirigeant dans le mouvement révolutionnaire russe
209 ». Les Juifs, tout à la réalisation de leur objectif principal depuis l’époque des Templiers, à savoir la résurrection du Temple de Salomon, menaient une guerre secrète contre « le monde chrétien en général et la Russie en particulier » : « Depuis ce temps, la société secrète juive a essayé, sous divers noms –
Gnostiques,
Illuminati,
Rosicruciens,
Martinistes, etc. – d’exercer une influence invisible sur le cours de l’histoire juive
210. » Le document sera remis en circulation en 1905, dans un contexte marqué par la menace d’une révolution.
Un tel mélange caractéristique d’antisémitisme, de théorie du complot, de mysticisme chrétien et d’une certaine forme d’occultisme se rencontre chez Sergueï Alexandrovitch Nilus (1862-1929)
211, écrivain religieux
russe (orthodoxe), hagiographe et « chroniqueur » du monastère d’Optina Poustyne. Dans l’un de ses livres, marqué par une vision apocalyptique de l’évolution du monde, Nilus a publié pour la première fois en 1905, dans son intégralité, la version des
Protocoles qui s’imposera plus tard, à partir de 1920, à travers le jeu de ses traductions, lesquelles lui assureront une diffusion internationale. Les croyances mêlant l’ésotérique, le magique et le mystique peuvent certes apparaître de façon totalement indépendante des diverses traditions chrétiennes, mais elles peuvent tout autant, dans la modernité soumise aux processus corrélatifs du désenchantement et de la sécularisation, entrer en synthèse avec elles. La figure composite de Nilus est à cet égard emblématique. Elle réunit en effet les quatre dimensions qu’on trouve mises en relation de diverses manières dans la littérature bigarrée, disons « ésotérico-complotiste », politiquement situable à l’extrême droite (à ce titre reflétant un style de pensée « extrémiste »), dont l’exploration fait l’objet du présent ouvrage :
1° l’
ésotérisme, ou plus exactement un ésotérisme empreint de mysticisme chrétien et de croyances aux puissances occultes (Nilus croit aux miracles, à la voyance, aux prédictions ou aux prophéties de saints et de starets russes, aux rêves prémonitoires, à l’action des forces démoniaques)
212 ;
2° le conspirationnisme ou la vision du complot, impliquant la dénonciation d’un complot contre la civilisation chrétienne organisé par des forces sataniques dont les Juifs et les francs-maçons sont les principaux agents ;
3° l’
antisémitisme, ou plus précisément une judéophobie apocalyptique de tradition chrétienne, certes avec une forte spécificité russe, liée à la conviction que l’Antéchrist,
annoncé par ses adjuvants (Juifs, maçons, libéraux, etc.), va faire irruption dans le cours de l’Histoire ;
4° la mystification littéraire, dont Nilus est vraisemblablement l’instrument non conscient (mais complaisant) plutôt que l’initiateur et l’agent, dans la mesure où il a publié le célèbre faux, les Protocoles, produit d’un plagiat idéologiquement orienté, en le présentant comme un document authentique (authentiquement « juif » ou « judéomaçon ») et par là même révélateur, permettant de pénétrer les terribles « secrets » des organisateurs de la « grande conspiration » en vue de la conquête du monde.
En 1905, Sergueï Alexandrovitch Nilus publie un livre intitulé
Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente, dans lequel sont inclus les
Protocoles 213. Ce titre illustre une idée très répandue qu’on retrouve dans toute la littérature antisémite du XIX
e siècle, celle que, depuis au moins la Révolution française, un processus s’est mis en branle qui annonce la venue de l’Antéchrist. Tel est le grand événement qui s’annonce dans de petits signes auxquels les croyants doivent être attentifs : « le Grand dans le Petit ». L’humanité serait dans une période apocalyptique, donc de dévoilement et de révélation. À la fin de l’Épilogue de son livre, Nilus adapte ainsi la légende de l’Antéchrist à la vision de la conspiration juive mondiale véhiculée par les
Protocoles :
« […] De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des Juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. […] Il y aura bientôt quatre ans que les
Protocoles des Sages de Sion sont en ma possession. Dieu sait combien j’ai tenté d’efforts infructueux pour les mettre en lumière, et même pour prévenir ceux qui sont au pouvoir en leur révélant les causes de l’orage au-dessus de l’apathique Russie, qui semble avoir malheureusement perdu toute notion de ce qui se passe autour d’elle. […] Aucun doute n’est permis. Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du Roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le Roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel. Les événements se précipitent dans le monde avec une effroyable rapidité; discordes, guerres, rumeurs, famines, épidémies et tremblements de terre – tout ce qui, hier encore, était impossible, est devenu aujourd’hui un fait accompli. Les jours défilent, comme s’ils le faisaient au bénéfice du peuple élu. Le temps fait défaut pour scruter minutieusement l’histoire de l’humanité du point de vue des “mystères de l’iniquité” révélés, pour prouver historiquement l’influence qu’ont eue les “Sages d’Israël” sur les malheurs du genre humain, pour prédire l’avenir imminent de l’humanité qui approche, ou pour révéler l’acte final de la tragédie mondiale. Seule la Lumière du Christ et de Sa Sainte Église universelle peut pénétrer dans les profondeurs sataniques et révéler la profondeur de leur perversité. Je sens dans mon cœur que l’heure a sonné de la convocation du VIII
e Concile œcuménique, auquel se rassembleront, oublieux des querelles qui les ont séparés pendant tant de siècles, les pasteurs et les représentants de la Chrétienté tout entière, afin de se préparer à la venue de l’Antéchrist
214. »
La manière dont le « document » supposé révélateur a été publié pour la première fois dans son entier, en 1905, par le mystique Serge A. Nilus a orienté durablement sa récep-tion
: le faux est publié en tant que document authentique, à valeur prophétique, dans un ouvrage religieux où Nilus annonce la venue imminente de l’Antéchrist,
Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente215. Cette interprétation apocalyptique des
Protocoles dominera la réception russe du « document », jusqu’au début des années 1920.
Le faux connu sous la dénomination de
Protocoles des Sages de Sion était déjà connu en Russie : les
Protocoles avaient été publiés en feuilleton deux ans auparavant, du 28 août au 7 septembre 1903, sous une forme abrégée, avec pour titre
Programme de la conquête du monde par les Juifs, dans le journal
Znamia (
Le Drapeau)
216 dont l’éditeur est Pavolachi A. Krouchevan (Saint-Pétersbourg), antisémite militant d’extrême droite (co-fondateur de l’Union du peuple russe) et pogromiste déjà célèbre
217. Publié quelques mois après l’épouvantable pogrom de Kichinev (Bessarabie)
218 et pour justifier précisément ce pogrom (6-7 avril 1903), le document brosse un tableau répulsif du monde où dominent les guerres, les révolutions, les bouleversements de toutes sortes, sans oublier la fabrication de colossales mystifications, impostures et escroqueries. Dressé par le « Sage de Sion » qui parle à ses pairs dans les
Protocoles, ce tableau des malheurs du monde se présente comme l’état provisoire de la réalisation d’un vaste programme de
conquête du monde par les Juifs (ou les « judéomaçons »), installés dans le double rôle de conspirateurs et d’agresseurs des autres peuples. La seule norme est de faire ce qui profite, dit le Protocole 3, au «
roi-despote du sang de Sion que nous préparons pour le monde219 ». Le plan de domination et de conquête mondiales est explicitement attribué à une minorité agissante ethniquement définie, dirigée par le futur despote du monde tout entier : le thème du gouvernement mondial (et invisible jusqu’à nouvel ordre) est ainsi articulé au thème du complot juif mondial.
La biographie de Nilus n’est pas dénuée d’intérêt pour l’historien du mythe du « complot juif mondial » et des visions apocalyptiques politisées. Né à Moscou le 28 août 1862, Sergueï A. Nilus, fils d’un riche propriétaire terrien, fait des études de droit à l’université de Moscou, travaille ensuite pour le ministère de la Justice (1886-1888), puis se consacre à l’exploitation de son domaine. Parlant couramment le français, l’allemand et l’anglais, il fait plusieurs séjours à l’étranger, notamment en France (par exemple, en 1883 et en 1895). Jusqu’à la fin du XIX
e siècle, Nilus passait pour un dandy russe européanisé, libre penseur et disciple de Nietzsche. La crise mystique qu’il traverse, dans un contexte marqué par la montée de croyances eschatologiques et apocalyptiques, est due au choc provoqué par la lecture de deux textes de Vladimir Soloviev (1853-1900) :
Trois Entretiens, le dernier ouvrage du philosophe russe, publié en 1899 (auquel on se réfère sous les titres suivants :
Trois Entretiens sur la guerre, le progrès et la fin de l’histoire du monde, ou
Trois Entretiens sur la guerre, la morale et la religion) et
Brève histoire de l’Antéchrist (Soloviev, 1916)
220. L’Antéchrist, selon Soloviev, est nécessairement incarné, il peut ressembler à n’importe quel homme ordinaire
et risque ainsi de passer inaperçu. C’est en quoi il est hautement inquiétant : « La Bête ne ressemble pas à ce qu’elle est
221. »
Nilus visite des couvents et des monastères (notamment le célèbre « Optina Poustyne », dès 1901), et multiplie les pèlerinages, retrouvant ainsi le chemin de la foi. C’est dans ce contexte que Nilus se rapproche du Père Jean de Cronstadt (1829-1908), qui devient son mentor et une espèce de modèle : l’homme est en effet, d’une part, prédicateur charismatique, voyant, exorciste et guérisseur, et, d’autre part, membre de l’Union du peuple russe
222, antisémite fanatique. Aux thèmes de la fin du monde ou de la civilisation et de la venue de l’Antéchrist s’articule, dans la pensée de Nilus désormais croyant, la vision antisémite d’un complot juif ou judéomaçon contre la chrétienté et plus particulièrement contre la Russie orthodoxe. Nilus dédie à Jean de Cronstadt la première édition de son livre,
Le Grand dans le Petit223, qui est épuisé au bout d’un an. En décembre 1905, Nilus publie la deuxième édition de son livre, considérablement augmentée (X-417 p.) et comportant désormais le texte des
Protocoles (chap. XII, pp. 325-394), sous le titre
Le Grand dans le Petit, et l’Antéchrist comme possibilité politique imminente (Tzarskoïe Selo, imprimerie de la Croix-Rouge). Il est vraisemblable que le texte des
Protocoles lui a été procuré – directement ou non – par Ratchkovski
224, lequel, dès l’automne 1905, dirigera en sous-main l’Union du peuple russe, dont les dirigeants s’activeront beaucoup pour diffuser le faux. Nilus s’installe en septembre 1907 près du monastère « Optina Poustyne », doté d’une riche bibliothèque, qui lui
permet de travailler intensément et de beaucoup publier. Il y reste jusqu’en 1911, puis déménage à proximité du monastère d’Iverski. Une troisième édition du livre paraît en 1911, suivie en 1912 d’une quatrième. C’est en janvier 1917 qu’il publie une nouvelle édition remaniée, où la dimension apocalyptique ressort plus fortement que dans les précédentes :
Il est tout près, à la porte… (Sergiev Posad, VIII-288 p.)
225. La thèse en est que « l’Antéchrist approche » et que, en conséquence, « le règne du Diable sur terre est proche ». En avril 1917, Nilus et sa femme acceptent l’invitation du prince Vladimir Davidovitch Jevakhov (1874-1938), frère du monarchiste et antisémite Nikolaï Davidovitch Jevakhov (vers 1870-1939) – grand admirateur de Nilus auquel il consacrera plus tard un livre (1936) –, et s’installent dans son domaine de Linovitsa, où ils vivent jusqu’en avril 1923. Après des années difficiles qu’il passe en Ukraine puis en Russie, Nilus meurt le 14 janvier 1929 d’une crise cardiaque. Ses œuvres complètes ont été publiées à Moscou en 1991-1992.
En 1905, le tirage est très faible : le livre de Nilus, qui contient donc en appendice les
Protocoles des Sages de Sion, est tiré à moins de deux mille exemplaires
226. Les faussaires de l’Okhrana qui ont convaincu Nilus d’inclure le faux dans la seconde édition de son livre, et ont facilité sa publication, avaient en tête un objectif précis : convaincre le tsar que les Juifs et les francs-maçons, à travers l’action du comte Serge Witté (ministre des Finances et ferme partisan d’une libéralisation économique de la Russie)
227, voulaient le détrôner, et mettre à sa place
le « roi d’Israël
228 ». L’ouvrage passe presque totalement inaperçu, d’autant que le ministre de l’Intérieur Piotr Arkadievitch Stolypine, qu’on ne saurait soupçonner de philo-sémitisme, publie dans le
Novoïé Vrémia un entrefilet au début de 1906, où il ne cache pas sa conviction qu’il s’agit d’un faux, et finit par lancer : « On peut ne pas aimer les Juifs, mais ce n’est pas une raison pour être imbécile ! » Alors que les dirigeants de l’Union du peuple russe, Markov II
229 et Alexeï Chmakov
230, lui demandent la permission et les moyens de diffuser massivement les
Protocoles, Stolypine charge deux policiers de haut rang, Martinov et Vassiliev, de faire une enquête sur les origines du « document » : la conclusion en est qu’il s’agit d’un faux
231. Il est vraisemblable que le jugement personnel du tsar, dans un premier temps enthousiasmé par les « révélations » des
Protocoles, puis convaincu de l’inauthenticité du texte après qu’on lui eut communiqué les résultats de l’enquête ordonnée par Stolypine, a brisé la carrière russe du faux. Le général K. I. Globatchev, ancien commandant de la division de l’Okhrana à Saint-Pétersbourg
232, rapporte ainsi la réaction de
Nicolas II, pourtant convaincu de l’existence d’une conspiration judéo-maçonnique
233 : « Laissez tomber les
Protocoles. On ne défend pas une cause pure avec des méthodes malpropres. » La tsarine Alexandra Feodorovna, quant à elle, ne cessa, jusqu’à sa mort, de croire à l’authenticité des
Protocoles. Il reste que, de la fin de 1905 à 1916, le gouvernement russe autorisa l’impression et la distribution de plus de 14 millions d’exemplaires de quelque 3000 livres et pamphlets antisémites
234. Le tsar lui-même, à ce que l’on prétend, aurait consacré plus de 12 millions de roubles de sa fortune personnelle à la diffusion d’une littérature de haine, incluant – en dépit de ses réticences – les
Protocoles235.
En 1909, Nilus apparaît de plus en plus obsédé par l’action des puissances démoniaques. Sa peur d’une conjuration s’accentue, et se manifeste par un délire d’interprétation dont son visiteur français, Alexandre du Chayla, a été le témoin particulièrement minutieux. Sur la base de ce précieux témoignage, l’historien Michael Hagemeister fait une description saisissante de l’état d’esprit dans lequel se trouvait alors Nilus :
« Il voyait une conséquence de l’action des puissances obscures dans “l’esprit d’incrédulité, de l’Antéchrist”, que ce soit dans la presse dirigée “par une main judéo-maçonnique visible ou invisible” ou dans le “Kahal des professeurs d’université ouvertement ou secrètement judaïsants et prenant des airs de philosophes”. Le “dernier rempart” contre ces attaques était les “monastères orthodoxes”. Les conceptions apocalytiques de Nilus prirent des accents de folie et lui firent voir partout le “sceau de l’Antéchrist” ou le chiffre de la Bête
236. »
En 1911-1912 paraissent de nouvelles éditions du livre de Nilus contenant les
Protocoles, également à tirage très faible, et qui ne seront toujours pas épuisées quelques années plus tard! Nilus s’en plaint amèrement, comme le montrent ces propos, datant de 1913, rapportés par le prince Nicolas Davidovitch Jevakhov : « Je n’arrive pas à faire prendre les
Protocoles au sérieux par le public, avec toute l’attention qu’ils méritent. Ils sont lus, critiqués, et souvent tournés en ridicule, mais peu nombreux sont ceux qui y attachent de l’importance, et aperçoivent en eux une véritable menace pour la chrétienté, un programme pour la destruction de l’ordre chrétien et pour la conquête du monde entier par les Juifs. À cela, personne ne croit
237. »
En janvier 1917, le livre de Serge Nilus reparaît sous le titre :
Il est tout près, à la porte. De ce à quoi l’on ne peut pas croire et qui est si proche. C’est la dernière édition, en Russie, du livre de Nilus contenant le texte des
Protocoles. L’impératrice Alexandra Feodorovna en possède un exemplaire dans sa chambre de la maison d’Ipatiev, à Ekaterinbourg, où sera massacrée, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, la famille tout entière du tsar, médecin et serviteurs compris
238. « Crime rituel juif », crime commis par les « enfants du Diable », concluront la plupart des monarchistes opposé à la révolution qu’ils percevaient comme « judéo-bolchevique ». Voilà qui paraissait aussi confirmer l’interprétation de toute révolution comme phénomène satanique, thèse largement diffusée depuis l’abbé Barruel et Joseph de Maistre, et acclimatée en milieu russe orthodoxe. La main invisible de Satan devait être postulée derrière ses agents maçonniques, juifs judéomaçonniques ou judéobolcheviks, à l’œuvre en toute révolution, dont la
signification ésotéro-théologique est de préparer le règne de l’Antéchrist.
En 1877, à la fin de son pamphlet à dominante antimaçonnique contre les « sociétés secrètes », Claudio Jannet résumait ainsi le modèle apocalyptique du grand complot :
« La Maçonnerie, avec sa déification de l’humanité et ses rêves de république universelle, n’est pas autre chose que la préparation du règne de l’Antechrist, annoncé comme l’essai de revanche, passager et impuissant, de l’antique ennemi vaincu par la croix au Calvaire. Mais ce règne de l’Antechrist ne sera pas un règne de paix. Le mensonge est le trait caractéristique des sociétés secrètes, comme de leur premier auteur et de leur inspirateur constant. Mensonge dans le secret dont elles se couvrent, mensonge dans les armes dont elles se servent, mensonge dans les déceptions qui suivent toujours leurs promesses ! M. de Maistre l’a dit avec raison, la Révolution est essentiellement satanique. Il en est de même de la Maçonnerie, qui est la Révolution à l’état vivant et actif
239. »
Cette vision apocalyptique peut fonctionner indépendamment de son contexte théologico-religieux d’origine. Les discours d’accusation qui ont accompagné la diffusion mondiale des
Protocoles, qui commence en Allemagne en janvier 1920 et le mois suivant en Grande-Bretagne, réactivent la « légende illuministe » et la généalogie fictive qui est censée conduire des «
Illuminati » de Weishaupt aux bolcheviks de Lénine et Trotski. En février 1920, alors que les
Protocoles venaient d’être traduits en anglais, Winston Churchill, alors ministre de la Guerre, reprenait à son compte la vision conspirationniste de la Révolution bolchevique diffusée par les émigrés russes antisémites, antimaçons et antibolcheviks :
« Ce mouvement parmi les Juifs n’est pas nouveau. Depuis l’époque de Spartacus Weishaupt, en passant par celle de Karl Marx, pour en arriver maintenant à celle de Trotski (Russie), Bela Kuhn (Hongrie), Rosa Luxemburg (Allemagne) et Emma Goldman (États-Unis), cette conspiration mondiale pour anéantir la civilisation et pour reconstruire la société sur la base de l’arrêt du développement, d’une méchanceté envieuse et d’une impossible égalité n’a fait que s’étendre régulièrement. Comme l’a si bien montré un auteur moderne, Mrs Webster, elle a joué un rôle clairement perceptible dans la tragédie de la Révolution française. Elle a été le ressort de tous les mouvements subversifs au cours du XIX
e siècle
240. »
On peut se demander si les faux tels que le « Discours du Rabbin » ou les
Protocoles ne servent qu’à tromper ceux qu’on veut rallier ou à désinformer ceux qu’on veut perdre, en diabolisant ceux qu’on désigne comme ennemis. Ils servent aussi d’incitations au meurtre, à l’élimination physique des représentants supposés de la « secte » ou de la « société secrète » diabolisée. On ne saurait oublier par exemple, sous la République de Weimar, l’assassinat du ministre Walter Rathenau, le 24 juin 1922, par un groupe de nationalistes allemands fanatiques persuadés que leur victime était l’un des mystérieux et menaçants « Sages de Sion ». Ils avaient lu les livres ou les brochures de Wichtl, de Rosenberg, de Fritsch, ils étaient convaincus de l’authenticité des
Protocoles. Ils étaient soit des adeptes du « christianisme germanique », soit des païens nostalgiques du monde « indo-germanique » ou « aryen ». Dans tous les cas, des ennemis déclarés de la « judaïsation du monde ».
Ces militants-assassins croyaient au mythe du complot juif mondial, mâtiné de complot maçonnique et de complot bolchevik
241. Ils avaient tué au nom du Bien, pour le salut de l’Allemagne. Voire de l’Humanité (l’authentique). Ils avaient éliminé un rejeton de Satan. Le mythe conspirationniste leur avait fourni le mode de légitimation dont ils avaient besoin pour agir. Un permis de tuer.
1 Joseph de Maistre,
Œuvres complètes, Lyon, Vitte, 1884-1887, t. VIII, pp. 335-336.
2 Dans la galerie des images de l’ennemi satanique construite par Jan Udo Holey (« Jan van Helsing »), on ne rencontre que des figures d’«
Illuminati », terme utilisé ordinairement par Holey depuis son premier livre :
Geheimgesellschatften und ihre Macht im 20. Jahrhundert (Helsing, 1993), devenu en 1997, à l’usage des lecteurs francophones,
Livre jaune n° 5. Voir Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, en partic. pp. 171-183.
3 Lévi-Strauss, 1962, p. 32.
4 Illustré par le best-seller de Gary Allen (1971-1972), les pamphlets de Henry Coston (voir
infra, Bibliographie, I) ou le
Livre jaune n° 5 (1997-2001).
5 Rappelons les principales bulles pontificales contre la maçonnerie :
In Eminenti (Clément XII, 1737),
Providas Romanorum (Benoit XIV, 1751),
Ecclesiam (Pie VII, 1821),
Quo Graviora (Léon XII, 1825),
Traditi (Pie VIII, 1829),
Qui pluribus (Pie IX, 1846),
Multiplices inter (Pie IX, 1865),
Apostolicae Sedis (Pie IX, 1869),
Humanum Genus (Léon XIII, 1884),
Praeclara (Léon XIII, 1894),
Annum ingressi (Léon XIII, 1902). Voir Lemaire, 1985 et 1998; Ferrer-Benimeli, 1989a; Laurant/Poulat, 1994; Rousse-Lacordaire, 1996.
6 Dans
Joseph Balsamo (1849), Alexandre Dumas présente le personnage ainsi nommé (historiquement connu sous le nom de Cagliostro) comme doté de pouvoirs psychiques exceptionnels, lui permettant notamment de prédire des événements à venir ou ayant lieu dans des régions éloignées. Il est mû par un grand projet, dont la réalisation implique la réussite d’un complot : son objectif est provoquer une révolution en agissant à travers les « sociétés secrètes » qu’il dirige ou manipule, mais aussi en accélérant la chute de la Cour par la généralisation de la corruption. Joseph Balsamo, qui se fait reconnaître, dans une assemblée d’Illuminés, comme le Grand Cophte, se présente comme le successeur des prophètes et le chef d’une secte comprenant trois millions de membres ayant juré « obéissance et service », tous prêts à conspirer sous les ordres de leur chef. La Révolution française sera le produit de ce grand complot « illuministe ». Voir Dumas, 1990. Sur la « biographie impossible » de Cagliostro, voir la mise au point de Robert Amadou,
in Ligou, 2004, pp. 184-193.
7 Pour plus de précisions, voir
supra, Introduction, et
infra. Outre l’indispensable Le Forestier, 2001, voir les articles suivants : « Illuminati » de Hermann Gruber (trad. améric. Thomas J. Bress) dans
The Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent.org/cathen/07661b.htm; « Illuminés de Bavière »
in Ligou, 2004, pp. 619-623; «
Illuminaten » (de Michel-André Iafelice)
in Saunier (dir.), 2000, pp. 417-419.
8 Pour un survol suggestif, voir Lemaire, 1985, pp. 69-75.
9 La tradition barruélienne se retrouve chez des auteurs tels que : Le Couteulx de Canteleu, 1863 ; Jannet, 1877 ; Deschamps, 1882 (1880) ; De Lannoy, 1911; Pouget de Saint-André, 1923.
10 Voir par exemple Mariel, 1971a, p. 260.
11 Barruel/Perrenet, s.d., p. 224; Barruel, 1973, t. II, p. 21. Cet abrégé des
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de Barruel, dû à E. Perrenet, peut être daté, à partir de divers indices textuels, de la fin des années 1900 ou du début des années 1910. Dans l’Avertissement qu’il signe, E. Perrenet cite Paul Copin-Albancelli, dont les deux ouvrages anti-judéomaçonniques datent de 1909 et de 1910.
12 Barruel/Perrenet, p. 229. Voir Barruel, 1973, t. II, p. 11 : « Le nom d’Illuminé qu’a choisi cette Secte, la plus désastreuse dans ses principes, la plus vaste dans ses projets, la plus astucieuse et la plus scélérate dans ses moyens […]. »
13 Barruel/Perrenet, p. 223. Voir Barruel, 1973, t. I, p. 47 ; t. II, pp. 30
sq.
14 Voir par exemple Perrenet,
in Barruel/Perrenet, pp. 395-396.
15 Webster, 1964, pp. 196-232 (chap. 9).
16 Voir
infra, chap. VII.
17 Voir Taxil, 1886a, pp. 12-16 ; 1886b, pp. 254-255. Des auteurs comme M
gr Jouin, Nesta Webster, Lady Queenborough ou William Guy Carr ont puisé sans discernement dans les pamphlets taxiliens.
18 On peut aussi insister sur l’articulation, due à « l’illuminisme » (en raison même de son ambiguïté), entre Lumières et Romantisme. Voir Didier, 1987, p. 199-200 (article « Illuminisme »).
19 Jannet,
in Deschamps, 1882, t. I, pp. LXXXII, XCI). Voir aussi Evola, 1987, pp. 63-85 (articles intitulés respectivement : « “Illumination” et révolution », « La Maçonnerie et la préparation intellectuelle des révolutions »).
20 Maistre, 1980 (texte datable de 1815 et publié en 1821), t. II, XI
e entretien, pp. 226
sq.
21 On en trouve une version antisémite dans le livre antimaçonnique de Lady Queenborough,
Occult Theocrasy (1933), qui reprend à son compte l’interprétation conspirationniste du Convent de Wilhelmsbad de 1782 (Queenborough, 1975, pp. 183-187).
22 Voir Riffard, 1993, pp. 169-170 (article « Illuminisme ») : « Selon les
philosophes (du XVIII
e s.), “illuminisme” signifie “Les Lumières”, l’
Aufklärung, la philosophie du XVIII
e s. européen. Alors, l’ésotérisme se veut “Anti-Lumières”, avec Martinès de Pasqually, L. Cl. de Saint-Martin, Fabre d’Olivet. »
23 Sur le martinisme et la maçonnerie martinesiste, voir Le Forestier, 1928a et b; 2003, pp. 289-325 ; Amadou, 1946, 2000a, b et c, 2004a et b.
24 Maistre, 1980, t. II, X
e entretien, p. 202.
25 Maistre, 1980, t. II, XI
e entretien, pp. 226-227, 245-247, 249. Voir Dermenghem, 1946, pp. 78-94 ; Riquet, 1979-1980, et 1989, pp. 113-120.
26 Voir le pamphlet conspirationniste d’Henry Coston,
Les Financiers qui mènent le monde, tout entier construit autour de la famille Rothschild, objet d’une histoire mythologisée et cible principale de la dénonciation. Le chapitre VII du livre est intitulé significativement : « Rothschild, roi de l’Europe » (Coston, 1955, pp. 66-71), et le chapitre XVI : « Les grands banquiers cosmopolites » (pp. 148-157). Outre les Rothschild, l’une des cibles récurrentes de la littérature complotiste, à partir du début des années 1920, est le banquier Jacob Schiff, ainsi que la banque Kuhn, Loeb and C° (avec ou sans Paul Warburg), accusés d’avoir financé la Révolution bolchevique (Laqueur, 1965, pp. 89-90; Cohn, 1967, p. 131 ; Taguieff, 2004b, pp. 71
sq., 139, 391). Ces banquiers juifs sont désignés, et par là même diabolisés, en tant que « Sages de Sion » ou agents de ces derniers (réputés plus invisibles encore que des banquiers sans patrie).
27 Le pamphlet le plus célèbre d’Antony C. Sutton,
America’s Secret Establishment, est entièrement consacré à l’Ordre des « Skull & Bones » (Sutton, 1986). Ce livre a inspiré autant un Pierre de Villemarest en France (Villemarest, 1996) qu’un Jan Udo Holey en Allemagne (
Livre jaune n° 5). Un film sur cette inquiétante « société secrète » est sorti en 2000 : « The Skulls, société secrète », de Rob Cohen. Voir
supra. Voir Michael Cohen, « Skull & Bones »,
in P. Knight (ed.), 2003, pp. 657-658.
28 Voir le supplément du magazine d’extrême droite
The Spotlight (Washington), septembre 1991, entièrement consacré au groupe Bilderberg : « The Bilderberg Group and the World Shadow Government » (8 p., avec illustrations). Voir Marlon Kuzmick, « Bilderbergers »,
in P. Knight (ed.), 2003, pp. 123-124.
29 Principaux auteurs conspirationnistes américains (ou canadiens) depuis les années cinquante : Carr, 1958; Smoot, 1962; Allen, 1971-1972 et 1976; Griffin, 1976 (2001) et 1980 (2001) ; Sutton, 1986 ; Perloff, 1988 (2000) ; Cooper, 1991 ; Mullins, 1993 ; Monast (1994), etc. Voir Knight, 2003 et 2004. Pour la France : Poncins, 1928-1975 ; Coston, 1937-2000 ; Ploncard d’Assac, 1938-1975 ; Bordiot, 1974-1979 ; Lombard, 1974-1977 ; Villemarest, 1996; Moncomble, 1980-1983 ; Ratier, 1993. Sur cette thématique dans l’Allemagne contemporaine (Rothkranz, Borowsky, Rüggeberg, Conrad, Helsing/Holey, etc.), voir Petri, 1998; Chatwin, 1998; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998; Meining, 2004.
30 Le « vril », fluide censé contenir des « pouvoirs latents » et, par exemple, celui de guérir des maladies ou de tuer à distance, est une invention du romancier Edward G. Bulwer-Lytton, dans
The Coming Race (1871), dont les traductions françaises dévoilent partiellement l’ambiguïté :
La Race qui nous exterminera,
La Race qui nous supplantera et
La Race à venir (1973). Une « Société Vril » (ou « Société du vril ») ou « Loge lumineuse », société secrète initiatique, aurait été fondée à Berlin à la fin des années 1920, selon le témoignage de l’ingénieur Willy Ley (1947), qui s’était enfui d’Allemagne en 1933 (Ravenscroft, 1977, pp. 235-241). Voir
infra, chap. VII, pp. 348
sq.
31 Sur cet ouvrage publié sans nom d’auteur, rédigé par un guérisseur allemand, Jan Udo Holey, publiant notamment (en Allemagne, aux États-Unis et en Australie) sous le pseudonyme de Jan van Helsing, voir
supra, chap. I. Le
Livre jaune n° 5 a été suivi de deux autres volumes :
Livre jaune n° 6 (2001) et
Livre jaune n° 7 (2004). Sur Holey et sa production conspirationniste, voir Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, en partic. pp. 167-226; Pfahl-Traughber, 2002, pp. 87-95 ; Meining, 2004.
32 Voir
infra, Annexe III, la conférence de Myron C. Fagan.
33 Pierre Virion est né à Paris le 27 janvier 1899. Après des études de droit et d’histoire, il fut professeur à l’Institut des études corporatives et sociales, puis, à partir de 1930, en tant que catholique traditionaliste spécialisé dans l’étude des « mouvements occultes », collabora (notamment sous les pseudonymes de J. Boicherot et Lefrançois) à la
Revue internationale des sociétés secrètes sous la direction de M
gr Jouin et de ses successeurs, jusqu’à la disparition de la revue en 1939. Cette collaboration ne l’a pas empêché de faire des conférences dans divers milieux nationalistes, par exemple pour l’Action française. Après la Seconde Guerre mondiale, Virion participe, avec le général Weygang, à la fondation et à la direction de l’Association universelle des amis de Jeanne d’Arc, dont il deviendra le président. Il collabore à la revue
Le Corporatisme, à
Aspects de la France,
La Pensée catholique, aux
Écrits de Paris, etc. Dans les années 1960 et 1970, il publie une série de livres et de brochures sur les thèmes du « complot », du « gouvernement mondial » et des « forces occultes ». Il meurt à Paris le 27 mai 1988.
36 Livre jaune n° 5, 2001, p. 283.
37 Rüggeberg, 1990, p. 61 (cité par Holey,
Livre jaune n° 5, pp. 283-284). Présenté par les spécialistes allemands de l’extrémisme de droite comme un « théoricien conspirationniste d’extrême droite », voire comme « l’éminence grise » de la scène ésotéro-complotiste allemande, Dieter Rüggeberg est essayiste et éditeur, publiant notamment des ouvrages classés sous la rubrique « Ésotérisme », dont une sous-section est représentée par l’« ufologie ésotérique ». Ses principales références sont, d’une part, M
me Blavatsky, Rudolph Steiner, Franz Bardon et Siegfried A. Kummer, et, d’autre part, Gary Allen, Des Griffin et Karl Steinhauser. Sur le cas Rüggeberg, voir Gugenberger/Petri/ Schweidlenka, 1998, pp. 157, 167
sq., 186, 202-204, 214; Pfahl-Traughber, 2002, pp. 96-98 ; Meining, 2004.
39 Virion, 1966a et 1966b.
40 Sur la John Birch Society (JBS), voir Broyles, 1964; « John Birch Society », article en ligne sur le site Wikipedia : http://en.wikipedia.org/ wik/John_Birch_Society.
41 La Commission Trilatérale et le CFR étaient déjà violemment dénoncés par Dan Smoot dans
The Invisible Government, pamphlet conspirationniste paru en 1962 et largement diffusé par la John Birch Society. La liste des « conspirateurs » s’est rapidement allongée. Le best-seller exprimant les vues de la JBS est celui de Gary Allen, paru en 1972, qui donne le ton. De multiples pamphlets, diffusés ou non par la JBS, reprennent les thèmes d’accusation de Gary Allen. En 1980, par exemple, Robert Eringer publie
The Global Manipulators. Sur les interprétations conspirationnistes du « Nouvel Ordre mondial » aux États-Unis, voir Spark, 2003 ; West/Sanders, 2003.
42 Voir par exemple http://66.102.9.104, 31 janvier 2005 (
Descent into Slavery?). Le chapitre 5 de
Descent into Slavery?, consacré à la dynastie des Rothschild, est lisible en ligne : « The Rothschild Dynasty », http://www. hiddenmysteries.org/conspiracy/rothschild/rothschilddynasty.html. Dans un autre de ses pamphlets,
Fourth Reich of the Rich (1976 ; nvelle édition, 2001), Des Griffin consacre deux chapitres sur douze aux
Illuminati (chap. 5: «
Illuminati –Part I, 1776-1876 », pp. 40-71, et chap. 6: «
Illuminati – Part II, », pp. 72-119).
44 Voir notamment
Les Enfants de la matrice (Icke, 2002 et 2005).
45 C’est ainsi que Bardon aurait caractérisé ce texte laissé inachevé à sa mort.
46 Bardon, 1987, 4
e de couverture (attribuable au traducteur et éditeur Alexandre Moryason).
47 Cet ouvrage au sous-titre significatif :
Der Fahrplan zur Weltherrschaft, fait l’objet d’une troisième édition en 1993, et, transformé en volume 1, est suivi en 1994 d’un second volume :
Geheimpolitik. Bd. 2. Logen-Politik.
48 Cette « information » serait une « révélation » faite par Franz Bardon à sa secrétaire Oti Votavova et reprise par Rüggeberg (Bardon, 1987, Épilogue). Ce dernier, interrogé sur l’existence de preuves matérielles de l’appartenance de Hitler à une « Loge noire », donne cette réponse caractéristique de l’attitude complotiste : « Non, je n’ai connaissance d’aucune preuve matérielle concernant l’appartenance de Hitler à l’une de ces Loges. Puisque ces frères travaillent sous un serment de mort, il ne semble pas conseillé de rechercher de telles preuves » (Rüggeberg, 2005).
50 Icke, 2002, pp. 25-26, 29
sq.
51 Voir Birnbaum, 1995 ; Taguieff, 2002b et 2004d.
52 Bordiot, 1987, p. 13 (« Au lecteur », 25 avril 1983).
53 Voir
supra, Introduction, Pour un bref exposé des variantes de la « théorie du complot », voir Ramsay, 2000.
54 Hofstadter, 1996, p. 29.
56 Outre les « antimondialistes » d’extrême droite, il faut mentionner aussi les « anti-mondialisation » d’extrême gauche, parmi lesquels certains se disent « altermondialistes », sans oublier les nationaux-populistes. Voir Taguieff, 2002b et 2004c.
57 Voir Barkun, 2003, pp. 3-4.
58 Pipes, 1997, pp. 44-45.
59 Carr, 1998, p. 3 (texte de présentation non signé, intitulé « L’auteur », attribuable soit à l’éditeur, Jacques Delacroix, lui-même auteur conspirationniste, soit au traducteur, présenté comme « un ami du Christ-Roi »).
60 Ploncard d’Assac, 1988, p. 220. Jacques Ploncard, dit Ploncard d’Assac, est né en 1910 à Chalon-sur-Saône. C’est la lecture de Drumont, en particulier de
La France juive et de
La Fin d’un monde, qui le convertit au nationalisme traditionaliste, à l’antimaçonnisme et à l’antisémitisme. À 16 ans, il adhère à l’Action française, fonde le journal
La Lutte en 1927 et participe, avec Henri (dit plus tard « Henry ») Coston, à la relance de
La Libre Parole. Il participe aux « tournées de formation » organisées par la
Revue internationale des sociétés secrètes, à laquelle il collabore. En 1936, il adhère au PPF de Jacques Doriot. Il signe encore Jacques Ploncard une brochure titrée
Pourquoi je suis anti-Juif (texte daté du 16 février 1938, constituant le seul contenu du n° 2 de
La Lutte nationaliste, revue dont il est le directeur). Il se rallie avec enthousiasme, en 1940, à la politique du maréchal Pétain, collabore activement à la propagande antimaçonnique (sous la direction de Bernard Faÿ), avant de s’enfuir à l’étranger en 1944, ce qui lui permet d’échapper aux trois condamnations à mort prononcées contre lui à la Libération. Il finit par se réfugier au Portugal, où il devient l’un des conseillers du dictateur Salazar, tout en assurant (à partir du printemps 1958) l’éditorial de « La Voix de l’Occident », émission de radio diffusée en plusieurs langues depuis Lisbonne, dans laquelle il soutient les partisans de l’Algérie française et dénonce la politique gaulliste. Amnistié en 1968, il revient en France, où il va collaborer régulièrement à divers périodiques catholiques contre-révolutionnaires, parmi lesquels :
Lectures françaises et
Lecture et Tradition, tout en faisant paraître une
Lettre politique mensuelle. Ce proche d’Henry Coston et de Léon de Poncins est mort le 20 février 2005. Sur Ploncard et Coston, voir la notice de Michaël Lenoire,
in Taguieff, 1999, pp. 370-384.
62 Voir Pipes, 1997, p. 43.
63 Popper, 1979, t. 2, p. 68.
67 Emprunt à la mythologie luciférienne bricolée par Léo Taxil. Voir
infra, chap. VII.
69 Voir Ploncard d’Assac, 2005 (1975) ; Lassus, 2002.
70 Préface à la réédition du livre de Jacques Crétineau-Joly,
L’Église romaine en face de la Révolution [1859], 1976, p. XIV. La « Haute Vente » ou « Haute Vente romaine » constitue l’une des « sociétés secrètes » les plus constamment démonisées par les polémistes catholiques au XIX
e siècle. Certains d’entre eux la dénonçaient comme la direction secrète de la franc-maçonnerie, dont l’objectif final et « satanique » était la destruction de l’Église catholique.
72 Voir par exemple Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 341
sq.
73 Voir Roberts, 1979, pp. 274
sq., 298-302, 309
sq., 327
sq.
75 La visée polémique du marquis de Luchet (Jean Pierre Louis de la Roche du Maine, 1740-1792) est plus restreinte, lorsqu’il publie anonymement à Berlin, en 1788, sa brochure intitulée
Essai sur la secte des Illuminés. En dépit du fait que Luchet maîtrisait fort mal son sujet, confondant notamment le « perfectibilisme » révolutionnaire de Weishaupt avec l’Illuminisme mystique des Martinistes, son pamphlet eut rapidement trois nouvelles éditions (1789, 1790, 1792). Ami de Mirabeau, Luchet était maçon, ayant été reçu à la Loge de Cassel le 13 mars 1781. Mais en 1785, dans
Mémoires authentiques pour servir à l’histoire du comte de Cagliostro, il condamnera sans ambiguïté l’imposture de Joseph Balsamo, dit Cagliostro, « le Grand Cophte ». Voir Le Forestier, 2001, p. 624 ; Ligou, 2004, p. 742 (article de Charles Porset). L’abbé Lefranc mélangera tout autant le martinisme et l’illuminisme bavarois (Viatte, 1928, vol. I, p. 316 ; Lemaire, 1985, p. 27). Dans son livre intitulé
Les Sectes et Sociétés secrètes politiques et religieuses, paru en 1863, le comte Le Couteulx de Canteleu, s’inspirant de Luchet et de Barruel, reconduit cet amalgame polémique (1987, rééd., pp. 163-164).
76 Le comte Ferrand est l’auteur d’un pamphlet publié à Turin en 1790 :
Les Conspirateurs démasqués. Ces derniers seraient principalement des hommes politiques nourris des idées des Lumières, caractérisés par leur ambition sans bornes et leur démagogie : le financier Jacques Necker, l’idéologue Constantin de Volney, le marquis de La Fayette et surtout Philippe d’Orléans (Lemaire, 1985, p. 82).
77 L’abbé Henri Jabineau est l’auteur de
La Vraie Conspiration dévoilée (1790, s. l.), pamphlet centré sur la dénonciation des « philosophes » et plus particulièrement des Encyclopédistes.
78 Voir Roberts, 1979, pp. 171-174, 177 ; Lemaire, 1985, pp. 83-87. L’abbé Lefranc dirigeait en 1789 la maison des Eudistes à Caen.
79 Augustin Barruel,
Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Londres, chez Ph. Le Boussonnier, 1797-1798, 4 vol. ; Hambourg, P. Fauche, 1798-1799, 5 vol. ; 4
e éd., Augsbourg, chez les Libraires associés, 1799, 5 vol. (texte revu et corrigé en 1818) ; nouvelle édition, Chiré-en-Montreuil, Vouillé, Diffusion de la Pensée Française, 1973, 2 vol.
80 John Robison,
Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, carried on in the Secret Meetings of Free Masons, Illuminati, and Reading Societies, Edinburgh, 1797.
81 Le titre de l’ouvrage varie selon les éditions (1791, 1816, 1826, etc.). Celui de la réédition de 1826 est le suivant :
Le Voile levé pour les curieux, ou Histoire de la Franc-Maçonnerie depuis son origine jusqu’à nos jours.
82 Le Forestier, 2001, p. 685.
83 Voir Lefranc, 1792 (2
e éd., 1818), p. 59 : Hiram aurait été un personnage créé de toutes pièces par les rabbins pour enlever au Messie sa divinité et sa puissance. Voir Lemaire, 1985, p. 83. Le nom d’Hiram renvoie à au moins deux personnages légendaires : d’une part, le roi de Tyr, cité dans le premier Livre des Rois (chap. 5) et dans le second Livre des Chroniques (chap. 2), et, d’autre part, Hiram Abi (ou Abif), ou Maître Hiram (Rois, I, chap. 7 et Chroniques, II, chap. 2), ce dernier étant devenu progressivement le personnage essentiel des rituels maçonniques. Sur la légende d’Hiram dans la franc-maçonnerie, voir Wirth, 1974 ; Boucher, 1984, pp. 133
sq., 251
sq., 276
sq. ; Mellor, 1979, pp. 135-140 ; Saunier, 2000, pp. 402-405 (article de Vladimir Biaggi) ; Ligou, 2004, pp. 595-596.
84 Lefranc, 1816 (1791), p. 2.
85 Ce grand détracteur de la maçonnerie fut l’une des victimes des massacres de Septembre : il fut massacré aux Carmes le 2 septembre 1792, à l’aube de la Terreur. Voir Lemaire, 1985, p. 83 ; Riquet, 1989, p. 94 ; Chevallier, 2002, t. I, p. 383.
88 Lefranc, 1792, p. 143.
89 Paris, An IV de l’ère française (1796). L’année suivante, Cadet, dit Cadet-Gassicourt ou Cadet de Gassicourt, publie une deuxième édition du livre :
Le Tombeau de Jacques Molay, ou Histoire secrète et abrégée des Initiés anciens et modernes, des Templiers, Francs-Maçons, Illuminés, etc. et recherches sur
leur influence dans la Révolution française, suivie de la Clef des Loges, Paris, Desenne, l’An V de l’ère française. Voir Le Forestier, 2003, p. 850 ; Lemaire, 1985, pp. 73, 109.
90 Jacques de Molay est alors couramment appelé Jacques Molay (également orthographié : Jacques Molai). Sur la constitution de la « légende templière », voir Le Forestier, 2003,
passim.
91 Roberts, 1979, p. 180, note 94. Voir cependant Pipes, 1997, p. 215, note 52, qui date le pamphlet de 1799.
92 Voir Le Forestier, 2001, pp. 685-686, et 2003, pp. 850-854 ; Partner, 1992, pp. 192-193 ; Chevallier, 2002, t. I, p. 384.
93 Voir Barruel, 1974, t. I, pp. 462
sq.
94 Cité par Partner, 1992, p. 193.
95 Allport et Postman (1965b, p. 162) définissaient la rumeur comme « une légende solidifiée » ; il me semble plus juste de définir une légende, tout particulièrement lorsqu’elle est moderne (donc diffusée par des écrits) et d’usage politique (donc dans l’espace public), comme une « rumeur solidifiée », ou, mieux, comme un ensemble de rumeurs solidifiées ou stabilisées après avoir été amalgamées.
96 Un indice en est la publication d’un court essai de Johann Bode,
Ist Cagliostro der Chef der Illuminati ?, Gotha, 1790 (brochure anonyme qui s’attache à réfuter la légende d’un Cagliostro chef des Illuminés bavarois et, ainsi, véritable auteur de la Révolution française, destinée à venger, par-delà les siècles, la mort du Grand Maître des Templiers). Voir Le Forestier, 2001, pp. 658-661 ; Rogalla von Bieberstein, 1976, pp. 89-94 ; 2002, pp. 22-23 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 48, 58-59, 84.
97 Marcello, 1791, avertissement (des éditeurs; non signé), pp. VIII-IX. Dans
La France juive, Drumont se fait l’écho de la légende de « l’influence […] considérable » de Cagliostro à l’époque de la Révolution française, et souligne les origines juives (du côté paternel) de l’illustre charlatan (Drumont, 1886, t. I, pp. 263-264, 270-271). Sur Cagliostro, voir surtout Le Forestier, 2001, pp. 658-659, 665-666, et 2003, en partic. pp. 766-779 ; Haven, 1964 ; Brunet, 1992.
98 Le qualificatif « totalitaire » apparaît timidement, dans la littérature antimondialiste (américaine en particulier), au cours des années 1950 et 1960. C’est qu’il connotait la vision positive de son contraire : le régime libéral/démocratique, honni par les milieux catholiques traditionalistes, suivis en cela par la plupart des mouvances de l’extrême droite. Depuis le début des années 1970, il est devenu banal. Voir par exemple la préface (datée du 16 septembre 1976) rédigée par M
gr Marcel Lefebvre pour la réédition, en 1976, du fameux livre de Crétineau-Joly,
L’Église romaine en face de la Révolution (1859) : « L’Europe chrétienne, le monde, sont à la veille de passer sous le joug du Communisme athée, sous la direction totalitaire soviétique qu’Alexandre Soljenitsyne dénonce en vain à un Occident en proie à la décadence libérale, prêt à tous les abandons, à toutes les trahisons, à tous les reniements » (M
gr Lefebvre,
in Crétineau-Joly, 1976, p. XIV).
99 Edinburgh, 1797 ; puis New York, 1798 (rééd., Boston, 1967).
100 Londres, J. Cadell and W. Davies, 1799, 2 vol.
101 Sur John Robison, voir Cohn, 1967, pp. 29-31 ; Hofstadter, 1996, pp. 10-14 ; Riquet, 1989, p. 97 ; Le Forestier, 2001, pp. 676-681.
102 Voir le mémoire « Histoire de l’Illuminisme » que rédigea le Dr Starck à l’intention du Père Barruel (reproduit
in Riquet, 1989, pp. 149-189).
103 Sur Barruel, ses
Mémoires et l’influence de son livre, voir Roberts, 1979, pp. 187-200 ; Riquet, 1979-1980 et 1989, pp. 83-120 ; Le Forestier, 2001, pp. 681-692 ; Chevallier, 2002, t. I, pp. 384-385.
104 L’ouvrage de 1869, qui passa inaperçu lors de sa parution (Poliakov, 1977, p. 50), fit l’objet d’une seconde édition en 1886, dans un contexte où, après quatre ans d’agitation antisémite,
La France juive (1886) d’Édouard Drumont était devenu un best-seller l’année même de sa sortie en librairie. Sur Gougenot des Mousseaux, voir Byrnes, 1950, pp. 113-114 ; Sorlin, 1967, p. 198 ; Cohn, 1967, pp. 45-49, 55, 193, 251 ; Poliakov, 1968, p. 348, et 1977, pp. 49-50 (où l’historien insiste sur l’ambivalence de Gougenot vis-à-vis du peuple juif, en référence au livre de 1869, p. 386) ; Verdès-Leroux, 1969, pp. 101-104 ; Rogalla von Bieberstein, 1976, p. 113, et 1978, pp. 198, 221 ; Katz, 1995 (1970), pp. 250-255 ; Isser, 1991 ; Pierrard, 1997, pp. 22, 29 ; Pipes, 1997, p. 135 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 80, 110 ; Lemaire, 2003, pp. 222-223, 227 ; Leff, 2005.
105 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 349. Voir Eckert, 1854, t. I, p. 123, qui affirme avec légèreté que la franc-maçonnerie « consacre le culte du matérialisme » (cité par Gougenot des Mousseaux p. 271). Gougenot des Mousseaux vise les « trois expressions d’une même foi, d’une identique aspiration : le Juif, le franc-maçon et le libre penseur » (p. 271). Pour une mise en perspective, voir Katz, 1995, pp. 243-255 ; Gugenberger/Petri/Schweidlenka, 1998, pp. 77-79.
106 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXI.
109 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 538, qui précise en note : « La haute Maçonnerie ! » (p. 538, note 1). Ce passage s’inscrit dans un long développement critique consacré aux doctrines « occultistes » du « professeur de magie » Éliphas Lévi (pp. 515-544, 553-554). Sont notamment cités les ouvrages suivants d’Éliphas Lévi :
Dogme et rituel de la haute magie (1856),
Histoire de la magie (1859).
110 Gougenot des Mousseaux, 1869, « Causerie », p. XXIII.
111 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXIII.
112 Ibid., p. XXIV. Tel est le but de la « Haute Vente » selon Crétineau-Joly (1859).
113 Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. XXIII-XXIV. Dans un autre passage (p. 340), Gougenot caractérise « la Maçonnerie » comme « cette immense association dont
les rares initiés, c’est-à-dire les chefs réels, qu’il faut se garder de confondre avec les chefs nominaux, vivent dans une étroite et intime alliance avec les membres militants du judaïsme, princes et initiateurs de la haute cabale ».
114 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXIV. C’est là une composante du «
secret suprême », dont tous les indices sont inexistants, ou absolument inaccessibles. D’où ce paradoxe : la preuve décisive de l’existence de véritable secret, c’est l’impossibilité de l’établir par des preuves matérielles (indices, traces, etc.).
115 De type paranoïde, cela va sans dire.
116 « […] Le conseil universel et suprême, mais secret, de la maçonnerie, composé de neuf membres, doit tenir en réserve pour les représentants de la nation juive un
minimum de cinq sièges […] » (Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 539).
117 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 347.
118 L’expression, rendue célèbre par l’ouvrage de M
gr Meurin (1893), avait été utilisée par Pie IX contre la maçonnerie, condamnée en tant que « société secrète » ou « occulte », dans son encyclique
Etsi multa de novembre 1873. Selon Johannes Rogalla von Bieberstein (1978, p. 193), Pie IX avait été très influencé par les thèses de Gougenot des Mousseaux. La dénonciation des visées et des méfaits de la « Synagogue de Satan » a été reprise et développée par Léon XIII dans l’encyclique
Humanum genus (1884). Voir Rousse-Lacordaire, 1996, p. 113 ; Lemaire, 2003, p. 223. Jacques-Charles Lemaire (
ibid.) signale que l’expression « Synagogue de Satan » est attestée dans le livre de François-Xavier Gautrelet,
La Franc-Maçonnerie et la Révolution (Lyon, Briday, 1872, p. 452).
119 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. XXV.
120 Nicoullaud, 1914, p. 115.
121 Henry Coston (1910-2001), dont la longue carrière de « journaliste » aura été celle d’un professionnel français de l’essayisme conspirationniste (antisémite et antimaçonnique), fut correspondant du
Welt-Dienst (organisation nazie de propagande antijuive) à partir de 1934 et s’employa à diffuser les
Protocoles des Sages de Sion (et des textes dérivés) dans les années 1930 et la première moitié des années 1940. Dans les années 1950, il continua dans la même veine, en dénonçant la « haute finance internationale » supposée complice du mouvement communiste et des organisations « mondialistes », le tout complotant en vue d’instaurer un « gouvernement mondial ». Coston a publié un livre entièrement consacré au mouvement de Weishaupt, avec en annexe une réédition de la traduction française des documents internes de la « société secrète » :
La Conjuration des Illuminés (Coston, 1979b, 304 p.). Pour une approche savante, voir Le Forestier, 2001 (1914-1915) ; Lepper, 1936, pp. 121
sq. ; Roberts, 1979, pp. 123-138 ; Dülmen, 1975 ; Hippchen, 1998. Voir aussi les ouvrages de vulgarisation de bonne qualité : Serge Hutin,
Les Sociétés secrètes (1952 ; 1987, pp. 91-95),
Gouvernants invisibles et sociétés secrètes (1971, pp. 193-212) ; René Alleau, 1969, pp. 105-119. Mentionnons également, dans le genre des ouvrages
kitsch sur le nazisme et les « sociétés secrètes », les passages consacrés aux « Illuminés de Bavière » comme modèle de sociétés « ésotériques » ou « initiatiques » : Gerson, 1969, pp. 51-63 ; Angebert, 1971a, pp. 136, 191-192.
122 Voir Jonathan Vankin and John Whalen,
The 50 Greatest Conspiracies of All Time : History’s Biggest Mysteries, Coverups, and Cabals, New York, Citadel Press, 1995 ; édition mise à jour :
The 60 Greatest Conspiracies…, 1998 ; nvelle édition revue, mise à jour et augmentée, 2001, sous le titre
The 70 Greatest… Voir aussi Cooper, 1991, chap. II (« Secret Societies and the New World Order »), en partic. pp. 80-90 (texte mis en ligne par plusieurs sites sous le titre « Secret Societies/New World Order ») ; Cooper, 2004, pp. 39-40.
123 Voir surtout Roberts, 1979. Voir aussi, avec prudence et esprit critique, Wilgus, 1978.
124 Barruel, 1973, t. I, p. 42.
125 Roberts, 1979, p. 337. L’historien britannique caractérise les
Mémoires de l’abbé Barruel comme « la bible de la mythologie des sociétés secrètes, et la base indispensable de la future littérature antimaçonnique » (Roberts, 1979, pp. 191-192).
126 Luchet, 1788 (cité par Poliakov, 1980, p. 152).
127 M
gr Jouin, « La société secrète. Notre programme »,
Revue internationale des sociétés secrètes [
RISS], I, 1912, [pp. 3-29], pp. 3-4.
128 M
gr Jouin, 1912, p. 3.
129 Mgr Jouin, 1912, pp. 9-10. Voir Roberts, 1979, pp. 12-13, 20 (note 17), qui cite partiellement ce long article fondateur. À l’appui de ses affirmations, M
gr Jouin cite plusieurs passages du livre de Gougenot des Mousseaux : pp. XXXI (en fait : 1869, pp. XXIII-XXIV) et 338 (en fait : pp. 339-340).
130 M
gr Jouin, 1912, p. 11.
131 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 410.
132 Voir Pagels, 1996, p. 182.
133 Le Contemporain, t. XVI, 1878, pp. 58-61. On retrouve la lettre attribuée à Simonini dans plusieurs ouvrages d’inspiration conspirationniste : Nicolas Deschamps,
Les Sociétés secrètes et la société ou Philosophie de l’histoire contemporaine, 6
e édition entièrement refondue et continuée jusqu’aux événements actuels, avec une introduction sur l’action des sociétés secrètes au XIX
e siècle par M. Claudio Jannet, Avignon, Seguin Frères, Paris, Oudin Frères, et Lyon, Librairie générale catholique et classique, 1882, t. III (« Notes et documents recueillis par M. Claudio Jannet »), Annexes, Document annexé B (« Le rôle des Juifs dans la Révolution universelle »), pp. 658-661 ; Henri Delassus,
L’Américanisme et la Conjuration antichrétienne, Paris et Lille, Desclée, De Brouwer et Cie, 1899, pp. 321- 323 ;
Id.,
La Question juive. Notes et documents, Lille-Lyon-Paris, Desclée, De Brouwer et Cie, 1911, pp. 94-98. Voir aussi Netchvolodow, 1924, pp. 231-234.
134 Voir Cohn, 1967, pp. 30-36 ; Poliakov, 1968, pp. 295-297.
135 Suggestion de Léon Poliakov (1980, p. 179). Umberto Eco paraît prendre au sérieux l’hypothèse, suggérée à Norman Cohn par Léon Poliakov, selon laquelle la lettre de Simonini aurait « été forgée de toutes pièces par les agents de Fouché, lequel s’inquiétait des contacts de Napoléon avec la communauté hébraïque » (Eco, 1998, pp. 144-145). L’intention de Joseph Fouché était bien sûr de compromettre les Juifs aux yeux de l’empereur, stratégie de police politique dont, moins d’un siècle plus tard, la fabrication des
Protocoles des Sages de Sion, à l’initiative de Pierre I. Ratchkovski, fournira une nouvelle illustration. Voir aussi Cohn, 1967, p. 33, note 1 ; Bronner, 2000, p. 73 ; Goldschläger/Lemaire, 2005, p. 22.
136 Sur la formation du mythe Rothschild, qui prend figure à partir de 1845, voir Robert F. Byrnes, 1950,
passim; Lovsky, 1955, pp. 275
sq., 323 ; Rabi, 1962, pp. 48-61 ; Poliakov, 1968, pp. 354-363 ; Verdès-Leroux, 1969, pp. 58-59, 93-96, 105-110, 115-116 ; Katz, 1980, pp. 120
sq., 293-295.
137 Cité par Henri Delassus, 1899, pp. 321-322. La « lettre du capitaine Simonini » est notamment citée, dans la vague de littérature antijuive que provoqua la publication des
Protocoles, par le général Alexandre Netchvolodow,
L’Empereur Nicolas II et les Juifs (1924, pp. 231-234), qui reprend à son compte la légende selon laquelle la lettre de Simonini aurait été conservée dans les archives du Vatican (
ibid., p. 235 ; Delassus, 1911, p. 93).
138 Maistre, 1859, p. 112.
139 Cité par Goldschläger/Lemaire, 2005, p. 23.
140 Emmanuel Augustin Chabauty (1827-1914) fut curé de la paroisse de Saint-André, à Mirebeau, de juin 1856 à 1881, d’où son pseudonyme de « C. C. de Saint-André », qu’il dévoile dans son essai de 1882. Voir Barrucand, 1993. Sur l’influence de Chabauty, voir Cohn, 1967, pp. 49-51, 54-55 ; Katz, 1980, pp. 144, 295 ; Katz, 1995, pp. 255-259.
141 « Osman-Bey » ou « Osman Bey » est l’un des pseudonymes pris par un certain Frederick Milligen (et non pas « Milliger », comme l’affirme Norman Cohn, 1967, pp. 61-62), qui signe également « Major Osman, Bey », « Major Osman Bey », « Major Osman-Bey », « Osman-Seify-Bey », « Spartaco », « Alexis Andreïevitch », « Kibrizli Zade » ou « major Osman-Bey Kibrizli-Zadé » (Laqueur, 1965, p. 110), ou encore « Kibridli-Zade ». Il se présente aussi sous le nom de Vladimir Andréjevich Osman-Bey. Cohn le présente comme « un escroc international d’origine juive » (Cohn, 1967, p. 61). En 1870, il publie à Londres, sous le nom de « Major Frederick Milligen », un livre en anglais :
Wild Life Among the Koords (Hurst and Blackett, XIII-380 p.). Milligen avait pris le pseudonyme d’Osman Bey à l’occasion de son engagement dans l’armée turque. Il représente l’un de ces antisémites professionnels qui surgissent dans les trente dernière années du XIX
e siècle en Europe. L’édition allemande la plus souvent citée de son petit livre
, Die Eroberung der Welt durch die Juden (Wiesbaden, 1875) porte la mention : « 7
e édition ». Le libelle, publié primitivement en français (1873) puis en russe (1874), est traduit en anglais quelques années plus tard, aux États-Unis :
The Conquest of the World by the Jews : An Historical and Ethnical Essay, revised and translated by F. W. Mathias, St. Louis, St. Louis Book Club & News Company, 1878, 71 p. Le pamphlet est traduit ensuite en polonais (Varsovie, 1880). Une traduction italienne (d’après la huitième édition, est-il mentionné) paraît en 1880 :
Gli ebrei alla conquista del mondo, Venise, Favai, 1880, 8-64 p. (2
e éd., 1883). Né en 1836, Osman-Bey meurt vraisemblablement entre 1898 et 1901 (Cohn, 1967, p. 61 ; Cesare G. De Michelis, 2001, p. 26).
142 Rééd., Paris, Henri Gautier, 1887, 64 p.
143 Paris, Victor Retaux et Fils, 1893, 556 p.
144 Disraeli, 1844, VI, ch. XV, pp. 183-184. Dans son best-seller
None Dare Call It Conspiracy (1972, p. 97), Gary Allen attribue à « l’homme politique britannique et confident de Rothschild », Disraeli, la fameuse phrase : « So you see, my dear Coningsby, that the world is governed by very different personages from [to ?] what is imagined by those who are not behind the scenes. » Telle est la croyance première de la John Birch Society.
145 Gougenot des Mousseaux, 1869, p. 390 ; voir aussi pp. 355 et 504.
146 Marquès-Rivière, 1935, p. 9.
147 Jannet,
in Deschamps, 1882, t. I, p. XCV.
148 De Lannoy, 1911, p. 14.
149 Pouget de Saint-André, 1923, p. 5.
150 En 1987 est lancée aux éditions Guy Trédaniel une nouvelle collection,
« Initiation & Pouvoir », dont le texte de présentation se termine ainsi : « Il ne s’agit de rien de moins que d’explorer les coulisses véritables de ce gigantesque théâtre qu’est l’Histoire. » En 2005, le magazine bimestriel Top Secret (sous-titre : « Nous avons tous besoin de vérité ») incite ses lecteurs à s’abonner par cette adresse : « Pénétrez dans les coulisses de la science et de l’histoire. Parce qu’on ne peut pas être partout où il se cache quelque chose ! » (Top Secret, n° 29, 2005, p. 19).
151 Meurin, 1893, p. 196.
152 Meurin, 1893, p. 260.
153 Meurin, 1893, p. 260.
154 Le sous-titre de ce monumental ouvrage (Paris, Victor Palmé, 822 p.) est le suivant : « Sixième Âge de l’Église d’après l’Apocalypse ».
155 Chabauty, 1882 (XII-264 p.).
156 Sur ce faux constituant l’un des textes précurseurs des
Protocoles, voir
infra.
157 Chabauty, 1882, préface, pp. VII-X.
158 Chabauty, 1882, p. 248.
159 Jannet, 1882, p. XCI.
160 Jannet, 1882, pp. XCI-XCII. Voir Eckert, 1854, t. I, p. 287, et Gyp, 1859, pp. 234
sq.
161 Voir Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 485-486. La thèse du polémiste catholique est que « la grande
unité cosmopolite », réalisée sous la direction des Juifs, « réclame
une tête », et ainsi prépare « le prodigieux avènement d’un unique et suprême dominateur dans lequel les Juifs pourraient voir le Messie en même temps que les chrétiens y reconnaîtraient l’Antéchrist ». La question est posée par exemple en 1980 (et 1996) par le catholique traditionaliste Arnaud de Lassus dans l’un de ses pamphlets antimaçonniques (Lassus, 1996, pp. 63-66).
162 Sur Jean Boissel (1891-1951), antisémite français rallié dès 1934 au nazisme, voir l’article de Grégoire Kauffmann,
in Taguieff, 1999, pp. 343-347.
163 Allusion aux
Protocoles des Sages de Sion, souvent surtitrés « Programme juif de domination mondiale » (Taguieff, 2004b, pp. 326
sq.).
164 Cet article, non signé, est reproduit intégralement dans
La Libre Parole, 7
e année, n° 11, 1
er juin 1936, pp. 13-17 (je suppose que, par « Ordo Templi Orientalis », l’auteur entendait désigner l’Ordo Templi Orientis, dirigé par Theodor Reuss). L’article cite longuement, d’après une « revue anglaise » (sans autre précision), des extraits de prétendus discours (destinés à rester secrets) prononcés lors d’une très secrète « réunion du Suprême Conseil des B’naï B’rith » qui se serait tenue à Paris, en janvier 1936 (pp. 14-17). Il s’agit d’un faux antijuif et antimaçonnique d’un genre voisin de celui des
Protocoles. On y lit par exemple ces propos attribués à un dirigeant du B’nai B’rith : « Nous avons fondé maintes sociétés secrètes qui travaillent dans notre but, par nos ordres et sous notre direction. […] Nous sommes les Pères de toutes les Révolutions […]. Presque toute la Presse du monde est entre nos mains […]. » En ouverture de cette livraison de «
La Libre Parole et
Le Porc-Épic réunis », titrant à la une : « Sous la botte de Juda. Les manœuvres de Blum », on trouve un éditorial signé Henry Coston : « Front Français contre bloc juif » (pp. 1-2). La lutte contre le Front populaire est à l’ordre du jour des « nationalistes ». Henry Coston est alors le directeur politique de ces deux périodiques réunis, et Henry-Robert Petit en est le directeur-administrateur. Petit est en outre le président du Centre de documentation et de propagande (C.D.P.) sous la direction duquel est publiée la revue. Sur Henry-Robert Petit (1899-1985), voir l’article de Michaël Lenoire,
in Taguieff, 1999, pp. 428-432.
165 Norman Cohn, 1967, p. 70 ; Cesare G. De Michelis, 2001, p. 80 ; Stephen Eric Bronner, 2000, p. 79. Cette mystérieuse « Chancellerie centrale de Sion » est, bien entendu, une pure fiction.
166 En France, le rôle de Gougenot des Mousseaux, connu en son temps pour ses travaux sur la magie (1860) et la démonologie, a été déterminant dans la constitution de cette doctrine de combat assimilant diverses figures d’ennemis (judaïsme, franc-maçonnerie, « libre pensée », occultisme, etc.), pour expliquer la multiplication des « révolutions ». Voir Gougenot des Mousseaux, 1869, en partic. pp. 358-373, 483-509.
167 Bertrand, 1905, pp. 26-27 (en italiques dans le texte). Sur l’Alliance israélite universelle, voir Gougenot des Mousseaux, 1869, pp. 334
sq.
168 Cohn, 1967, pp. 38
sq., 269-273 (extraits du documents); Bronner, 2000, pp. 81-83. Le document est intégralement reproduit
in Taguieff, 2004b, pp. 421-426.
169 Eco, 1998, p. 146. L’analogie entre les
Protocoles et la réunion de conspirateurs en présence de Cagliostro avait déjà été relevée par le pamphlétaire antijuif Jean Drault dans une série de trois articles publiés en 1921 dans la revue d’Urbain Gohier,
La Vieille France, sous le titre générique « Alexandre Dumas père et les
Protocols ». Voir surtout les deux derniers : « Cagliostro, héros de plusieurs romans maçonniques » (
La Vieille France, n° 243, 22-29 septembre 1921, pp. 22-32) ; « Spectres, souterrains, jongleries, magnétisme, proxénétisme : tout l’Illuminisme ; tout le Judaïsme :
Protocols ! » (
La Vieille France, n° 244, 30 septembre-7 octobre 1921, pp. 23-32). Balsamo est identifié comme le « symbole du Juif maître des autres nations » (« Spectres… », art. cit., p. 25). La thèse de Drault est la suivante : « L’auteur des
Mémoires d’un médecin a été inspiré par une ancienne version des “
Protocols” qui ne sont qu’un commentaire du Talmud » (« Cagliostro… », art. cit., p. 30).
170 Voir Dumas,
Joseph Balsamo, 1990 (introduction, II et III).
171 Dans son article de 1909 paru dans la
Neue Freie Presse, Rathenau, qui ne s’exprimait nullement en tant que Juif (il se voulait d’abord Allemand), parlait plus modestement des « destinées économiques de l’Europe » : « Trois cents hommes, qui se connaissent tous entre eux, guident les destinées économiques de l’Europe et choisissent leurs successeurs parmi leurs disciples. » Voir Cohn, 1967, pp. 148-149. La phrase de Rathenau, comme celle de Sidonia (personnage du roman de Disraeli :
Coningsby) attribuée à son créateur, a été utilisée comme l’expression d’un aveu, et la preuve qu’un complot juif ou judéomaçonnique mondial existait réellement. Voir Taguieff, 2004b, pp. 79, 219-220 ; 2004c, pp. 637-639.
172 Le Contemporain, 3
e série, t. XXII, 1
er juillet 1881. Le titre donné à l’extrait du livre de « sir John Readclif » est le suivant : « Compte rendu des événements politico-historiques survenus dans les dix dernières années ». Voir Delassus, 1899, p. 329, et 1911, p. 101.
173 Delassus, 1911, p. 100. L’étude signée Wolski comportait vingt chapitres, publiés dans cinq livraisons du
Contemporain (de juillet à novembre 1881). Kalixt de Wolski est l’un des pseudonymes pris par Pierre I. Ratchkovski (1850 ?-1911), le chef de la section étrangère de l’Okhrana (la police politique secrète du régime tsariste), fixé à Paris depuis 1884.
174 Voir par exemple le pamphlet anonyme d’origine canadienne :
La Clé du mystère, 1937, pp. 7-11 (« Un plan de conquête mondiale »). Le faux y est présenté comme « le texte d’un discours prononcé à Prague par le rabbin Reichhorn, en 1869, sur la tombe du grand rabbin Siméon-ben-Jéhouda » (p. 7).
175 Orthographe célinienne. Voir Céline, 1937, p. 277. Sur la même page, Retcliffe (Readcliff) devient Radcliff. Dans son pamphlet, Céline reproduit quelques passages du « Discours du Rabbin » (pp. 278-279).
177 Voir Wolski, 1887, [XXI-336 p.], pp. 4-19.
178 Bournand, 1898, pp. 283-286.
179 Delassus, 1899, pp. 330-333. Le « Discours du Rabbin » sera reproduit intégralement par M
gr Henri Delassus, en 1911, dans
La Question juive, pp. 102-111.
180 Bournand, 1898, p. 283.
181 Delassus, 1911, pp. 101-102.
182 « Discours du Rabbin », cité d’après Wolski, 1887, pp. 4, 5, 16, 19.
183 Jouin, 1912, pp. 11-14 (le document, présenté comme un « discours prononcé par un grand rabbin en 1880 », est cité dans la longue note 3 de la p. 11, qui s’étend sur les trois pages suivantes).
184 Jouin, 1920, pp. 18-26.
185 Voir la série des ouvrages publiés chez Bernard Grasset par le maurrassien Roger Lambelin au cours des années vingt sous le titre générique « Le Péril juif » :
Le Règne d’Israël chez les Anglo-Saxons (1921),
L’Impérialisme d’Israël (1924) et
Les Victoires d’Israël (1928). Roger Lambelin est surtout connu pour être l’auteur d’une traduction française (précédée d’une longue introduction) des
Protocoles des Sages de Sion, publiée chez Grasset en 1921, ouvrage qui fut un
best-seller des années vingt et trente, de nombreuses fois réédité jusqu’en 1938. Voir
« Protocols »…, 1921 et 1925 ; Taguieff, 2004b,
passim. 186. En France, la thèse a été largement diffusée à la fin du XIX
e siècle par le livre d’Abel Clarin de la Rive,
Le Juif dans la Franc-Maçonnerie (Paris, A. Pierret, 1895). Dans les années 1910 et 1920 (puis au début des années trente, jusqu’à sa mort en 1932), c’est M
gr Jouin qui, avec la
Revue internationale des sociétés secrètes (créée en janvier 1912), dénonce inlassablement le « péril judéo-maçonnique », avant et après son édition commentée des
Protocoles des Sages de Sion (Jouin, 1920). Un ancien collaborateur de la revue de M
gr Jouin, Georges Ollivier, publie en 1959, dans une maison d’édition créée par Henry Coston (Documents et Témoignages), un ouvrage consacré à l’Alliance israélite universelle (Ollivier, 1959).
186 Voir l’article « Copin-Albancelli » de Charles Porset,
in Ligou (dir.), 2004, pp. 312-313.
187 Doumic, 1906, p. 9. Max Doumic résume ainsi « l’hypothèse » de Copin-Albancelli, qu’il discute dans son livre, pour proposer finalement cette interprétation : les Juifs n’ont joué un rôle significatif dans la franc-maçonnerie que « du jour où ils ont eu partie liée avec l’Angleterre », c’est-à-dire vers la fin du Premier Empire, lorsque, « avec la banque Rothschild, les Juifs ont ressaisi la puissance financière » (Doumic, 1906, pp. 83-84).
188 Sur les « chefs inconnus » et leurs « moyens d’action », voir Bertrand, 1905, pp. 42-49.
189 Référence à Louis Blanc,
Histoire de dix ans, 1830-1840 (Paris, 1841-1844, 5 vol.). Dans la littérature contre-révolutionnaire, les citations du franc-maçon et « révolutionnaire » Louis Blanc (extraites notamment de son
Histoire de la Révolution française [1862], 1865, t. I, pp. 36-38, et t. II, pp. 74-84) sur les responsabilités maçonniques dans la préparation et l’organisation de la Révolution française étaient devenues rituelles, fonctionnant comme mode de légitimation du modèle conspirationniste de type barruélien au moins depuis l’ouvrage du comte Le Couteulx de Canteleu,
Les Sectes et Sociétés secrètes politiques et religieuses (1863 ; rééd., 1987, pp. 202-208). Dans son petit livre de 1877,
Les Sociétés secrètes, Claudio Jannet cite longuement Louis Blanc (Jannet, 1877, pp. 60-65), présenté comme « un historien très avancé dans les sociétés secrètes et expert dans l’art de faire les révolutions […], qui va nous révéler quelle fut la préparation du
grand mouvement de 1789 » (Jannet, 1877, p. 60). Dans son monument sur les « sociétés secrètes », le Père Deschamps ne manquera pas de rejouer l’acte de référence tactique (Deschamps, 1882, t. II, pp. 236-237, citant l’
Histoire de dix ans). Il en va de même pour M
gr Fava, évêque de Grenoble, et auteur d’un ouvrage fortement inspiré par la somme du Père Deschamps :
Le Secret de la Franc-Maçonnerie (Fava, 1883, pp. 77-79). Voir aussi M
gr de Ségur, 1884, pp. 46-48, 58. Les usages antimaçonniques de Louis Blanc fonctionnent comme les usages antisémites de Disraeli ou de Bernard Lazare (et, plus tard, de Rathenau) : on extrait un passage ou une phrase de son contexte, on insiste sur l’origine ethnique ou l’appartenance politique de son auteur (franc-maçon, Juif, etc.), et on retourne le propos ainsi qualifié (un maçon ou un Juif parle, témoin privilégié) contre le groupe d’appartenance de l’auteur cité. Charles Porset remarque justement que la thèse de Barruel sur la Révolution française (réduite à un effet du complot maçonnique), dans sa radicalité, « n’a été retenue par aucun historien – à l’exception peut-être de Louis Blanc qui est un relais essentiel dans l’historiographie du complot » (Porset, 2000, p. 67).
190 Personnage fictif créé par les auteurs catholiques spécialisés dans l’antimaçonnisme (puis l’anti-judéomaçonnisme), Juif franc-maçon censé être notamment un membre particulièrement actif de la « Haute Vente » (« Haute-Vente romaine » ou « haute vente romaine »), présentée comme une puissante « société secrète », voire de la « société secrète » dirigeant la maçonnerie tout entière, vouée à la destruction de l’Église catholique. Voir Pierrard, 1970, pp. 27-29. Dans son ouvrage publié en 1859,
L’Église romaine en face de la Révolution, Jacques Crétineau-Joly se contente de le décrire comme « un Juif connu sous le pseudonyme de Piccolo-Tigre » (Crétineau-Joly, 1976, t. II, p. 119) qui aurait, vers 1822, joué « un rôle dans le Carbonarisme » (
ibid., p. 124). Le polémiste catholique cite une longue lettre aux « agents supérieurs de la Vente piémontaise » dans laquelle Piccolo-Tigre est censé exposer le plan de destruction du monde chrétien par l’action conjuguée du Carbonarisme et de la Franc-Maçonnerie (
ibid., pp. 119-124). Il s’agit de l’un des nombreux faux antimaçonniques qui, comme les faux antijuifs, sont présentés comme des textes « révélateurs », attribués à des Juifs ou à des maçons « importants », qui ne les destinaient pas à la diffusion publique. Crétineau-Joly, conformément à la tradition barruélienne distinguant dans la franc-maçonnerie entre les « loges » (plus ou moins connues) et les « arrière-loges » (inconnues), caractérise ainsi la plus redoutable des « sociétés secrètes » de son temps : « La Vente suprême, qui se sert du Carbonarisme et de la Franc-Maçonnerie sans en relever, reste un secret même pour les autres sociétés occultes » (
ibid., p. 117). Pour d’autres mentions de Piccolo-Tigre (en général d’après Crétineau-Joly), voir Ségur, 1867 (1884), pp. 8-10 (« un des chefs occultes, surnommé “Petit Tigre” »), p. 46 (l’un des « chefs de la
Vente suprême […] était un Juif qui avait pris pour nom de guerre le nom de
Petit-Tigre »), p. 53 ; Jannet, 1877, pp. 44-45 (« un Juif membre de la haute vente romaine ») ; Jannet, 1882, pp. LXXXVI-LXXXVII ; Deschamps, 1882, t. II, p. 272, note 2 (« Piccolo-Tigre » est le « nom de guerre » d’un conspirateur dont les lettres auraient été saisies par la police romaine); Estampes/Jannet, 1884, pp. 72-73 (« En 1822, un Juif, membre de la Haute-Vente romaine, écrivait à un de ses complices de multiplier partout les associations […], et surtout la Franc-Maçonnerie ») ; Delassus, 1910, t. II, p. 409 ; Heekelingen, 1939, pp. 163-164.
191 Bertrand, 1900, p. 48 (passage repris, légèrement modifié, par Bertrand, 1905, p. 43).
192 Barbier, 1908, pp. 8, 71-73, 78.
193 Pemjean, 1934, p. 19.
194 Pemjean, 1934, p. 17. Le pamphlet se termine par une diatribe sur « les maîtres du monde » (pp. 225-237).
195 Jolivet, 1935, pp. 11-12.
196 Winrod, 1935, puis 1937. Le pamphlet ne portant ni date ni lieu de publication, on suit ici l’historien américain Leo Ribuffo (1983, p. 308), indiquant que sa première édition date de 1935 (Wichita, Kansas, Defender Publishers). Le pasteur fondamentaliste Gerald B. Winrod (1900-1957), créateur en 1925 de l’organisation des « Défenseurs de la Foi chrétienne », mêlant l’anticommuniste et l’antisémitisme à l’anticatholicisme, fut dans les années trente un efficace propagateur des
Protocoles des Sages de Sion aux États-Unis et ne cacha pas son enthousiasme à l’égard de l’Allemagne nazie. Dans ses multiples pamphlets antijuifs, s’inspirant de Nesta Webster et rejoignant Lady Queenborough, il relie les « Sages de Sion » aux «
Illuminati ». En 1935, après avoir visité l’Allemagne, il écrivait par exemple dans sa revue,
The Defender : « De tous les pays européens, l’Allemagne est le seul qui a eu le courage de défier l’occultisme maçonnique juif, le communisme juif et le pouvoir financier juif international » (cité par Strong, 1940, p. 214, et par Cohn, 1967, p. 235 ; tr. fr. légèrement modifiée). En 1932, Winrod publie un ouvrage sur les
Protocoles, intitulé
The Hidden Hand (La Main cachée) – vite traduit en allemand –, puis, l’année suivante, un pamphlet titré
The Protocols and the Coming Super Man (Les
Protocoles et le surhomme à venir), suivi de deux autres brochures :
The Truth About the Protocols (La Vérité sur les
Protocoles) et
The Antichrist and the Tribe of Dan (L’Antéchrist et la tribu de Dan, 1936). Autre pamphlet significatif de Winrod, visant le « judéo-bolchevisme » :
Trotsky and the Jews Behind the Russian Revolution. La presse allemande de l’époque présentait Winrod comme « le Streicher américain ». Voir Strong, 1940 ; Cohn, 1967, pp. 231, 234-235 ; Ribuffo, 1983, en partic. pp. 144-175 ; Barkun, 2003, pp. 42-43, 49 ; D’Agostino, 2005.
197 Winrod, 1935, pp. 45, 47.
198 Queenborough, 1975 (1933), p. 662.
199 Queenborough, 1975, p. 184.
200 Ibid. Voir Barkun, 2003, p. 49.
201 Kah, 1991 ; voir les extraits mis en ligne sous le titre « Masonic Origins », portant sur le gnosticisme, les Chevaliers du Temple, les
Illuminati, les Rose-Croix, etc., http://www.biblebelievers.org.au/.
202 Drumont, 1886, t. I, p. 260. « Paschales » désigne de façon fautive Martines de Pasqually (ou Pascuallis) (1727-1774), dont la doctrine fut appelée de façon équivoque le « martinisme » (également en référence à la doctrine du théosophe Louis-Claude de Saint-Martin), les « martinistes » devenant des « Élus Cohen » (ou « Élus Coens »). Voir Amadou, 1946, 2000a, b et c, 2004a et b. Mais l’ambiguïté référentielle va s’aggraver avec la création par Papus, à la fin du XIX
e siècle, de l’Ordre martiniste. Voir Papus, 1895 et 1899 (réunis en un vol., 1986, puis 2004). On notera que Drumont reconduit l’amalgame contre-révolutionnaire entre l’Illuminisme théosophique/chrétien et l’Illuminisme révolutionnaire, dans une perspective grossièrement antijuive (l’argument du type : « Weishaupt était juif tout comme Martines de Pasqually, donc… »).
203 Belliot, 1927, p. 329. Nous respectons mais simplifions les choix graphiques de l’auteur, en mettant systématiquement en italiques les mots ou passages en gras ou en italiques.
204 Belliot, 1927, p. 341.
205 Sur les trois « masques », voir Belliot, 1927, pp. 346-348.
206 Belliot, 1927, pp. 350-351.
207 Belliot, 1927, p. 351.
208 Le présent ouvrage se situe dans le prolongement de mes deux livres consacrés pour l’essentiel à la formation, aux métamorphoses, aux usages politiques et aux formes de réception du mythe moderne qu’est la « conspiration juive internationale » ou le « complot juif mondial » :
Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, nouvelle édition refondue (2004b), et
Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire (2004c), en particulier pp. 617-817 (III
e partie :
Invention et réinventions du mythe des « Sages de Sion »).
209 Cité d’après Poliakov, 1977, pp. 125-126.
210 Cité d’après Webb, 1981 (1976), pp. 242-243.
211 Nilus, au début des années 1900 (jusqu’en 1905), était en rivalité, dans la lutte d’influence qui s’exerçait à la cour du Tsar, avec le guérisseur Philippe,
ami de l’occultiste Papus (Gérard Encause, dit), fort actif dans l’implantation de l’Ordre martiniste en Russie. En 1906, Raspoutine est appelé à la cour : signe de l’échec du parti de Nilus. Voir Rollin, 1991 (1939), pp. 429-475 ; Encausse, 1954, pp. 179-220 ; André/Beaufils, 1995, pp. 205-232, 233-248.
212 Sur le contexte culturel russe « fin-de-siècle » en la matière, voir Carlson, 1997. Sur l’entrecroisement des facteurs culturels et politiques, voir Webb, 1981 (1976), pp. 213-273 ; Poliakov, 1977, pp. 85-153.
213 Voir Webb, 1981 (1976), pp. 213-344 ; Laqueur, 1993, pp. 3-57 ; Hagemeister, 1995 et 1996 ; Rosenthal, 1997, p. 396. Voir aussi Cohn, 1967, pp. 71
sq., 89
sq. ; Taguieff, 2004b, pp. 40-56 (édition commentée du témoignage du comte Armand Alexandre de Blanquet du Chayla (1885-1939), qui vécut de janvier à la mi-novembre 1909 au monastère « Optina Poustyne », où il rencontra souvent Nilus).
214 Texte cité partiellement par Cohn, 1967, p. 285 (trad. modifiée). Voir aussi l’édition commentée des
Protocoles due à Leslie Fry, 1931, pp. 263-265. Ce livre, titré
Le Retour des flots vers l’Orient. Le Juif, notre maître, rédigé par l’antisémite professionnelle Leslie Fry (épouse Chichmarev), membre de l’équipe financée par Henry Ford, au début des années 1920, pour prouver l’authenticité des
Protocoles, fut publié par les soins de M
gr Jouin, directeur de la
Revue internationale des sociétés secrètes.
215 Nilus incorpore le texte des
Protocoles dans la seconde édition revue et augmentée de son livre (Tsarskoïe Selo, imprimerie de la Croix-Rouge, décembre 1905, chap. XII, pp. 325-394), dont la première édition avait été publiée en 1903. Voir Taguieff, 2004b, p. 42 ; Hagemeister, 1991, p. 54 ;
Id., 1995, pp. 145, 151 ;
Id., 1996, pp. 127
sq.
216 Cette première publication des
Protocoles en feuilleton se fait à travers neuf articles de
Znamia (Cesare G. De Michelis, 1997, pp. 264-265). La version anonyme de 1905 et la version Boutmi de 1906 dérivent de cette première version de 1903.
217 Rollin, 1991, p. 33 ; Cohn, 1967, p. 70 ; Taguieff, 1992, t. I, pp. 14, 366 ; Bronner, 2000, pp. 76, 79 ; De Michelis, 1998, pp. 229-240 (texte reconstruit de l’édition de Krouchevan, 1903) ;
Id., 2001, pp. 34-38, 81-82 (note anonyme de présentation des
Protocoles en 1903, attribuable à Krouchevan), 83-143 (texte de l’édition de 1903). Le quotidien d’extrême droite
Znamia avait été lancé par P. A. Krouchevan (1860-1909) en février 1903.
218 49 morts, 495 blessés, un grand nombre de viols, environ 1500 ateliers et boutiques dévastés et détruits, 20 % de la population juive sans abri.
219 « Protocols »…, 1925, p. 27 (Protoc. 3 ; soul. dans le texte).
220 Hagemeister, 1995, pp. 143-144, 155 (note 17). Pour éviter les mésinterprétations, précisons que Vladimir Soloviev avait, en 1890, fermement condamné l’antisémitisme russe par une « Protestation contre le mouvement antisémite dans la presse », publié dans le
Times le 10 décembre 1890, sans nom d’auteur, sous le titre « The Jews in Russia ». Voir Soloviev, 1992, pp. 167-169.
221 Soloviev, cité par Ravenscroft, 1977, p. 121.
222 C’est en réaction contre le Manifeste du 17 octobre 1905, symbolisant la libéralisation de la Russie sous l’égide du comte Witté, que fut créée, à l’initiative du docteur Doubrovine, l’Union du peuple russe, organisation monarchiste d’extrême droite dont l’objectif déclaré était de combattre le mouvement révolutionnaire. L’Union du peuple russe, bénéficiant de fonds (secrets ou non) considérables, organisa, en 1906 et 1907, plusieurs attentats et assassinats, avec la bénédiction de hauts responsables du département de la Police (Okhrana comprise).
223 Jean de Cronstadt,
Le Grand dans le Petit, 1903, VIII-179 p.
224 Voir Cohn, 1967, pp. 91-92.
225 Citation de Matthieu : « Il est proche, tout près de la porte. »
226 Sur les premières éditions russes des
Protocoles, voir Hagemeister, 1995 et 1996 ; De Michelis, 1998, pp. 17
sq.
227 Le comte Serge Ioulevitch Witté (1849-1915) fut successivement ministre des Voies et Communications (1892), ministre des Finances (de 1893 à 1905), président du Conseil des ministres (1905), Premier ministre (après la publication du manifeste du 17 octobre 1905, octroyant une Constitution au peuple russe). Constatant que le tsar se montrait hostile aux réformes, il donne sa démission en 1906, mais conserve ses fonctions de membre du Conseil de l’Empire, de président du Comité des Finances et de secrétaire d’État du tsar.
228 Voir Rollin, 1991, pp. 334-335 ; Curtiss, 1942, pp. 80-82 ; Cohn, 1967, pp. 106-110 ; Katz, 1995, p. 281.
229 Sur les activités de Markov II (Nicolas E. Markov), qui succèda au Dr Doubrovine à la tête de l’Union du peuple russe, voir Henri Rollin, 1991, pp. 178-179, 603-604, 644-645 ; Léon Poliakov, 1977, pp. 145-146, 338 ;
Id., 1985, pp. 235, 249, 343 (Eugène et Nicolas ne faisant qu’un !) ; Walter Laqueur, 1993, pp. 16-17, 23-24, 28 (1996, pp. 35, 42-43, 46).
230 Alexeï Chmakov (1852-1916), juriste et publiciste, était l’un de ces chefs des Centuries noires qui, à l’instar de Boutmi ou de Krouchevan, organisaient des pogroms tout en faisant de la propagande antisémite. Chmakov est l’auteur de plusieurs textes antijuifs ou anti-judéomaçonniques :
Discours juifs (Moscou, 1897),
La Liberté et les Juifs (Moscou, 1906),
Les Juifs dans l’histoire (Charkov, 1907),
Le Gouvernement occulte international (dans
Novoïé Vremia, 26 mai 1912 ; rééd., Tallin, 1999). Voir De Michelis, 2001, pp. 14, 39, 41, 215. Chmakov doit sa relative célébrité à ce qu’il a publié en 1906 un faux antijuif, présenté comme un document rédigé par Adolphe Crémieux en 1860, à l’époque de la fondation de l’Alliance israélite universelle : un prétendu manifeste appelant tous les Juifs à coopérer à l’établissement de la domination juive mondiale (Cohn, 1967, p. 164). Franc-maçon depuis 1812, Crémieux (1796-1880) pouvait passer pour un « judéo-maçon » typique, et se transformer en un « Sage de Sion ». Voir Rollin, 1991, pp. 279
sq. ; Katz, 1995, pp. 248-249, 254-255.