C’est chez le psychanalyste Erich Fromm, penseur et théoricien critique d’une rare lucidité, que nous trouvons le diagnostic d’ensemble le plus clair de l’état de l’humanité dans la civilisation organisée autour de la science, de la technique et de l’industrie :
« L’homme moderne, dégagé des liens de la société primitive, qui le rassuraient et le limitaient à la fois, n’a pas conquis son indépendance dans le sens positif de la réalisation de son individu; c’est-à-dire de l’épanouissement de ses facultés intellectuelles, physiques et sensibles. Mais la liberté qui l’a doté de l’autonomie et de la raison, l’a également affecté d’un sentiment d’isolement qui a engendré en lui l’insécurité et l’inquiétude. Cet esseulement lui paraît insoutenable et le place devant l’alternative de se délivrer du fardeau de la liberté en se jetant dans une nouvelle servitude, ou d’activer le développement total de sa personnalité
4 . »
Les voies de la délivrance illusoire sont multiples, et il n’est pas question pour nous, dans le cadre du présent ouvrage, de les explorer toutes. Parmi les voies s’offrant au désir d’évasion, il faut prendre au sérieux la plongée dans les ténèbres des explications complotistes de l’Histoire – qui alimentent le goût de la dénonciation – et la fuite dans les récits fantastiques où la science-fiction se mêle à l’intrigue policière, au roman d’épouvante, aux croyances magiques et à la dimension ésotéro-gnostique. Il n’y a pas, bien sûr, à incriminer la fiction comme telle : l’horreur et la terreur ont droit de cité dans les univers littéraire et cinématographique. La dénonciation édifiante et l’appel à la censure ne sont pas à notre ordre du jour. Ce qui pose un
vrai problème intellectuel, moral et politique, à observer les pratiques culturelles de nos contemporains, c’est – quand elle existe – la confusion des ordres et des dimensions, c’est la perte des critères de différenciation entre le monde réel et le monde magico-complotiste, ce dernier étant susceptible, chez nombre d’individus fascinés, de recréer la réalité à son image. Voilà ce qu’il s’agit d’expliquer et de comprendre – et si possible, d’évaluer ou de mesurer –, en se gardant de moquer ou de plaindre avec condescendance. Le discours de déploration ou de lamentation fait lui-même partie du symptôme : c’est désormais un rituel naïvement « progressiste » que de s’indigner de ce que, « à l’âge de la science » (ou « au début du XXI
e siècle »), autant d’individus puissent « encore » croire à des « balivernes » ou s’enthousiasmer pour des « superstitions » désuètes. Un rituel qui se poursuit par la profération d’une insulte : « Obscurantistes ! », et l’appel à une rééducation d’urgence des esprits saisis par « l’irrationnel ». C’est là passer à côté de la question, qui ne cesse de renaître sous diverses formes : comment est-il possible que les représentations mythiques et les croyances magiques n’aient pas disparu avec le processus de rationalisation et d’intellectualisation qui a produit dans la modernité « sécularisation » et « désenchantement du monde » ? Face à cette question, le programme spinoziste est toujours le nôtre : « Ne pas rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » Mais il faut bien avouer qu’il est parfois fort difficile à suivre
5.
Le spiritisme et l’occultisme, avec leurs multiples avatars théosophiques, anthroposophiques et « magico-initiatiques », peuvent être interprétés globalement comme des révoltes contre la domination du rationalisme et du matérialisme dans le monde moderne, plus précisément dans le monde régi par la pensée des Lumières dont le positivisme et le scientisme triomphants du XIX
e siècle ont été les prin-cipaux
héritiers. L’ésotérisme moderne au sens restreint du terme (disons l’occultisme) s’inscrit dans le vaste mouvement de réaction contre la « rationalisation » moderne qui a pris d’abord la figure du romantisme, mais dont le surréalisme fut tout autant une manifestation, ainsi que certaines formes de néo-paganisme souvent liées à une vision mystico-écologiste du monde
6. Le paysage culturel est assurément syncrétique, et fait de bric et de broc : un écologisme mystique mêlant naturisme, végétarisme, médecines douces et refus de la vaccination peut s’articuler à un « revival » du celtisme, voire du druidisme, tandis que prolifèrent les croyances dites « parallèles » (astrologie, divination, ufologie, sagesses orientales remodelées, etc.), dans un contexte marqué par la multiplication des « sectes » et des « nouveaux mouvements religieux » ou « magiques ». Certains déplorent le déchaînement d’un imaginaire « sauvage » ou d’une affectivité de groupe libérée des carcans « rationnels », chez des individus en quête de nouvelles appartenances ou dépendances. Il n’y a pas à s’étonner devant les figures occupant la nouvelle scène affectivo-imaginaire : elles représentent des réactions contre les excès de la rationalisation. Celle-ci, comme l’avait aperçu Max Weber, s’est emparée du christianisme jusqu’à le dépouiller de son charme, lui ôter sa puissance d’attraction. La rationalisation et l’intellectualisation croissantes des convictions n’a pas épargné le religieux : la théologie est précisément une rationalisation de l’expérience religieuse
7. La rationalisation de la théodicée, au XVII
e siècle et au XVIII
e, a préparé et favorisé l’effacement du « péché originel »
8. L’humanisme progressiste issu des Lumières a fini par éliminer le dogme du « péché originel », et avec lui
l’interrogation sur le « mal radical ». La crainte de l’enfer a disparu de la culture politique des Modernes
9, convertis à un « machiavélisme » qui est un autre nom de la « sécularisation ». Le diable a été chassé de l’Histoire, au profit des causes objectives, des facteurs sociaux et économiques, des intérêts réels et rationnels, des déterminismes de toutes sortes. L’espérance « progressiste », celle d’une amélioration générale et sans fin de la condition humaine, a pu dès lors se déployer pleinement. L’avenir était voué au Bien, dont la réalisation historique n’était autre que le Progrès infini. L’individualisation des croyances n’a fait que poursuivre le processus de rationalisation et de « sécularisation », censé inculquer aux humains la conviction absolue qu’ils peuvent cesser de « faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer
10 », et attendre de la technique et de la prévision rationnelle les moyens de maîtriser le cours des choses. Mais qu’est-ce qu’une religion monothéiste qui se réduit à une théologie pour spécialistes et à une éthique « humaniste » grand public qui, fondée sur les Droits de l’Homme, se passe de Dieu après avoir éliminé le problème du mal ? Par ailleurs, l’athéisme triomphant de la fin du XIX
e siècle en Occident a perdu la dimension lumineuse qu’il tenait de son inquiétude initiatrice
11, pour s’ériger en un dogmatisme destructeur de toute autre raison de vivre que la quête individuelle du « bien-être », supposé garanti par les « avancées des sciences et des techniques », dont on néglige de voir qu’elles ont forgé la « cage de fer » de la modernité.
Cette réduction de la « religion du Progrès » à une grossière apologie du consumérisme de masse, aveugle aux effets pervers du progrès techno-scientifique, a provoqué des révoltes de l’esprit dont témoignent autant la pensée philosophique (Nietzsche, Berdiaeff, Ortega y Gasset, etc.)
que l’expérience poétique (Poe, Baudelaire, Breton, etc.), ainsi que l’expérience religieuse des mystiques les plus authentiques, dont Péguy fut une grande figure. Simultanément, la diffusion d’abstractions telles que la « ruse de l’Histoire » ou l’idée qu’il existe une rationalité cachée dans la suite apparemment chaotique des événements historiques, dont la réception s’est faite le plus souvent sans examen critique, a contribué à banaliser la recherche d’une « clé de l’Histoire », laquelle peut se réduire à l’illusion d’avoir découvert un immense et interminable « complot ». Illusion inquiétante et rassurante à la fois. Croire qu’il est possible d’expliquer le cours des événements par des causes cachées, n’est-ce pas là le propre de la science? Ou la tâche spécifique des êtres dotés de la raison? Et, si les causes cachées se réduisent elles-mêmes à des intentions mauvaises, qu’importe le fait à celui qui s’est rassuré en se donnant un tableau satisfaisant de la marche du monde ? Pour le sujet qui délire, le délire d’interprétation est preuve de lucidité. On reconnaît dans la construction d’une telle vision hyper-logique le mécanisme de la paranoïa
12. Max Horkheimer remarquait justement : « Chaque idée philosophique, éthique et politique, lorsque le cordon ombilical de ses origines historiques a été coupé, a tendance à devenir le noyau d’une nouvelle mythologie. Et c’est là l’une des raisons pour lesquelles le progrès des Lumières tend à certains moments à rétrograder vers la superstition et la paranoïa
13 . »
Il est donc une révolte contre le monde moderne qui s’est faite à la fois au nom de « l’esprit » et sous le signe d’une vision paranoïaque ou « policière » de l’Histoire. Mais cette réaction « spirituelle » contre le « règne de la quantité » s’est traduite par une forte demande de « surnaturel » ou de « mystère » et un goût prononcé pour le « merveilleux », et surtout par le déchaînement d’un « spiritualisme » et de « spiritualités » de bas étage qui, dès la fin du XIX
e siècle,
sont devenus des marchandises offertes sur le marché culturel, dont la consommation a contribué à éloigner plus encore les Occidentaux du sens de la transcendance. Car les stratégies d’évasion d’un monde prosaïque, démagogiquement ou publicitairement présentées comme mettant le divin ou le sacré à la portée de tous, ne sauraient valoir comme formes renouvelées d’initiation ou d’ascèse. L’accès au « surnaturel » ne peut se confondre avec le résultat de techniques d’« épanouissement personnel » parfumées d’emprunts aux sagesses orientales et relevant d’un hédonisme de masse. La récente vogue du New Age illustre la vanité et la vacuité de ces syncrétismes magico-religieux. Mais le recours à la pensée magique n’a cessé de demeurer une tentation ou un recours, et le « revival » de l’occultisme n’a pas attendu les années soixante pour se produire. C’est pourquoi Adorno, dans ses « Thèses sur l’occultisme » (1946-1947), a réagi avec autant de sévérité, posant que « L’occultisme est la métaphysique des imbéciles
14 », et suggérant cette explication : « Quand la réalité objective paraît aux vivants sourde comme jamais elle ne le fut auparavant, ceux-ci tentent de lui arracher un sens à coup d’abracadabra
15 . » Mais Adorno lui-même n’évite pas de penser l’émergence de la configuration occultiste comme un indice de « régression », catégorie présupposant ici une comparaison entre un état ancien jugé positif (ou « normal ») et un état présent jugé négatif. Plus précisément, il y aurait « régression vers la pensée magique
16 » . Donc une certaine dégradation de l’attitude rationnelle. Et, conformément à la tendance de l’époque qui « psychopathologisait » volontiers les attitudes et les comportements étudiés, tendance aggravée dans le cas de la « théorie critique », Adorno attribue cette « régression » à une « conscience malade » :
« Le penchant pour l’occultisme est un symptôme de régression de la conscience. Celle-ci a perdu le pouvoir de penser l’inconditionné et de supporter le conditionné. Au lieu de déterminer l’un et l’autre dans leur unité et dans leur différence et par un travail conceptuel, elle les mélange sans discrimination. L’inconditionné devient un fait, le conditionné est immédiatement essentiel
17 . »
S’il est vrai, comme le pensait Kant, que la raison veut l’inconditionné, alors on peut faire l’hypothèse que cette irrépressible quête de l’inconditionné est susceptible de s’égarer dans l’ordre du conditionné, et de faire des contresens. La recherche du sens n’ayant pas disparu, mais se heurtant à une réalité intégralement « matérialisée » ne répondant plus aux questions humaines, les humains semblent emportés par une prolifération du sens qu’ils ne maîtrisent pas. Le sens est totalement à disposition du subjectif, donc de l’arbitraire. Adorno décrit ainsi le processus :
« L’occultisme est une réaction instinctive à la subjectivation de tout ce qui a un sens, c’est un phénomène complémentaire de la réification. […] Sans le moindre discernement, on en attribue [du sens] à la première chose rencontrée : la rationalité du réel qui commence à faire problème est remplacée par des tables tournantes et des rayons émis par des mottes de terre. Les débris du monde des apparences deviennent pour la conscience malade un
mundus intelligibilis 18 . »
Une telle approche présuppose l’histoire tout entière de la pensée occidentale, caractérisée notamment par l’hégémonie culturelle du christianisme, donc d’une « religion universelle » de type monothéiste qui, depuis le XVIII
e siècle, n’a cessé de perdre son emprise sur les esprits
et sur les institutions. Ce qu’un certain nombre de penseurs, au XX
e siècle, ont aperçu ou entraperçu, c’est que l’érosion du christianisme, et tout particulièrement du catholicisme, loin de favoriser l’émergence d’un « athéisme lumineux
19 », a fait surgir une nouvelle mythologie, réceptacle des fragments de toutes les anciennes mythologies et des miettes de croyances religieuses. L’occultisme à la portée de tous apparaît comme un produit de substitution de mauvaise qualité métaphysique et théologique. L’astrologie réduite à la lecture de « l’horoscope » est le comble du vide. Adorno remarque ainsi que « le monothéisme se décompose en une seconde mythologie », et donne cet exemple éclairant :
« “Je crois à l’astrologie parce que je ne crois pas en Dieu”, répond le participant d’une enquête de psychologie sociale menée en Amérique. La raison qui juge et qui s’était élevée jusqu’à la notion d’un Dieu unique, semble entraînée dans sa chute. L’esprit se dissocie en une multiplicité d’esprits et perd ainsi la faculté de reconnaître que ceux-ci n’existent pas
20 . »
Le schème explicatif est bien connu : la décomposition des vieux systèmes de croyances favorise l’apparition « anarchique » de croyances substitutives. Comme d’autres observateurs du processus moderne de production d’ersatz du religieux monothéiste, quelque chose comme de « l’animisme ressuscité
21 », Adorno juge que ce processus est une « régression » ou une « chute », bref qu’il doit être pensé sur le mode de la dégradation, de la corruption ou du déclin. Car, énonce-t-il, « la seconde mythologie est plus mensongère que la première
22 ». Cette conclusion est typique des évaluations élitistes, prononcées au nom des normes de la
haute culture savante, des croyances dites magiques, ésotériques ou occultistes. On en retrouve aujourd’hui l’équivalent dans la stigmatisation méprisante des nouvelles formes de culture populaire mondiale fabriquées avec des matériaux symboliques empruntés à la fois au monde de l’ésotérisme ou de l’occultisme et au discours conspirationniste, inséparable de la mythologie des sociétés secrètes.
Retour de « l’irrationnel » ? Revanche du diable ?
Face à ces réactions « ésotéro-magiques » contre le « règne de la quantité » que serait le monde moderne
23, la tentation est permanente de reconduire un jugement critique devenu un poncif : « retour de l’irrationnel », diagnostic pessimiste prononcé par des « médecins de la civilisation » improvisés, et formule dont le « retour du religieux » apparaît comme une forme concurrente mais fondamentalement ambivalente (on peut en effet s’en féliciter comme s’en indigner ou s’en lamenter). Il est de mise, pour une pensée paresseuse, d’attribuer le « retour de l’irrationnel » à une prétendue « crise des Lumières » ou de la « Raison
24 » . Bref, on reformule le problème en termes polémiques : la modernité identifiée comme règne du rationnel serait menacée par une nouvelle offensive du prérationnel ou de l’irrationnel, interprétée par certains auteurs comme le passage à l’« âge de l’irrationnel
25 » . Le vieil ennemi (superstition et fanatisme) reviendrait pour prendre une revanche ou exercer une vengeance. Retour menaçant de quelques figures de l’homme irrationnel : le crédule, l’ignorant, le rêveur, le superstitieux, le fanatique, le sauvage ou le délirant (le fou). Sans oublier l’éternel enfant qui se cache en
l’homme. À supposer qu’il y a « retour de » ou « à », le constat n’explique rien, ainsi que le suggère Jean-Luc Nancy : « Dans les phénomènes de répétition, de reprise, de relance ou de revenance, ce qui compte n’est jamais l’identique mais le différent », tant il est vrai que « l’identique perd d’emblée son identité dans son propre retour
26 ». La prétendue « répétition » est en réalité une transmission, mode de « contagion des idées ». Or, une représentation, qu’elle soit mentale (individuelle) ou publique (sociale), ne saurait se transmettre sans se transformer
27. Il y a pourtant du vrai dans la réaction des nostalgiques d’un âge rationnel, si mythique soit-il : la prolifération des croyances à l’état sauvage, depuis la fin du XX
e siècle, est favorisée par la perte de crédit des grandes idéologies politiques, d’autres diront par le retrait des « religions séculières » qui structuraient et canalisaient les interprétations de la marche de l’Histoire. Désormais, toutes les interprétations sont possibles, y compris les plus délirantes, celles aussi qui font intervenir des forces surnaturelles et plus particulièrement démoniaques. Le souci du mal revient avec la vision du diable, en prenant place dans une vision manichéenne qui, nouvelle clé de l’histoire, est utilisée pour ouvrir toutes les portes.
On n’échappe pas ainsi à un cercle vicieux : le « retour de l’irrationnel » apparaît à la fois comme un symptôme de la « crise de la Raison » et comme un facteur de cette dernière. Mais s’il était de la nature même de la modernité d’être en crise permanente, thèse soutenue par de nombreux sociologues ? Et si les frontières séparant le rationnel de l’irrationnel n’étaient ni claires ni distinctes ? Un certain nombre de travaux d’anthropologues et de sociologues de la science (et des parasciences) permettent de soutenir la thèse « relativiste » que les croyances dites « irrationnelles » par ceux qui ne les partagent pas sont défendues par leurs partisans au moyen d’arguments
reconnus comme « rationnels » par leurs adversaires
28. Mais si une dose raisonnable de relativisme éloigne du dogmatisme, trop de relativisme cognitif nourrit l’esprit complotiste. Non sans favoriser la circulation des « rumeurs négatrices » (Renard, 2005), avec lesquelles se fabriquent les mythes « négationnistes » (« les chambres à gaz homicide n’ont pas existé », « aucun aryen ne s’est écrasé sur le Pentagone », etc.).
Chez les théologiens et les philosophes catholiques, la critique des croyances « sauvages » ou « déchaînées » (se déployant hors du dogme), mises au compte de « l’irrationnel », est un geste argumentatif récurrent. À la fin du XIXe siècle tout particulièrement, l’Église a dû y recourir pour conjurer les tentations occultistes qui se faisaient jour en son sein. Contre le goût immodéré du « mystère » et l’exploitation qu’en font des charlatans, l’Église peut et doit avancer certaines exigences « rationnelles » (preuves empiriques, cohérence des arguments, etc.). En 1927, dans son essai intitulé Défense de l’Occident, l’écrivain catholique et nationaliste français Henri Massis formulait un diagnostic lucide qu’il serait possible de reprendre aujourd’hui, au début du XXIe siècle, dans ses grandes lignes :
« C’est l’heure propice aux entreprises équivoques de toutes les fausses mystiques qui mêlent curieusement la sensualité matérialiste aux confusions spiritualistes. Car les forces spirituelles envahissent tout. […] On ne saurait plus dire que le monde moderne manque de surnaturel. On en voit apparaître de toutes espèces, de toutes variétés; et le grand mal d’aujourd’hui, ce n’est plus le matérialisme, le scientisme, c’est une spiritualité déchaînée. Mais le vrai surnaturel ne s’en trouve pas davantage reconnu. Le “mystère” enveloppe tout, s’installe dans les sombres régions du moi qu’il ravage, au centre de la raison qu’il chasse de son domaine. On est prêt à le réintroduire partout, sauf dans l’ordre divin où il réside réellement
29 . »
Massis avait à l’esprit la littérature d’évasion de bas étage qui, depuis la fin du XIX
e siècle, avait déferlé en Europe en même temps que sévissaient des bateleurs déguisés en « Initiés » ou en « Maîtres », à la suite de voyages en Orient plus ou moins réels. Dans ses ouvrages du début des années 1920, sur le spiritisme et le théosophisme, le penseur traditionaliste René Guénon s’était montré lui-même extrêmement sévère à l’égard de certaines entreprises qu’il pensait relever de la mystification ou de l’escroquerie
30. Mais l’existence d’une offre idéologique et littéraire venant d’imposteurs ou de marchands avisés ne saurait nous faire oublier l’authenticité et l’intensité de la demande spirituelle que ces derniers ont réussi à capter. Rien n’interdit de considérer que le désir d’un monde tout autre que ce monde est inscrit dans la nature humaine. Le penseur chrétien C. S. Lewis notait : « Si je nourris un désir en moi-même qu’aucune expérience en ce monde ne peut satisfaire, c’est que je suis fait pour un autre monde
31 . » Ce désir insatiable, auquel le monde tel qu’il est ne peut offrir nulle satisfaction, se traduit par des aspirations métaphysiques et religieuses qui trouvent des nourritures psychiques jusque dans les plus clinquants « thrillers théologiques ». Ce qui importe ici, c’est que les produits de l’imagination suppléent les objets vers lesquels tend le désir, ces objets étant absents du monde naturel. Peut-être faut-il supposer, selon la formule de Chesterton, qu’« il n’est pas naturel de considérer l’homme comme un produit de la nature », et que « nous pouvons admettre qu’il est un animal si nous admettons qu’il est un animal fabuleux
32 ». Revenant sur sa propre enfance, Tolkien, ami intime de C. S. Lewis, insistait sur la satisfaction spécifique que
permet le fantastique, et plus particulièrement le féerique, pure création de l’imagination : « De toute évidence, les contes de fées ne se souciaient pas de ce qui était possible, mais bien de ce à quoi l’on aspirait. Si ces contes de fées réveillaient en moi un désir, l’attisant jusqu’à ce qu’ils l’assouvissent, le succès du livre était total
33 . »
La thèse de Massis sur la consommation pathologique de « mystères » et de « spiritualité » de bas étage dans les périodes de crise doit cependant être corrigée sur un point décisif : sa validité est liée à ce qu’elle se référait à un certain état des sociétés occidentales dans lequel l’Église continuait d’exercer un rôle social important, les États-nations n’avaient pas à affronter des mises en cause radicales et les croyances progressistes n’étaient guère entamées. À la relative stabilité sociopolitique correspondait un imaginaire social où prédominaient les certitudes idéologiques et les espérances naïves. L’entrée dans des sociétés de grande mobilité ne s’était pas encore faite. Or, dans un monde saisi par un processus de déstructuration/restructuration indéfini, dans des systèmes sociaux caractérisés par une grande mobilité, les certitudes disparaissent en même temps que la confiance s’évanouit et que l’espérance s’affaiblit. Les individus incertains dans des sociétés instables, conscients de vivre dans des environnements immaîtrisables, ont perdu la capacité de prévoir grossièrement leur avenir. L’imprévisibilité du futur proche engendre désorientation et désarroi. Le sentiment de vivre dans un monde incontrôlable s’accroît et s’étend. Les individus ne savent plus que faire de leur liberté, qui devient un « fardeau » en se transformant en « liberté négative
34 ». D’où la tentation, pour les individus incapables de
supporter une anxiété croissante, de renoncer à la liberté et de recourir à des conduites de fuite ou à des mécanismes d’évasion, que Fromm regroupait en trois catégories : la soumission volontaire à des figures autoritaires, l’abandon aux pulsions destructives (le vertige provoqué par la destruction) et le refuge dans le « conformisme des automates
35 » . Et leur exigence de vérité se perd dans les sables du relativisme radical, qui relativise toutes les « vérités » qui rassuraient les humains. À l’âge du « turbo-capitalisme », producteur d’anxiété, voire d’angoisse, l’offre de nourritures symboliques de type ésotéro-gnostico-mystique prend dès lors un nouveau sens social. Ce qui est recherché par les individus « négatifs » en déliaison, en quête de lien et d’appartenance, c’est d’abord d’échapper à l’instabilité et à l’incertitude. Aspiration vouée à être déçue dans la civilisation du risque dans laquelle « nous » sommes entrés – du moins « nous, les Occidentaux », avec la partie occidentalisée de l’humanité. C’est dans ce contexte que l’offre d’ésotérisme, de surnaturel esthétisé ou de religiosité syncrétique, charriant débris de mythes et fragments de vieilles superstitions, rencontre ses publics. Ces derniers semblent comblés par cette culture d’évasion globalisée, avant tout par Internet.
Dans la masse des croyances délirantes consommées par nos contemporains depuis les années soixante, où certains observateurs pressés ont cru voir un « retour de l’irrationnel » (comme si l’humanité avait, dans une phase précédente de son évolution, accédé à un stade « rationnel » !), un John Roberts ou un James Webb, dans les années 1970, pouvaient justement apercevoir « une séquelle de la béance psychique suscitée par le rationalisme des Lumières et de la Révolution industrielle
36 », et
discerner la promesse attrayante portée par ces croyances, à savoir qu’elles fourniraient des certitudes donnant « l’impression de contrôler la réalité
37 ». C’est là aborder les mythes modernes selon le même modèle fonctionnaliste que toutes les institutions humaines, en les interprétant comme des « réponses au besoin de maîtriser la réalité
38 ». Modèle théorique susceptible de s’appliquer tout autant aux religions, grandes et petites. L’anthropologue Mary Douglas caractérisait la religion comme « une technologie pour maîtriser le risque
39 », après avoir postulé qu’il « n’existe aucun individu dont la vie n’a pas besoin de se dérouler dans un système symbolique cohérent
40 » . Dans une perspective voisine, le sociologue Peter Berger définissait l’usage social de la religion comme étant celui d’un « bouclier contre la terreur
41 » . Définition extensible aux « visions du monde religieuses ou quasi religieuses
42 ».
Mais l’on doit corriger cette interprétation fonctionnaliste axiologiquement neutre par des considérations critiques, d’ordre à la fois éthique et politique. Que, dans une perspective positiviste, les sciences sociales s’en tiennent à une description exclusive de tout jugement de valeur et de toute perspective normative, et se limitent à décrire le « comment » des phénomènes sociaux, cela est conforme à leur programme incluant une prétention à la « scientificité » prenant modèle sur le discours des sciences de la nature, et en particulier de la physique mathématique. S’efforcer d’imiter l’approche galiléenne ou newtonienne, c’est d’abord, face aux phénomènes, s’abstenir de juger ou de poser des normes en se contenant d’observer et de décrire, c’est ensuite organiser des expérimentations sur la base d’hypothèses, c’est enfin traduire les résultats obtenus dans le langage mathématique. Mais, dès qu’il
s’agit d’étudier les phénomènes sociaux, les évaluations accompagnent malgré tout les descriptions, et le bien et le mal, chassés par la grande porte au nom de la Science, reviennent par la porte de derrière. Les phénomènes sociaux ne sont pas des réalités indépendantes des observateurs, lesquels ne peuvent totalement éviter d’émettre des évaluations pour comprendre lesdits phénomènes qui, à leur image, sont des entités à la fois objectives et projectives. Une sociographie pure est une fiction. Dans cette perspective, on verra par exemple dans la consommation de croyances syncrétiques des manières de fuir la réalité répulsive, des conduites d’évasion permettant d’échapper à un usage de la liberté impliquant de plus en plus de courage, trop de courage et de lucidité pour la plupart des individus. Telle est la thèse soutenue par le psychanalyste Erich Fromm, selon lequel on peut interpréter ces fuites en avant dans les croyances délirantes et les superstitions, chez les Modernes, comme le symptôme d’une « peur de la liberté » :
« Quand le fardeau de la “liberté négative” devient trop pesant à nos épaules, nous sommes contraints de nous en débarrasser. Si nous ne pouvons pas transformer notre autonomie négative en positive, il ne nous reste plus d’autre voie que celle de nous évader de nous-même
43 . »
Chez les amateurs de théorie du complot ou chez les passionnés d’occultisme (ou d’interprétations ésotéro-complotistes des événements historiques), le projet baconien (« Savoir, c’est pouvoir
44 ») reste présent. Mais la science est remplacée par le savoir gnostique ou les croyances démonologiques, et la technique par la magie, comme par un paradoxal retour aux origines
45. Revanche
de la « causalité diabolique », que, depuis la fin du XIX
e siècle, le discours des sciences sociales prétendait avoir définitivement jeté aux « poubelles de l’Histoire », en même temps que les jugements de valeur
46. Quant à la religion, elle prend de nouvelles formes en sortant de l’âge de la foi pour entrer dans « l’âge de l’irrationnel », en délaissant la théologie (qui reste une « théologie rationnelle ») pour intégrer des croyances spiritistes et occultistes, faire place à la magie, et plus largement épouser des considérations ésotériques. C’est la peur de la liberté, plus exactement la peur de la « liberté des Modernes
47 », qui fait passer de l’âge de la foi (dans les limites de la raison critique) à l’âge de la superstition proliférante. Lévi-Strauss rappelait que, « derrière chaque édifice idéologique, des édifices plus anciens se profilent », et qu’ils « continuent de répercuter des échos » provenant d’époques très lointaines
48. Peut-être faut-il faire l’hypothèse que dans une société, lorsque l’emprise d’un système de croyances s’affaiblit, on n’entend plus guère que de tels échos. Un historien très savant de l’ésotérisme et de l’occultisme, James Webb
49, auteur d’une somme inachevée consacrée à ce qu’il a baptisé « l’Âge de l’irrationnel
50 », esquisse une interprétation générale du phénomène :
« Après l’âge de la raison vint l’âge de l’irrationnel. […] Au milieu du dix-neuvième siècle, la prise de conscience des changements survenus dans la société se combina avec les positions intellectuelles et artistiques pour produire une immense envolée de la raison, dont les résultats parurent intolérables pour la dignité de l’homme, et insupportables pour sa connaissance de lui-même. C’est ce que j’ai appelé la “crise de la conscience”. Elle ne trouvait pas sa cause dans la mauvaise humeur d’une humanité découvrant sa place insignifiante dans le cosmos, mais dans la simple peur. Le sentiment d’insécurité fut aggravé par l’obligation d’accepter d’exercer une responsabilité personnelle dans une société qui se développait. À l’âge de la foi [
Under God], dans une société hiérarchiquement structurée, la nécessité était épargnée aux individus de prendre leurs décisions dans l’effrayante conscience du degré illimité de liberté dont ils disposaient. […] Savoir qu’on est l’arbitre de sa propre destinée est toujours une découverte qui fait peur, et au cours du XIX
e siècle, des peuples entiers commençaient à connaître cette peur. […] Dans un climat d’anxiété et d’incertitude, la superstition peut proliférer à loisir. On peut y voir une régression vers des attitudes infantiles, ou vers des croyances acquises au début de l’existence, et refoulées ensuite; ou peut-être le moyen d’obtenir une sorte de contrôle illusoire d’une situation angoissante
51 . »
Webb ne tranchait pas entre les différentes interprétations qu’il avait pris le soin d’énumérer. L’important pour l’historien était de caractériser la configuration émergente vers le milieu du XIX
e siècle, et qui n’a cessé de s’intensifier par la suite : un mélange d’incertitude et d’anxiété qui, né du désenchantement opéré par la science et la technique, engendre un insupportable désarroi disposant les individus à faire appel à « l’irrationnel » ou aux « supersti-tions
». Mais le diagnostic est dressé au moyen de grosses catégories mal définies, dont « l’irrationnel » est le type même.
Le contenu de la catégorie d’irrationnel ne se réduit pas à son sens polémique de reste ou de résidu des approches dites rationnelles (« préjugés », « prénotions », etc.)
52. Un reste irréductible d’affectivité non régulée (le trouble de l’âme), d’imaginaire « sauvage » (« superstitions »), d’irréfléchi ou d’inconscient, que laisse toute entreprise d’objectivation de type scientifique. Il ne se réduit pas non plus à une simple négation du rationnel, relevant du manque ou de la privation, qu’on éprouve à partir d’une expérience de l’arbitraire, du contingent ou de l’absurde, qui peut être pensée, par tel ou tel philosophe moderne (Schopenhauer ou Heidegger), comme manifestations du sans-fondement, du sans-raison. Ni même à ce qu’il faudrait appeler maladroitement, sur le modèle du « para-normal », le para-rationnel (les « égarements de la raison »). L’irrationnel ne se réduit ni au hors-raison ni à l’anti-raison. On peut définir l’irrationnel par la promesse d’une réconciliation, finale ou non, de l’insensé et de l’inspiré, de la folie et du génie, de l’infra-humain et du sur-humain, voire, dans la modernité, du mystère religieux et de l’énigme scientifique. Illusion peut-être
53, mais illusion motrice, et, dans le domaine des arts, illusion créatrice. Illusion inspiratrice encore, comme dans la « folie religieuse », dont le fanatisme n’est pas la seule figure (n’oublions pas l’enthousiasme, ni l’extase mystique). Dès lors, dans ce qui est baptisé « irrationnel » se laisse entrevoir un mouvement vers le Tout, une aspiration à la totalité qui ne saurait être jamais satisfaite. On est loin de l’idée reçue concernant l’irrationnel, comme rémanence de l’élémentaire (le sang, la
terre, la race, ou les besoins primordiaux). Au cœur de ce qui est dit « irrationnel » l’on discernerait bien plutôt un désir d’atteindre le point, utopique certes (ou supra-mondain), où s’uniraient les contraires ou les contradictoires. Par exemple, la vie et la mort. Ce qu’on appelle parfois « transcendance ». Cette capacité proprement humaine de se rapporter dans l’attente ou la tension à une figure de la transcendance est au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler le religieux. Dans l’expérience mystique, la tension devient fusion, la transcendance entre en coïncidence avec l’immanence.
Partons d’une double définition stipulative : est rationnel ce qui engage à distinguer et séparer domaines ou problèmes, est irrationnel ce qui incite à confondre ou fusionner, à mélanger par exemple le clair et l’obscur, le distinct et le vague, le déterminé et l’indéterminé (ou l’indéterminable), le fini et l’infini, le mesurable et le sans-mesure, l’exprimable et l’inexprimable. Faut-il présupposer, pour comprendre « l’irrationnel » ainsi caractérisé, un désir fondamental d’échapper aux dissonances inhérentes à la vie humaine ordinaire ? Une nostalgie de l’indéterminé ? Ou un principe de Nirvana, impliquant la « mythique » pulsion de mort? Les chemins de la transcendance sont multiples et méconnaissables. L’effervescence religieuse observable depuis une trentaine d’années autorise à passer du diagnostic néo-nietzschéen de la « mort de Dieu » (ou de la « fin du religieux ») à la description des « métamorphoses de Dieu
54 ». « Dieu n’est pas mort, il voyage », comme disait un proverbe hippy
55. On en peut dire autant du diable.
Repartons d’une question faussement simple, portant sur la psychologie de l’amateur contemporain d’essais ou de thrillers à dimension ésotérico-religieuse dominante : qu’est-ce donc qui attire tant les lecteurs de ces textes mêlant l’ésotérisme au complotisme ? Mon hypothèse est que, par la lecture, ces individus inquiets, intellectuellement nomades dans un monde incertain, satisfont à la fois leur besoin de connaître et celui de se défendre contre la menace, en croyant pouvoir donner une figure à cette dernière. À cette double satisfaction s’ajoute le plaisir spécifique de se laisser glisser vers un réenchantement du monde, par une haute consommation de fantastique. Il faut tenir compte, d’une part, de la force de séduction du schème du complot mondial, qui fournit une explication simple et délicieusement anecdotique de la marche du monde (à la portée de quiconque), et, d’autre part, de la puissance de fascination exercée par le nazisme, interprété comme un ordre secret porteur de lumière (ou représentant la véritable religion aryenne) en lutte contre les puissances des ténèbres (le dieu des Juifs et des chrétiens). Vision manichéenne, qui captive un certain public, susceptible de faire tout autant ses délices d’un satanisme carnavalesque ou du culte des sorcières. À quoi il faut ajouter l’intérêt suscité par la « révision » de la biographie et de la postérité de tel ou tel personnage historique (supposé « grand », même s’il reste largement inconnu), dont la figure (qui peut être celle d’une famille ou d’une dynastie) a déjà fait l’objet d’un bricolage mythologique : Jésus, l’empereur Constantin, Dagobert II et les Mérovingiens, le vicomte de Carcassonne (Trencavel = Parzival-Perceval ?) et le mythe du Graal, Jacques de Molay et les Templiers (« émanation directe du Prieuré de Sion » ?), Nostradamus, Léonard de Vinci (« grand maître du Prieuré de Sion » ?), Galilée et les prétendus «
Illuminati », Adam Weishaupt et les Illuminés de Bavière, les Rothschild, les Rockefeller, Albert Pike et le
Ku Klux Klan, Jörg Lanz von Liebenfels, son groupe aryano-occultiste et sa revue
Ostara, Rudolf von Sebottendorff et la Société Thulé, Hitler (dans les mains des « Supérieurs Inconnus »), John Fitzgerald Kennedy (victime des
Illuminati), les Bush membres de la « société secrète » Skull and Bones, François Mitterrand figure (toute rhétorique) du « grand architecte de l’univers », etc.
Ce qui est postulé par les auteurs-initiateurs, c’est que « l’on nous trompe » et que « la vérité est ailleurs », du côté de la « face cachée » des grands événements mondiaux. Il y a là, adressée au lecteur, une invitation à se laisser guider par les contre-experts spécialisés dans le décryptage des apparences et des mensonges officiels. L’éditeur du Livre jaune n° 5 lance cet avertissement :
« Il y a des indices très clairs qui montrent que l’on nous trompe. Les informations qui nous parviennent sont filtrées. Notre regard, qui est normalement très clair […], est systématiquement troublé. Lentement, imperceptiblement, nous nous dirigeons vers la chute, financière, spirituelle et morale. […] Êtes-vous bien sûrs de savoir ce qui se passe réellement sur notre planète? Beaucoup de gens prétendent que tout est entre les mains de quelques hommes puissants. Notre collectif d’auteurs […] décrit clairement les ramifications qui existent entre les loges, l’occultisme, la politique et la haute finance
56 . »
Il y a une jouissance spécifique à démasquer, décoder, décrypter : celui qui croit connaître les puissances censées imposer un « Gouvernement mondial », à travers le Nouvel Ordre mondial, jubile de pénétrer dans les « coulisses » de l’Histoire. Tout régime politique est une « cryptocratie » (Walter Bowart, 1978), en ce qu’il repose sur un complot des élites gouvernantes. Le sujet « éclairé » ou « clairvoyant » est censé être doté d’une faculté de résistance à la manipulation : quasi omniscient, il est aussi quasi tout-puissant.
Holey affirme en conclusion de son premier livre : « Celui qui sait ne peut être manipulé, précisément parce qu’il sait
57 . » En croyant accéder aux secrets les mieux gardés des terribles ennemis secrets, le lecteur, devenu lui-même un « initié », s’imagine participer à la grande lutte contre le principe du Mal, incarné par un petit nombre de « Sages de Sion » ou autres figures chimériques et inquiétantes. Holey concluait son résumé des
Protocoles par ces remarques : « Nous avons un plan sous les yeux qui montre ce qu’il faut faire pour réduire notre monde à l’esclavage. Il faut juste savoir que ce plan est mis en application
maintenant. Il est essentiel d’en connaître le principe moteur et de savoir que ceux qui sont utilisés se laissent faire
58 ! » Que Satan soit nommé ou non, l’une de ses multiples figures est censée toujours tirer les ficelles. Sa « main invisible » laisse partout des traces, elle se rencontre dans les « arrière-loges » maçonniques comme derrière le décor de la démocratie, qui n’est qu’une « démonocratie ». Cette démonisation de la démocratie est le plus clair critère de la vraie pensée « réactionnaire », radicalement antimoderne. Pour un vrai « réactionnaire », c’est le diable qui est incarné par la « souveraineté du peuple » et par les libertés démocratiques.
Style extrémiste : simplifier, dénoncer
Pour comprendre comment l’offre culturelle ésotéro-complotiste peut satisfaire les esprits qu’on décrit comme « rigides » ou comme « extrémistes », il faut commencer par définir ces derniers, ou plus exactement leurs manières de réagir aux données, de les sélectionner, de les analyser et de raisonner à partir d’elles. Ce qui devrait nous permettre de cerner l’extrémisme comme style de pensée. Pour ce faire, il est de bonne méthode de partir des résultats d’enquêtes
réalisées par les spécialistes de sciences sociales depuis une cinquantaine d’années, et de puiser librement dans cette immense « boîte à outils ». Pour la sociologie politique, l’extrémisme peut se définir, dans une société démocratique libérale/pluraliste, comme la tendance de certains citoyens à se situer aux pôles ou aux marges du champ idéologico-politique, et à en franchir éventuellement les limites, ce qui revient à transgresser les règles normatives du jeu politique
59. Bref, l’extrémisme est d’une nature paradoxale, il se situe à la fois à l’intérieur et au-delà des limites. Il n’est nul besoin d’aborder la question, à la manière d’Adorno, sur la base du postulat que les sujets « autoritaires » ou « extrémistes » représenteraient des cas pathologiques en raison de leur histoire familiale
60. On peut décrire phénoménologiquement l’esprit extrémiste à partir d’une tendance largement partagée au simplisme, qui se manifeste principalement par le recours aux stéréotypes dans le cadre d’une vision « en noir et blanc », impliquant une intolérance à l’ambiguïté et un malaise face au maniement des idées abstraites
61. L’extrémisme ainsi caractérisé est plus ou moins prononcé, et peut s’évaluer sur la base de résultats d’enquêtes privilégiant tel ou tel trait, le simplisme par exemple, qu’on mesure par le degré d’adhésion des sujets à des formules du type « Il y a deux catégories d’individus, les forts et les faibles », « Les solutions aux problèmes du pays sont beaucoup plus simples que ce que voudraient nous faire croire les experts », ou encore « Lire dans les astres nous apprend beaucoup sur l’avenir
62 ». L’hypothèse testée par les sociologues américains Gertrude Selznick et Stephen Steinberg, à la fin des années 1960, est que les idées simples sont particulièrement attrayantes pour les esprits extrémistes – situés aux pôles extrêmes du champ politique –, dont on dira qu’ils font preuve de simplisme
63. La complexité du réel ainsi que la réalité des nuances sont rejetées systématique-
ment par ces derniers (mais pas nécessairement par un acte volontaire et conscient
64, et remplacés par un dualisme manichéen qui se traduit par la vision d’un affrontement entre forces du bien et forces du mal, ainsi que par celle d’une ou de plusieurs conspirations qu’organiseraient les forces maléfiques et occultes
65. Le conspirationnisme apparaît comme la formule synthétique intégrant le simplisme, le manichéisme hyper-moral, le ressentiment contre les élites et la quête d’une clé de l’Histoire (la clé ouvrant toutes les portes). La simplification constitue l’opération centrale de toute vision conspirationniste, en ce qu’elle accomplit une hyper-rationalisation de la marche de l’Histoire, réduite au déroulement d’un « plan » ou d’un « programme » . Cette réduction simplificatrice à un facteur unique ou principal jette une fausse clarté sur le monde sociohistorique, mais le mirage d’intelligibilité ainsi produit résiste aux critiques : il est l’expression d’un irrépressible besoin de savoir, d’un type de désir traduit par une passion forte, la curiosité. C’est pourquoi les « terribles simplificateurs » sont toujours entendus, et souvent suivis.
Le « dogmatisme » et le « rejet dogmatique d’autrui
66 » sont ainsi étudiés comme des « styles cognitifs » susceptibles de gradations relativement mesurables, des tendances observables chez des individus « normaux » ou des citoyens ordinaires, et non plus comme des symptômes psychopathologiques indiquant des troubles de la personnalité. Tel est l’héritage reçu d’un certain nombre d’études américaines de psychologie sociale, considérées comme classiques, celles notamment dont témoigne le livre de Milton Rokeach,
The Open and Closed Mind (1960)
67. Ces
travaux ont mis en évidence le fait qu’un « esprit dogmatique et fermé » (Rokeach) se contente de quelques éléments pour enfermer celui qu’il perçoit comme « autre », le coupable désigné, dans une catégorie fixe et négative, variant entre le type « criminel » et le type « ennemi ». L’étiquetage du coupable ne se fonde pas sur une enquête, avec recherche de preuves et travail de vérification de celles-ci, il dérive d’une conviction idéologique, d’un préjugé de groupe ou d’un parti pris lié à des intérêts, non sans fausse conscience ou mauvaise foi. Rappelons le dogme de la psychologie policière des intérêts, censé permettre de tout expliquer : « Tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite
68 ». Tout élément nouveau paraissant contredire cette catégorisation infamante est ensuite ignoré, nié ou réinterprété de façon à être assimilable à une « preuve » de plus de culpabilité de l’accusé (individu ou groupe), condamné par essence. L’intelligibilité ainsi obtenue, illusoire mais rassurante, se paie au prix fort de l’élimination de tout ce qui relève de l’événementiel, du contingent, de l’imprévisible, de l’aléatoire, bref de l’incertitude.
Il faut bien sûr tenir compte de la fonction psychosociale des préjugés et des stéréotypes liés à l’ethnocentrisme ou au sociocentrisme, fonction d’autodéfense du groupe d’appartenance et d’autoconservation de l’identité ou de la cohésion groupale. Dans sa célèbre étude sur « la culture du pauvre », Richard Hoggart l’a bien caractérisée :
« La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas comme “nous”. […] Corrélativement cette cohésion engendre le sentiment que le monde des “autres” est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de tous les éléments du pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes populaires, le monde des “autres” se désigne d’un mot : eux
69 . »
Le « rejet dogmatique d’autrui » apparaît donc comme une attitude « normale », qui peut toutefois s’intensifier au point de basculer dans ce qui nous semble représenter une attitude « pathologique », « fanatique » ou « sectaire ». Notons au passage que ce qui paraît devoir être expliqué, c’est l’existence de sujets ne présentant aucun trait de rigidité dogmatique : l’hypothèse avancée ordinairement par les psychologues sociaux est que ces esprits ouverts, ne refusant ni l’ambiguïté ni la complexité, méfiants à l’égard des préjugés et des stéréotypes, sont des produits d’une éducation réussie, laquelle, dans le monde moderne, est d’abord liée à la scolarisation
70. La « vraie » tolérance, produit de la compréhension et non pas de l’indifférence, la seule qui ait un contenu moral, est corrélée positivement avec le nombre d’années d’études.
Un esprit sectaire, le contraire même du tolérant, se reconnaît à son insensibilité aux nuances, aux ambiguïtés et aux distinctions fines susceptibles de relativiser le statut du coupable désigné, ainsi qu’à l’imperméabilité de son discours aux arguments ou aux preuves qui viennent le contredire. À cette fermeture sur soi du discours sectaire s’ajoute l’inférence de style manichéen du type : « Qui n’est pas totalement d’accord avec nous est contre nous. » Ce qui instaure une alternative stricte, réduisant toute classification à un dualisme : « Bien
versus Mal », « Pur
versus impur », « Ami
versus ennemi », pour mentionner les trois grandes oppositions susceptibles de se superposer, de se chevaucher ou de s’additionner. Les figures du suspect, du traître, du malfaiteur et de l’ennemi sont construites à partir des termes négatifs inclus dans ces couples d’opposés : incarnation du mal (mauvais, méchant, malhon-nête),
de nature impure (donc suspect), signifiant une menace. Dans l’espace des « ismes » et des « anti-ismes », le dualisme manichéen s’exprime par exemple dans les couples : « nationalisme
versus antinationalisme (mondialisme, internationalisme, cosmopolitisme) », « communisme
versus anticommunisme » (en version stalinienne comme en version maccarthyste, qui n’est que l’inversion de la première). Présupposant le dogmatisme (« on ne discute pas ») et le sectarisme, le passage au fanatisme s’opère lorsque, sur la base du ressentiment (« c’est leur faute si… ») et du désir de vengeance, l’un et l’autre insatiables, sont lancés des malédictions et des anathèmes, voire des appels au meurtre (« À mort… », « Mort à… »), dont la légitimation est l’impératif d’éliminer l’ennemi dangereux, aussi méchant qu’impur, à ce titre jugé indigne de vivre. Le désir de meurtre peut se réaliser par une mise à mort sociale, une mise à l’écart, hors du cercle des citoyens fréquentables ou respectables.
Trois caractéristiques principales permettent de définir plus précisément les esprits dogmatiques et fermés, à suivre les travaux de Rokeach et de son école, ainsi que ceux de Lipset sur les relations entre le simplisme et l’autoritarisme, en prolongeant librement leurs hypothèses.
1° Un esprit fermé ou rigide est incapable d’évaluer une information comme vraie ou fausse en se fondant sur les
qualités intrinsèques de cette information. Il ne juge d’une information qu’en la rapportant à sa
source. Il ne s’intéresse pas à ce qui est dit, au contenu du message, mais à celui qui le dit : qui parle? D’où ? Telle est la première caractéristique des esprits dogmatiques et fermés : ils parviennent difficilement à
séparer une information de sa source. Ils ne considèrent pas la valeur intrinsèque de l’information et n’en perçoivent la valeur qu’en la rapportant à son origine supposée. C’est ainsi qu’un texte signé d’un nom d’auteur précatégorisé négativement (un patronyme connotant la judéité, pour un antisémite) ne sera lu qu’en tant qu’illustration de l’idée reçue concernant son signataire. Ou bien, un texte paraissant dans une revue ou un
journal précatégorisé négativement (comme juif, maçonnique, etc.) sera lu comme composante ou expression du journal ou de la revue, décodé comme idéologiquement typique dudit périodique. Ou encore, un texte signé X paraissant à côté d’un texte signé Y (Y étant un nom d’auteur négativement marqué) sera considéré comme suspect ou équivoque
a priori, indice en tout cas d’une proximité coupable, d’une potentielle contamination, d’une secrète complaisance, d’une tendancielle convergence. On reconnaît dans un tel décryptage la « culpabilité par association », argument sophistique et preuve fictive chers aux maccarthystes. Bref, l’intolérance vis-à-vis de l’origine d’une information rend imperméable au contenu de cette information, réduite à un indice, à un symptôme, à un masque. Le préjugé sur le contexte commande l’interprétation du texte. L’identification du support efface le contenu du message. Les stéréotypes liés au nom de l’auteur ou de l’acteur se substituent à la lecture critique de l’œuvre ou de l’action. Il ne s’agit plus que de décoder, décrypter, dévoiler, démasquer.
2° La seconde caractéristique des esprits fermés et dogmatiques est qu’ils perçoivent le monde comme une
menace, et recherchent en conséquence une certitude et une sécurité en se fiant à une
autorité, qu’il est facile de trouver du côté des « terribles simplificateurs ». Toutes les informations fournies par cette autorité sont reçues et acceptées sans examen critique, sans discussion. Les « preuves » avancées de la culpabilité du pré-coupable sont toujours illustratives de celle-ci, qui les précède. La condamnation précède le jugement. La culpabilité de l’individu X est déduite de son appartenance, réelle ou fictive, à une catégorie d’accusation. L’inférence accusatoire s’opère selon deux modalités : « X est Juif, maçon, financier apatride ou communiste, donc coupable », et « X est coupable, donc Juif, maçon, financier apatride ou communiste ». À la quête de l’autorité absolue s’ajoute celle des autorités qui légitiment, lesquelles fournissent un complément ou un supplément de légitimité, eu égard au contexte.
Elles se trouvent toujours : les donateurs de noms légitimatoires, incarnant du prestige, sont directement intéressés au profit symbolique produit par l’effet de signature (s’ils signent, c’est qu’ils méritent de signer). Le procès stalinoïde à la française contre Kravchenko (1949) a permis de voir de grandes consciences accabler le témoin courageux, dénoncé comme un agent de l’anticommunisme international. Et le cardinal Spellman n’a pas marchandé son soutien actif dans la chasse aux sorcières conduite durant l’ère maccarthyste.
3° La troisième caractéristique de l’esprit dogmatique et fermé est qu’il
cherche exclusivement à se défendre, lui et ses croyances idéologiques, contre un monde perçu comme menaçant. Ce monde menaçant est bien entendu composé d’individus et de groupes redoutés en tant qu’agresseurs potentiels, dominateurs ou conquérants, criminels ou envahisseurs. Eux et leurs complices innombrables et masqués. Dans son maître livre, Rokeach a mis en évidence la double fonction des systèmes de croyance, délirants ou non : « Comprendre le monde aussi bien que possible et se défendre contre lui autant qu’il est nécessaire »
71. Les humains ont donc « deux séries opposées de motivations : le besoin de savoir et celui de se défendre contre la menace
72 ». Fonction cognitive et fonction autodéfensive. L’esprit fermé va parvenir à une satisfaction psychologique de son besoin de savoir en n’assimilant que les informations fournies par l’autorité choisie : la volonté de savoir est ainsi instrumentalisée par la pulsion d’autodéfense. La quête de sécurité psychique chasse la recherche cognitive et abolit l’esprit critique. La pensée rigide présente l’avantage de permettre à l’individu d’échapper à l’angoisse et de se protéger contre les désagréments de la dissonance cognitive
73.
Le militantisme politique ou politico-religieux fournit de multiples exemples d’exercices de la pensée rigide dans des groupes centrés sur une lutte. L’esprit fermé et dogmatique soumet la pensée au dogme ou à l’engagement – ou la remplace par celui-ci –, à travers un rituel de sacrifice de l’intellect admirablement décrit par Leszek Kolakowski dans
L’Esprit révolutionnaire74. Car si l’engagement suppose une cause érigée en principe des valeurs, des normes et des devoirs, et formant un ensemble de dogmes constituant une orthodoxie, il implique aussi l’existence d’une communauté d’action, centrée sur le combat à mener, une communauté dynamique qui donne aux intellectuels « ce sentiment de confiance, de sécurité et d’autorité spirituelles qui fait défaut dans le travail intellectuel » (Kolakowski). L’engagement militant dans un « nouveau mouvement religieux » ou « magique » ne diffère pas, à cet égard, de l’action militante de type politique ou syndical. Les parasciences, et tout particulièrement l’astrologie, remplissent une fonction de sécurisation : en répondant à « l’indéracinable désir de déchiffrer l’avenir », l’astrologie paraît accomplir dans une certaine mesure la promesse du serpent de la Genèse aux hommes : « Vous serez comme les dieux » (
eritis sicut dii)
75. Quant à la science-fiction, elle n’a cessé de varier sur le rêve d’une maîtrise de l’avenir : Isaac Asimov, dans sa trilogie
Fondation, commence par mettre en scène l’invention dans la capitale de l’Empire, par l’éminent savant Hari Seldon, de la « psychohistoire », science nouvelle permettant de prédire l’avenir, et explore les conséquences de cette capacité surhumaine, dont le caractère inquiétant (la prévision de l’effondrement de l’Empire) ne peut être conjuré que par la création de la Fondation, chargée de rassembler toutes les connaissances humaines
76.
Une entreprise idéologique qui vise à dénoncer et déjouer un complot contre l’ordre établi (supposé bon) ou
les gens ordinaires (la majorité des « gens simples »), en pratiquant une suspicion de groupe continue face aux ennemis cachés et diaboliques, exerce un pouvoir d’attraction dû aux nourritures psychiques qu’elle procure
77. Il s’agit de rassurer en inquiétant. Il y a bien ici « retour du diable », qui est localisé dans de puissantes et terrifiantes organisations internationales, chimériques ou existantes mais diabolisées, fonctionnant comme de nouvelles « sociétés secrètes » à caractère initiatique et à objectif criminel (exploiter et piller, contrôler et dominer).
1° La dénonciation de groupe fournit d’abord des
certitudes à ses partisans et à ses militants. Car ce qui est à comprendre est simple et indubitable : les ennemis sont des ennemis. Il suffit d’accepter de catégoriser comme ennemi tout individu présentant telle ou telle caractéristique. Ou de réduire tous les ennemis à un ennemi unique, par la méthode magique des amalgames polémiques
78. On peut ainsi dénoncer les « Maîtres du Monde », stigmatisés en tant que « manipulateurs » et « prédateurs ». Ce mode de catégorisation hyper-réductionniste est une puissante machine à diaboliser.
2° La dénonciation simplificatrice socialement visible fournit le
sentiment inébranlable d’une juste conduite, elle procure la satisfaction d’être « du bon côté », elle respectabilise et honorabilise. Fondée sur l’opposition entre « nous » et « eux » (« les autres »), en postulant à la fois que « les autres » sont intrinsèquement méchants (manipulateurs, trompeurs, etc.) et d’une tout autre nature que « nous » (leurs « victimes »), l’argumentation manichéenne consiste d’abord à conclure que « nous » sommes l’incarnation
du Bien. Bref, elle constitue une auto-catégorisation culturelle noble, au coût minimal.
3° L’acte de dénoncer dote le dénonciateur d’un inestimable
sentiment de supériorité, d’abord face aux naïfs censés se laisser tromper ou manipuler, ensuite en ce qu’il nourrit l’illusion d’équivaloir à un acte méritoire de rébellion ou de
résistance. Les plus couards des conformistes peuvent ainsi se prendre pour des aventuriers de l’esprit, des rebelles héroïques, inévitablement minoritaires. Des « résistants » lucides au milieu d’une société majoritairement composée de sujets passifs, aveugles et hétéronomes, cibles toutes désignées pour les « manipulateurs » invisibles. Vision paranoïde du monde, dont on trouve une illustration aussi frappante qu’involontaire dans la théorie du « viol des foules par la propagande politique » élaborée par Serge Tchakhotine, postulant que toute société comprend 90 % de « violables » (d’endoctrinables) et 10 % de « résistants »
79. Le sentiment de supériorité du dénonciateur tient à ce qu’il exerce le pouvoir imaginaire de neutraliser les ennemis puissants qu’il fantasme et désigne, mais aussi à ce qu’il se place en position de donner des leçons aux « ignorants » ou aux « naïfs » qui risquent de croire aux habiles mensonges des ennemis perfides, lesquels se donnent toujours pour autres qu’ils ne sont, et, en « manipulateurs » avisés, se présentent toujours « masqués ».
4° La dénonciation ultra-lucide
légitime l’agression, sous différentes formes possibles, contre les individus ou les groupes minoritaires haïs ou craints, transformés en ennemis absolus, ou en complices volontaires ou involontaires de ces derniers. Par exemple, au nom de la « défense de la race blanche » ou du véritable christianisme, on dénonce les faiblesses des citoyens « mal renseignés », insuffisamment « informés », ou tout simplement naïfs et
ignorants
80. C’est là élargir indéfiniment la catégorie des dupes et des suspects, présentés comme des « victimes » des « manipulateurs mondialistes ». Il ne faudrait pas négliger cette forme particulière du plaisir pris à l’acte de suspecter au nom du Vrai et de dénoncer au nom du Bien. Le démasquage simplificateur est une
jouissance. Dénoncer les conspirateurs, pointer le doigt vers telle « société secrète », voilà qui donne au sujet l’illusion d’une souveraineté cognitive. La vision policière de l’Histoire produit une satisfaction particulière, celle de pénétrer souverainement les secrets ou les mystères du monde. Retour de la vision magique du monde : on dénonce les « démons » pour les éliminer. Et elle légitime la tentation du recours à la force pour « en finir » avec les « manipulateurs » occultes.
Toute la machine rhétorique qui vient d’être décrite et analysée en ses différentes composantes aboutit à faire exister dans l’espace public mondial une représentation démonisante des élites dirigeantes
81 qu’on peut ainsi reconstituer : les « Maîtres du Monde » sont des manipulateurs et des conspirateurs sans scrupules, organisés dans des « sociétés secrètes » trans-nationales visant à dominer totalement la planète, notamment par l’établissement d’un « Gouvernement mondial », et dont les victimes sont constituées par la plus grande partie de l’humanité, traitée comme du bétail ou un stock de cobayes. Comment ne pas voir que, dans le grand récit ésotéro-complotiste, les « Maîtres secrets du Monde » jouent le rôle de nouveaux
démons ? Telle est la revanche de la vision magique du monde, qui semble ressusciter dans le « mégacomplot ». Le diable n’a pas cru devoir se faire oublier trop longtemps.
L’offre des contre-experts : la « clé du mystère »
Les esprits qualifiables de « rigides », de « fermés » ou d’« extrémistes » ne sont pas ou plus les seuls, depuis les années 1960 et 1970, à se nourrir des produits culturels de type ésotérico-complotiste. Il y aussi les individus consommateurs caractérisables comme hédonistes, tolérants, ouverts, amateurs de toutes les techniques susceptibles de leur apporter du « bien-être », de contribuer à leur « épanouissement personnel », satisfaisant leur quête de « sens » par une exploration touristique de toutes les « religions » et « spiritualités » du monde. Peut-être faut-il partir d’une hypothèse historique et anthropologique formulée par Christopher Lasch dès la fin des années 1970 dans son livre intitulé
La Culture du narcissisme, celle de l’émergence d’un « nouveau Narcisse » à l’époque de l’individualisme de masse : le surgissement de « l’homme psychologique de notre temps », typique de la postmodernité, aurait mis fin au règne du modèle humain normatif incarnant la « personnalité autoritaire », à l’image de l’âge de fer de la modernité. Le règne de l’anxiété aurait mis fin à celui de la culpabilité. Le nouveau Narcisse « hanté […] par l’anxiété », précise Lasch, « ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres ; il cherche un sens à la vie
82 ». Enfermé dans le présent, il recherche la satisfaction immédiate. Il ne se soucie pas plus de l’avenir que du passé : « Il exige une gratification immédiate, et vit dans un état de désir inquiet et perpétuellement inassouvi
83 ».
Dans une importance postface publiée en 1991, Lasch montre comment l’époque récente est marquée, autant que
par « un respect exagéré pour la technologie », par « le renouveau d’anciennes superstitions, avec la croyance en la réincarnation, ou une fascination croissante pour l’occulte, et avec les formes étranges de spiritualité associées au mouvement New Age
84 » . L’historien et sociologue américain met en évidence le paradoxal voisinage des convictions scientistes ou technophiles proprement modernes et d’un ensemble flou de vieilles croyances religieuses indistinguées de superstitions de toutes sortes et de toutes origines, caractéristique d’une certaine face syncrétique de la postmodernité renouant ainsi avec le monde de la magie :
« Notre monde se définit tout autant par une profonde révolte contre la raison que par notre foi en la science et en la technologie. Des mythes et des superstitions archaïques ont réapparu au sein même des nations les plus modernes, les plus éclairées scientifiquement et les plus progressistes du monde. La coexistence d’une technologie de pointe et d’une spiritualité primitive suggère que toutes deux sont enracinées dans des conditions sociales telles que les gens ont de plus en plus de mal à accepter la réalité du chagrin, de la perte, du vieillissement et de la mort – en bref, à accepter qu’ils vivent avec des limitations. Les angoisses spécifiques au monde moderne semblent avoir accentué les anciens mécanismes de négation de ces limitations
85 . »
On peut supposer que le refus de la finitude favorise la demande d’ésotérisme et de gnosticisme, qui s’exprime dans la mentalité New Age. L’inspiration gnostique du New Age n’est guère niable. Dans le gnosticisme ancien, postulant la nature intrinsèquement mauvaise du monde (matière, corps), les aspirations « spirituelles » tendaient vers la réintégration au monde psychique, dépourvu d’imperfection et de malignité. Dans la spiritualité New Age, les
limites de l’insertion biologique des humains sont perçues comme insupportables, ce qui nourrit la recherche de leur abolition dans un « nirvana ». Pour échapper à la dureté de la condition humaine, les adeptes du New Age sont prêts à s’abandonner entre les mains des professionnels d’une thérapeutique de l’âme qui attirent par leurs promesses de bonheur. Lasch décrit ainsi les chemins de l’illusion gnostique :
« Le dualisme religieux institutionnalise ces défenses primitives et régressives en séparant rigoureusement les images nourrissantes et miséricordieuses des images de création, de jugement et de châtiment. […] En niant qu’un créateur bienveillant ait pu construire un monde qui contient à la fois la souffrance et la gratification, le gnosticisme a perpétué l’espoir d’un retour à une condition spirituelle dans laquelle ces expériences seraient inconnues. Le savoir secret tant prisé par les gnostiques, auquel seules quelques âmes privilégiées étaient initiées, était précisément l’illusion originelle de l’omnipotence; le souvenir de nos origines divines, antérieures à notre emprisonnement dans la chair
86 . »
Il convient de s’interroger plus spécifiquement sur les raisons d’ordre psychologique du succès, au début du XXI
e siècle dont le principal caractère apparent est une course globale dénuée de sens et sans fin assignable, de cette littérature ésotérico-complotiste, que ce succès reste confiné au public des amateurs (le
Livre jaune de Holey, les pamphlets de Des Griffin,
La Conspiration cosmique de Stan Deyo,
Le Gouvernement secret de « Bill » Cooper,
Le Plus Grand Secret de David Icke
87, etc.) ou qu’il s’élargisse au grand public, comme c’est le cas pour les best-sellers internationaux de Dan Brown (les ventes de
Anges et
démons atteignaient 9,5 millions d’exemplaires en février 2005, et celles du
Da Vinci Code avaient dépassé les 12 millions à la fin de septembre 2004, pour atteindre les 19 millions en février 2005). Tout se passe comme si, dans les pays occidentaux tout particulièrement, la crédulité publique était déchaînée par le retrait du christianisme et plus généralement par l’affaiblissement des religions institutionnelles. Il y a là un paradoxe de la sécularisation qu’une remarque de George K. Chesterton, chère à Umberto Eco, éclaire parfaitement : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout
88 . » Ce qui reste du religieux monothéiste, notamment dans les écrits ufologico-complotistes, c’est un imaginaire manichéen où les anges (les Grands Blonds) et les démons (les Petits Gris, les Reptiliens, les
Illuminati) s’affrontent par tous les moyens. La figure populaire du « bon Dieu » peut se réincarner dans celle d’un maître de la « Magie blanche » (sur le modèle du Christ), en lutte contre un praticien de la « Magie noire » (dont Hitler est censé avoir été un adepte
89. Ce qui aiguise la curiosité, c’est la thèse que la vérité est cachée par des individus cyniques, eux-mêmes dissimulés derrière des masques sociaux ou des fonctions officielles. Ce qui séduit, c’est le spectacle d’un combat à mort entre des rebelles organisés (en société secrète ou en secte) et les gouvernants visibles ou invisibles. Ce qui tient en haleine, ce sont les péripéties de ce grand affrontement entre les tenants des vérités officielles (mensonges d’Église ou d’État) et ceux qui, en possession de la vérité interdite, sont prêts à tout. Ce qui réjouit, c’est de voir les maîtres-menteurs officiels démasqués, et leurs secrets dévoilés. Ce qui fait jouir, ce sont les « révélations »…
La raison du succès de ce thriller ésotérico-complotiste qu’est le
Da Vinci Code réside dans le mélange et le dosage efficaces, pour l’élaboration de l’intrigue, d’éléments ésotériques et conspirationnistes (le « Prieuré de Sion », les
«
Illuminati »), de thèmes issus d’une contre-histoire du christianisme (Jésus/Marie-Madeleine et leur descendance, le Graal, les Templiers, etc.), de pseudo-révélations sur les appartenances ou les activités secrètes de personnages célèbres (l’empereur Constantin, Léonard de Vinci, Jean Cocteau, etc.), le recyclage de la mythologisation diabolisante de l’
Opus Dei ou de certains thèmes empruntés à la littérature pseudo-maçonnique ou antimaçonnique (la pyramide, inversée ou non), etc. Il en va de même pour
Anges et Démons, où l’on retrouve les
Illuminati et le Vatican, en compagnie de Satan («
Shaitan ») et des chevaliers de l’ordre du Temple, mais aussi de l’inquiétant Bilderberg Group et du terrifiant Nouvel Ordre mondial, le personnage de Galilée y jouant un rôle d’une importance comparable à celui de Léonard de Vinci dans le
Da Vinci Code. La puissance des « sociétés secrètes » et des sectes criminelles vient mêler d’effroi le goût de l’étrange et le plaisir de déchiffrer les énigmes. Dan Brown s’amuse à ouvrir des pistes pour les demi-initiés, non sans parfois jouer avec le feu : c’est ainsi que, dans
Anges et Démons, surgit un certain « Radcliffe », ce qui pourrait constituer une référence clandestine et érudite à un faux antisémite considéré comme le plus important précurseur des
Protocoles des Sages de Sion : le « Discours du Rabbin », extrait d’un roman de Hermann Goedsche (
Biarritz)
90, largement diffusé en Europe à partir du début des années 1880, et attribué à un certain John Readcliff, Readclif ou Retcliffe
91. Des récits de fiction peuvent ainsi se métamorphoser en témoignages ou en preuves de faits et de méfaits. La « recette » de Dan Brown, c’est la rencontre de l’intrigue policière, de la séduction du complot et de l’attrait du mystère. Avec de l’érudition religieuse en plus
92, comme
dans les « romans théologiques » d’Umberto Eco, inventeur du genre qui, contrairement à Dan Brown, s’est expliqué publiquement sur ses usages fictionnels de matériaux symboliques empruntés à l’ésotérisme ou à l’antisémitisme complotiste.
Ce qu’offrent les contre-experts, c’est la « clé du mystère
93 ». Tous les événements qui pleuvent sur nos contemporains inquiets s’éclairent : le sens supposé codé de tout ce qui arrive est enfin décrypté, porté à la lumière. Il y a là une rationalisation subreptice du mystère. Les sociétés secrètes criminelles ne fonctionnent-elles pas aussi comme des figures allégoriques de la menace terroriste ? Leurs avatars fictifs ou falsifiés « parlent » ainsi de la réalité politico-religieuse conflictuelle telle qu’elle peut aujourd’hui s’observer. Des réponses définitives sont données à des questions aussi pressantes qu’inévitables : pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi les hommes sont-ils dans le malheur? D’où vient le mal ? Mais ces questions légitimes (et de toute façon inéliminables) sont subrepticement transformées en d’autres : qui sont les responsables des malheurs des hommes ? Où se cachent les coupables ? Les gens ordinaires se pensent spontanément comme des victimes, à l’évidence innocentes, et se mettent à la recherche de leurs bourreaux, qu’ils supposent se dissimuler avec une habileté diabolique. Ils ont tendance à projeter les porteurs de la « causalité diabolique » soit sur des organisations internationales existantes, réinterprétées comme des « sociétés secrètes » aux objectifs criminels se couvrant d’alibis humanitaires, diplomatiques ou stratégiques (CFR, Trilatérale, Bilderberg, B’nai B’rith, Skull and
Bones, etc.), soit sur des groupes parfaitement chimériques, dont les
Illuminati constituent le plus frappant exemple (récemment couplé avec le « Prieuré de Sion »). Ce qui comble le consommateur de « révélations » conspirationnistes, c’est d’y trouver un réenchantement du monde et de l’Histoire, à travers la résurrection des anges et des démons, par l’angoisse et l’effroi comme par le mystère et le merveilleux. Force de séduction inépuisable de l’étrange, et plus encore de l’inquiétante étrangeté
94. Et qui peut s’étendre au fantastique psychopathologique. Maupassant, dans
Madame Hermet, ne cachait pas son attirance pour l’étrangeté de la folie : « Les fous m’attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres […]
95. » Mais la folie peut se simuler, ou faire l’objet d’une simulation littéraire.
Ce qu’offrent les « contre-experts », c’est aussi l’illusion, par l’accès aux « secrets » de l’Histoire, d’en devenir les maîtres. Illusion de l’initié imaginaire, qui, convaincu d’accéder au sens caché, croit posséder le vrai, connaître ce qui est derrière le visible et, ainsi, être pleinement
96. Car, promettent les bonimenteurs travestis en grands initiés, en fournisseurs de savoir ésotérique, connaître c’est être. La question se complique scabreusement, car « le secret ésotérique est souvent perçu et dénoncé comme complot
97 », ce dont nous avons vu de nombreuses mises en scène. Mais ces bonimenteurs, avec les niaiseries et les chimères qu’ils dispensent, doivent être pris au sérieux par l’historien comme par l’anthropologue du présent : ils fournissent du sens, qui se transforme en nourriture psychique, en mode de légitimation ou en motif d’action.
L’âge de la science-fiction et de la politique-fiction
L’affaiblissement des « religions séculières » ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale (progressisme, communisme, etc.), s’ajoutant aux effets de la sécularisation (comme perte d’influence des grandes religions institutionnelles), produit un appel du vide qui favorise la réception de l’offre de sens ésotéro-complotiste. Le contexte semble globalement favorable au renforcement, voire à l’accélération du processus : plus le monde devient complexe, plus son opacité s’accroît, et plus augmente la demande d’idées simples, supposées éclairantes. Plus les élites dirigeantes paraissent lointaines, étranges et étrangères à « ceux d’en bas », et plus ces derniers les perçoivent négativement comme n’étant « pas de chez nous », ni « comme nous ». « Nous » face aux « autres » : la relation conflictuelle s’impose comme l’évidence même. Les élites deviennent « les autres », auxquels on attribue une « autre » nature et qu’on perçoit comme foncièrement hostiles. Pourquoi ne pas supposer que les élites conspirent « contre nous » ? Rien n’est à la fois plus simple et plus « illuminatoire » que l’idée d’un grand complot expliquant la marche de l’Histoire et les malheurs de l’humanité. Dans le grand récit « progressiste », les minorités actives agissant dans les coulisses de l’Histoire étaient jugées « éclairées », porteuses de la rationalité croissante des sociétés humaines. Le grand récit conspirationniste emprunte à la « religion du Progrès » sa vision du rôle décisif des minorités actives, mais inverse le jugement de valeur porté sur ces dernières, dénoncées comme « lucifériennes » et « manipulatrices
98 » , imaginées sur le modèle répulsif de la « Synagogue de Satan », la « franc-maçonnerie universelle » telle qu’elle fut diabolisée
99.
Dans un discours prononcé le 1
er mai 1996, pour la « Fête du travail et des travailleurs », Jean-Marie Le Pen
dénonce le complot « mondialiste » permettant seul, selon lui, de décrypter la construction de l’Europe telle qu’elle se fait : « En réalité, cette Europe […] n’est elle-même, dans l’esprit des Eurofédérastes, qu’une étape de la route d’un gouvernement mondial dont la Trilatérale ne cache pas qu’elle soit en place avant l’an 2000 [
sic]. Il s’agit là d’une véritable conspiration contre les peuples et les nations d’Europe […]
100 . » Le monstre qui conspire, c’est ce que Le Pen appelle « l’euromondialisme ». Un pas de plus, et l’on entre dans le monde fantastique de l’ufologie conspirationniste, celui de Deyo, de Icke, de Cooper, de Holey, de Hatem : lignées royales ou « judéo-maçonniques » (
Illuminati), races d’extraterrestres (« reptiliens ») et hybrides humanoïdes incarnent l’extranéité maximale, les plus « autres » de tous les « autres », et les pires, pour la plus grande terreur de leurs « victimes », c’est-à-dire « nous ». La frontière est parfois indistincte entre le champ politique où les thèmes conspirationnistes sont polémiquement exploités par les discours de propagande et le champ culturel où ils sont traités comme des thèmes fictionnels. On peut par exemple trouver comiques, et non pas inquiétantes, les déclarations virulentes d’un démagogue d’extrême droite. Mais la frontière existe entre le politique assumé (visant à réaliser des objectifs) et le culturel labélisé (destiné à provoquer une jouissance esthétique), et il est de bonne méthode de ne pas confondre les spécificités des divers champs. On peut en effet s’amuser, serait-ce en frémissant, des fictions conspirationnistes (romans, films, jeux divers, etc.) sans adopter les visions de l’Histoire ou du social véhiculées ou mises en scène. Le modèle aristotélicien de la « catharsis » (purgation/sublimation) permet
toujours de comprendre la spécificité de la réception esthétique de tout matériau affectivo-imaginaire, travaillé et mis en forme. Ces considérations n’empêchent nullement de formuler l’hypothèse que la réception esthétique joue également (ou parallèlement) un rôle dans l’inculcation des croyances, des représentations et des arguments (notamment légitimatoires).
Le phénomène ufologique, depuis la fin des années quarante, se caractérise par la production et la consommation de croyances de divers ordres, où des représentations religieuses traditionnelles plus ou moins métamorphosées (à la manière « théosophique ») côtoient de nouvelles figures de l’étrange ou du fantastique s’inspirant de la science-fiction (telle la figure des extraterrestres bons et « supérieurs » qui veulent aider les habitants de la Terre). Religion émergente ou pseudo-religion ? Ou encore figure parmi d’autres des « religiosités parallèles
101 » ? La question ne peut pas être tranchée sans qu’interviennent des présupposés culturels dictant la réponse. Comme les définitions, les identifications sont libres. Il suffit qu’elles se prêtent à l’examen et à la discussion critique. Ce qui est sûr, c’est qu’un processus de recyclage d’idées religieuses classiques s’opère dans le champ ufologique : mystère, transcendance, existence d’entités surnaturelles, images de la perfection, idées du salut et de la rédemption, vision du monde séduisante, explication du spirituel dans l’homme
102. Et les représentations d’extraterrestres conquérants, colonisateurs ou exterminateurs, créatures monstrueuses, voire démoniaques, contribuent à la formation d’une démonologie substitutive. Si l’on définit la religion comme « l’entreprise humaine qui crée un cosmos sacré
103 » , il devient difficile de nier la dimension religieuse du monde des croyances ufologiques. La religiosité ufologique n’est nullement confinée à des groupes
« ésotéro-gnostiques » dont les Raëliens offrent une illustration caricaturale
104. Elle est présente dans tous les domaines de l’espace culturel, et constitue une riche matière symbolique pour la création d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Le cinéaste Steven Spielberg a réalisé des films – fascinants pour des millions de spectateurs – qui ont pédagogiquement montré les deux faces de la religiosité ufologique : d’une part, la réinvention du merveilleux avec
Rencontres du Troisième Type (1977) et
E.T. l’Extra-terrestre (1982) ; d’autre part, la revisitation du fantastique et du récit d’épouvante avec
La Guerre des Mondes (2005) – après
Minority Report (2002). Le champ de l’imagination conspirationniste s’élargit : au complot historique s’ajoute le complot cosmique
105, ou intergalactique
106. Il y a à la fois retour et déclinaison du schème du complot de grande ampleur. Face à ces récurrences et à ces métamorphoses des thèmes conspirationnistes, une hypothèse interprétative peut être formulée : tout se passe comme si le Complot était en passe de chasser le Progrès en tant que fondement du sens de l’Histoire, laquelle semble dériver parallèlement vers la catégorie vague d’Évolution cosmique.
L’historien Eugen Weber, dans une belle étude consacrée à la question « Religion ou superstition ? », notait avec perspicacité à propos de l’occultisme :
« Nous avons trop facilement tendance à qualifier l’occultisme de niaiserie ; pourtant, sa persistance dans tout l’éventail politique suggère une influence étendue. Il en est de même de thèmes connexes : régénération, sociale et individuelle ; science et pseudoscience ; conspiration et contre-conspiration; activités et forces souterraines, invisibles aux non-initiés, mais indispensables pour comprendre et maîtriser un monde de plus en plus opaque
107 . »
Ces remarques lucides pourraient être reprises à propos de l’ufologie ou des nouveaux syncrétismes « magiques ». Ces productions fictionnelles nous en apprennent beaucoup sur le « monde réel ». Il faut parfois faire un grand détour pour se mettre en état de comprendre les choses les plus proches de nous. La leçon ethnographique déborde les frontières de l’ethnographie.
Il est trop facile, et un peu court, d’incriminer les « marchands de spirituel sans scrupule
108 » ou d’accuser les bonimenteurs d’un ésotérisme de pacotille. Dans la société de marché mondiale ou globalisée, l’offre va de soi. Ce qui reste à expliquer, c’est la réception, la consommation, la formation, l’évolution ou les variations de la demande. Il faut s’efforcer de répondre à la question : pourquoi cette offre de croyances, de rêves et de cauchemars rencontre-t-elle un public aussi vaste et aussi passionné ? Comment expliquer cette réception gourmande de visions conspirationnistes fondées sur des rumeurs et des légendes, recourant à des faux fabriqués par des propagandistes ou des escrocs, ou sollicitant des témoignages mensongers ? Comment comprendre à la fois la permanence et la dissémination dans tous les domaines culturels des visions paranoïaques du fonctionnement des systèmes démocratiques et de la marche de l’Histoire ? On ne peut répondre à ces questions qu’en faisant l’hypothèse que cet ensemble de croyances délirantes et de fictions séduisantes permet à nos contemporains de penser le monde indéchiffable et menaçant dans lequel ils sont littéralement « jetés », sans boussole, et de plus en plus souvent sans traditions sur lesquelles s’appuyer ni mémoire collective à laquelle se ressourcer. Le goût du merveilleux et la crainte des démons n’ont pas disparu du psychisme humain, même si
les grandes religions instituées, soumises au processus moderne de rationalisation et d’intellectualisation, ne leur offrent plus une structure d’accueil et des modes de ritualisation leur donnant un sens sociétal. En 1955, dans
L’Opium des intellectuels, Raymond Aron, après avoir rappelé que « la mort de Dieu laisse un vide dans l’âme humaine », ne manquait pas d’aller à l’essentiel : « Les besoins du cœur subsistent
109 » . Et les maladies de l’âme paraissent s’aggraver. Quant aux interrogations inquiètes sur le mal, elles persistent très naturellement, chez les êtres métaphysiques que sont les humains. Or, ni les règles de la démocratie procédurale, ni les utilités de la techno-science ne sauraient satisfaire les besoins de l’âme et du cœur.
L’écrivain italien Valerio Evangelisti voit juste lorsqu’il célèbre dans la « littérature des “étages inférieurs” », la science-fiction, le domaine littéraire qui interroge les réalités du monde contemporain, si déplaisantes ou inquiétantes soient-elles, explore les « tendances évolutives (ou régressives) » de celui-ci, montre les ambivalences du progrès techno-scientifique (des « machines ») et les tensions qu’elles provoquent. L’écrivain (lui-même auteur de science-fiction) note ainsi que « le fantastique, et tout particulièrement la science-fiction, est le seul moyen du point de vue littéraire de décrire de façon adéquate le monde actuel », et suggère cette explication : « Parce que c’est un monde où l’imaginaire a pris une importance exceptionnelle
110 . » Des armes de destruction de masse à la conquête spatiale, de la libération par la machine au contrôle social ou biopolitique totalitaire, c’est bien à la réalité du monde présent que se rapporte la science-fiction, pour en imaginer les possibles les plus extrêmes. Rien n’interdit d’étendre la remarque d’Evangelisti au cinéma, qui a popularisé les principaux thèmes de la science-fiction. L’irruption
du surnaturel sympathique (le merveilleux) ou du surnaturel « terrifique » (le fantastique « noir ») dans des œuvres de fiction permet à la fois de saisir le réel et de prendre une distance réflexive par rapport à lui. Bref, le genre humain n’en a fini ni avec l’invisible ou l’au-delà, ni avec la pensée magique, dont la permanence ou la persistance s’impose à lui. Mais il peut les domestiquer et les traiter comme des instruments d’analyse ou des outils de réflexion. Voire comme des sources d’inspiration, à travers ses rêveurs, ses utopistes et ses poètes.
Dans l’un de ses essais de sociologie des religions, « L’épanouissement de l’esprit capitaliste », Max Weber formulait une hypothèse éclairante, dont la portée est immense :
« Il n’a jamais existé qu’un seul moyen de briser la magie et de rationaliser le mode de vie : des grandes
prophéties rationnelles. Toute prophétie, à vrai dire, ne détruit pas la puissance de la magie, mais il est possible qu’un prophète, qui se légitime par des miracles et d’autres moyens, brise les ordres sacrés traditionnels. Des prophéties ont engendré le désenchantement du monde et ont ainsi posé les fondements de notre science et de notre technique moderne ainsi que du capitalisme
111 . »
La grande question est de savoir si la puissance de prophétiser s’est tarie, et si nous ne sommes pas voués à commémorer indéfiniment, par des rites dont le sens se perd inévitablement, des événements fondateurs et des avènements uniques. La routinisation de la religiosité prophétique ouvre la voie à la sécularisation, sans pour autant pouvoir barrer la route à la tentation du magico-ésotérique.
L’entrée dans l’âge de la sécularisation a bien eu lieu, mais l’humanité se surprend aujourd’hui à vivre la sortie de cet âge qu’on dit encore « moderne ». Elle paraît stagner
dans une sécularisation interminable et non linéaire, dont l’inachèvement a produit un monde menacé par le nihilisme, lequel s’accommode d’un athéisme de confort coexistant avec la prolifération indéfinie des croyances. Pourtant, en un autre sens, la désécularisation a elle aussi eu lieu, comme le prouve, autant que la multiplication des « nouveaux mouvements religieux » ou « magiques », l’effacement des « religions séculières » qui se ramènent toutes à des variations sur la « religion du Progrès », laquelle n’enthousiasme plus beaucoup ses adeptes. Les « progressistes » d’aujourd’hui se préoccupent bien plutôt de la protection de l’environnement ou de la défense de la « biodiversité », ils s’engagent de préférence dans la dénonciation des ravages causés par la « mondialisation sauvage » ou encore se soucient de contrôler ceux qui contrôlent l’information au niveau planétaire. Le « progressisme » a changé de signification : il n’est plus orienté par la foi rassurante en un avenir meilleur, il tend à se réduire désormais à une tentative de résister au mouvement vers le pire. Le postulat partagé par la plupart des citoyens, c’est que le vrai pouvoir réside dans la maîtrise de l’information. Leur commune hantise est que l’information, tombant aux mains de puissances « obscures », soit manipulée au niveau planétaire, pour installer un nouveau totalitarisme. Le nouveau grand mythe répulsif s’est constitué autour de la figure des « maîtres du monde ». Ceux qui croient à leur existence ne peuvent que désespérer de la démocratie, dont les promesses de transparence sont restées verbales. Dans la civilisation du risque, où les élites dirigeantes ne cessent d’affirmer et de célébrer l’idéal de transparence, lequel ne peut jamais se réaliser pleinement, le soupçon est entretenu mécaniquement et forme un terrain particulièrement favorable pour la réception des discours complotistes
112. La réalité est décevante pour beaucoup d’anciens « enthousiastes », et désespérante pour ceux qui avaient trop espéré, esprits nourris exclusivement des promesses constitutives
de la « religion du Progrès ». Ces craintes, ces déceptions et ces perspectives apocalyptiques ont pour principal effet d’éloigner nos contemporains des croyances « progressistes » : comment désormais croire les yeux fermés à la marche triomphale de l’humanité vers un « monde meilleur » ? Comment faire mieux que résister au pire ?
Formuler un diagnostic global n’est pas chose facile, du moins pour le « médecin de la civilisation » qui refuse de sacrifier aux idées simples – celles qui enchantent les tenants de la pensée publicitaire, pensée dominante d’aujourd’hui. Risquons néanmoins un diagnostic : fin du progressisme, relance du « magisme » et du complotisme, dans un contexte planétaire dominé par la rationalité instrumentale, celle de l’utilité, de l’efficience et de la rentabilité. L’imaginaire politique mondial est dominé par la dénonciation des « maîtres du monde » accusés de tous les crimes, passés, présents et à venir. Réincarnations du Diable. À l’âge équivoque de la sécularisation et de la désécularisation, sorte d’inter-règne, les nouveaux récits manichéens opposant forces du Bien et du Mal, qui puisent autant dans l’imaginaire politique du complot que dans la mythologie des « sociétés secrètes » ou des extraterrestres envahisseurs, présentent l’avantage de réenchanter le monde, serait-ce de façon inquiétante. Comme si, pour la plupart des humains, mieux valait un sens de l’Histoire frisant le cauchemar que pas de sens du tout. Et un monde déréalisé puis surréalisé plutôt que la triste figure du monde réel. C’est ainsi que le complotisme peut détrôner le progressisme. L’âge de la science-fiction est aussi celui de la politique-fiction. Il s’agit toujours de faire rêver, en rose ou en noir. Il ne faut pas oublier le désir de merveilleux, ni le rapport ludique ou ironique à la culture de la terreur. Le mythe conserve son ambivalence : il continue de fonctionner comme terreur et comme poésie
113 . La différence tend à s’effacer entre l’ordre de la fiction et celui du réel : pour nombre de nos contemporains, « avoir
peur » se confond avec « jouer à se faire peur ». L’interpénétration de la fiction et de la politique s’opère à l’époque où s’effacent, à force d’immixtions mutuelles, les frontières entre le travail et le loisir, comme entre la sphère publique et la sphère privée. Le sens n’est plus trouvé à coup sûr dans les « religions politiques » ni dans les grandes religions institutionnelles. Les dieux et les bons anges se sont enfuis, mais les démons se portent bien. L’imaginaire politique devient indistinct, au point de se confondre avec l’imaginaire néoreligieux ou « magique », travaillé par la hantise des mauvais dominateurs du monde, manipulateurs invisibles et inquiétants. Au règne de « ceux qui veulent rendre l’humanité meilleure », fournisseurs en supplément d’âme de l’inhumaine société industrielle, succède celui des impitoyables « maîtres du monde » de la société en réseaux sans frontières, en déréalisation croissante. Mais ce réenchantement par le fantastique terrifiant ne permet pas d’imaginer l’avenir autrement que sous la figure de la catastrophe et du malheur. Le dogmatisme simpliste de l’inévitable marche vers le pire n’a rien à envier à celui de la tranquille progression vers un « monde meilleur ». Persistance dans l’illusion, consolante ou désolante. Pascal avait noté l’essentiel : « Rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près
114 . »
1 Réponse aux questions d’un Provincial, chap. XXXIX.
2 Viatte, 1928, t. I, p. 308.
3 Voir
supra, chap. III, les remarques de Joseph de Maistre sur l’ambiguïté référentielle du mot « Illuminisme ». Mais la réflexion pourrait aussi porter sur la double appartenance doctrinale d’un Victor Hugo, théoricien enthousiaste du Progrès et personnage passionné de spiritisme, d’occultisme ou d’ésotérisme mystique (salué comme tel par Éliphas Lévi ou Saint-Yves d’Alveydre), comme l’a montré Auguste Viatte dans son livre
Victor Hugo et les Illuminés de son temps (Viatte, 1943). Sur Hugo penseur du progrès, voir Taguieff, 2004a, pp. 79-80, 88, 93-94, 118, 135, 217.
4 Fromm, 1963, p. 10. Erich Fromm (1900-1980) fut l’un des représentants de l’École de Francfort (Jay,
passim).
5 Car la bêtise existe, et aussi la roublardise des marchands de chimères attrayantes. C’est ce qui justifie la colère des défenseurs de l’esprit critique, s’exprimant au nom de la « raison » et stigmatisant « les charlatans » (Galifret, 1965 ; Cavanna, 1989).
6 Il y a mysticisme si l’on suit Peter Berger dans sa définition : « Est mystique, au sens large, toute pratique ou doctrine religieuse qui affirme l’unité dernière entre l’homme et le divin » (Berger, 1972, p. 140). Considéré « au point de vue pathologique », l’occultisme, notait Le Forestier (1990, p 7), représente « une réaction spiritualiste contre l’absolutisme du matérailisme scientifique ».
7 Voir Freund, 1984, pp. 408-409.
8 Voir Cassirer, 1970, pp. 155-175.
9 Arendt, 1990, pp. 161-162 ; Taguieff, 2004a, p. 126.
10 Weber (M.), 1963, pp. 69-70.
11 Il faudrait revenir longuement sur l’éloge de l’inquiétude (née de l’insatiabilité du désir selon Hobbes) chez les premiers penseurs du « progrès » linéaire, nécessaire et indéfini (« à l’infini »). Sur la dialectique de l’inquiétude et de l’espérance, voir Taguieff, 2000, pp. 57
sq., et 2004a, pp. 38-340, 188-190.
13 Horkheimer, 1974, p. 39.
19 J’emprunte l’expression à Jean-Luc Nancy. Pour une explicitation, voir Nancy, 2005, pp. 12, 27
sq., 117
sq.
23 Rappelons l’ouvrage de René Guénon,
Le Règne de la quantité et les signes des temps (1945) ; Guénon, 1970, en partic. pp. 10-103.
24 Voir les analyses éclairantes de l’anthropologue Wiktor Stoczkowski (1999, pp. 20-37). Voir aussi Jane Parish, « The Age of Anxiety », in Parish / Parker, 2001, pp.1-16.
27 Voir les analyses de Dan Sperber, 1996.
28 Voir Collins/Pinch, 1990 (1977) ; Stoczkowski, 1999, p. 31.
30 Guénon, 1977 et 1996. Voir aussi Guénon, 1970, pp. 287-293 (« Le néospiritualisme »), 357-366 (« La grande parodie ou la spiritualité à rebours »). Sur le « traditionalisme » antimoderne attribuable à Guénon (postulant l’existence d’une « Tradition primordiale »), distinct de celui d’un Joseph de Maistre par exemple, voir Sedgwick, 2004, en partic. pp. 22-53.
32 Chesterton, 1976, p. 31.
33 Tolkien, « À propos des contes de fées »,
in Tolkien, 1966, p. 40.
34 L’expression est du psychanalyste Erich Fromm dans son livre paru en 1941 (
Escape from Freedom), où il s’efforçait d’expliquer la fascination exercée par « le fascisme » (terme générique renvoyant surtout, à l’époque, au national-socialisme) :
La Peur de la liberté (Fromm, 1963, p. 109). Il ne s’agit pas de la « liberté négative » définie par Isaiah Berlin dans son fameux essai d’octobre 1958 : « Deux conceptions de la liberté ». Voir Taguieff, 2005, pp. 331-332.
35 Fromm, 1963, pp. 111-164. Il est clair que le diagnostic de Fromm est lié à son champ d’observation au début de la Deuxième Guerre mondiale, offrant le spectacle d’une triple montée aux extrêmes : du culte du chef, du goût de la destruction et du conformisme bureaucratique pointilleux. Si la soumission au chef s’est pleinement réalisée dans les régimes totalitaires, le règne du conformisme ne cesse de menacer les démocraties libérales/pluralistes.
36 Poliakov, 1980, p. 32.
37 Roberts, 1979, p. 337.
38 Roberts, 1979, p. 337.
39 Douglas, 1970, p. 126.
41 Voir Berger, 1971, pp. 51-56. Pour une discussion de ces approches fonctionnalistes, voir Pois, 1993, pp. 31-32, 66-67.
44 Voir Taguieff, 2004a, pp. 36-38, 148
sq.
45 Rappelons une éclairante remarque de Claude Lévi-Strauss : « […] La pensée magique, cette “gigantesque variation sur le thème du principe de causalité”, disaient Hubert et Mauss, se distingue moins de la science par l’ignorance ou le dédain du déterminisme, que par une exigence de déterminisme plus impérieuse et plus intransigeante […] que la science peut, tout au plus, juger déraisonnable et précipitée » (Lévi-Strauss, 1962, pp. 18-19).
46 Voir Oz, 2005. Dans ce discours prononcé lors de la remise du prix Goethe, le romancier israélien Amos Oz soutient la thèse que « les sciences sociales modernes ont constitué la première tentative sérieuse pour débarrasser la scène humaine à la fois du bien et du mal » (p. 18).
47 Au sens précis donné à cette expression par Benjamin Constant dans un texte célèbre : « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819) : « […] Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée » (Constant, 1980, p. 501). Sur certains aspects de cette nouvelle forme de liberté, voir Taguieff, 2001, pp. 131
sq., 145
sq., et 2005a, pp. 331
sq.
48 Lévi-Strauss, 1983, p. 147.
49 James Webb s’est suicidé le 8 mai 1980, à l’âge de 34 ans.
50 «
The Age of Irrational » apparaît soit en tant que titre général de la série des ouvrages projetés, soit comme sous-titre de
The Occult Establishment (1976), vol. II de la série. Le vol. I,
The Occult Underground (1971-1974), couvre la période allant du milieu du XIX
e siècle à 1920, le vol. II porte sur la période allant de 1918 aux années 1960. Un troisième volume, paru en 1980,
The Harmonious Circle, est consacré pour l’essentiel à Gurdjieff et à ses disciples.
51 Webb, 1988 (1974), pp. 5, 10-11. Dans ce passage, Webb cite les ouvrages de Fromm (1942) et de Gustav Jahoda, 1969, p. 146. Voir aussi Poliakov, 1980, pp. 32-33 (qui cite partiellement ce passage de Webb).
52 Voir Bonardel, 1996, pp. 3-21, et 1998.
53 Au sens de « remplissement de désir », de réalisation imaginaire du désir, selon la conception vulgarisée par la psychanalyse (Freud, 1995, pp. 30-34). Voir par exemple Freud, 1995, p. 30 : les « représentations religieuses » sont « des illusions, accomplissements des souhaits les plus anciens, les plus pressants et les plus forts de l’humanité; le secret de leur force, c’est la force de ces souhaits ».
54 Lenoir, 2005. La thèse du « retour du religieux » n’est qu’un lieu commun de l’époque, qui tend à chasser le cliché de la « mort de Dieu », traduit notamment par des formules sociologisantes telles que « l’éclipse du sacré » ou la « disparition du religieux ».
55 Cité par Bouyxou et Delannoy, 2004, p. 130.
56 Livre jaune n° 5, pp. 11, 18.
57 Livre jaune n° 5, p. 308.
58 Livre jaune n° 5, pp. 77-78.
59 Lipset/Raab, 1971 (1970), pp. 4-5 ; Mayer (N.), 2002, p. 27.
61 Voir Mayer (N.), 2002, pp. 73
sq.
62 Selznick/Steinberg, 1969 ; Mayer (N.), 2002, p. 76.
63 Selznick/Steinberg, 1969, p. 141.
64 Le « rejet de » peut prendre l’allure d’une « surdité à », d’une « insensibilité à », bref d’un manque, qu’on l’interprète comme l’indice d’une simple ignorance, d’une absence de « culture » ou de « sophistication » intellectuelle, ou encore d’une intolérance propre à certains milieux sociaux, comme le supposait Lipset étudiant « l’autoritarisme de la classe ouvrière » (Lipset, 1962, pp. 110-146).
65 Voir Lipset/Raab, 1971.
67 Sur l’approche de Rokeach, impliquant une critique et une réinterprétation des premières recherches sur la « personnalité autoritaire » (Adorno
et al., 1950), voir
supra, chap. IV.
68 Popper, 1979, t. 2, p. 68 ; Poliakov, 1980, p. 27.
69 Hoggart, 1970, p. 117. Voir aussi les positions tardivement prises par
Claude Lévi-Strauss sur les attitudes ethnocentriques : Lévi-Strauss, 1983, pp. 15-16. Ce que Hoggart note sur les préjugés sociocentriques de groupe ou de classe sociale, Lévi-Strauss l’étend aux « cultures », non sans les justifier en les interprétant comme des mécanismes de défense des identités culturelles, qui se posent en s’opposant les unes aux autres. Voir Taguieff, 1988, pp. 246-248, 562 (note 84).
70 Voir Mayer (N.), 2002, pp. 77, 399 (note 9).
71 Rokeach, 1960, p. 400.
73 Voir l’ouvrage fondateur de Leon Festinger, 1957. Festinger pose que deux cognitions sont dissonantes ou divergentes l’une avec l’autre quand l’une ne « dérive » pas de l’autre. La théorie classique de la dissonance cognitive postule l’existence d’une motivation fondamentale à réduire les désaccords cognitifs.
74 Voir Kolakowski, 1985, pp. 75-103 (« Les intellectuels contre l’intellect »).
77 Voir Broyles, 1964, pp. 164
sq. Sur la John Birch Society, fondée par Robert H. W. Welch, Jr. le 9 décembre 1958, et fortement inspirée par la vision du complot dérivée des
Protocoles ou des livres de Nesta Webster, voir (outre l’essai de P. Allen Broyles) : Lipset and Raab, 1971, pp. 248-287 ; Mintz, 1985, pp. 141-162.
78 Voir Angenot, 1982, pp. 126
sq. ; Taguieff, 2004b, pp. 31-33. Le recours à l’amalgame (du type « judéo-bolchevik » ou « américano-sioniste ») est impliqué par la « loi de simplification et de l’ennemi unique », première loi de la propagande (Domenach, 1950, pp. 49-53) : ne jamais attaquer plus d’un ennemi. Si les ennemis sont multiples, il faut donc les réduire au même.
79 Tchakhotine, 1952, p. 549. Pour une discussion critique, à propos d’une conception voisine concernant la rumeur (celle-ci pouvant être érigée en agent de contamination qui, comme un virus, infecterait inévitablement tous les esprits rencontrés, à l’exception d’une petite minorité de « lucides » et de « résistants »), voir Froissard, 2002, pp. 206
sq.
80 William Guy Carr postule que « Lucifer ne cherche qu’une chose, c’est de s’emparer des âmes » (Carr, 2005b, p. 229). C’est pourquoi « le combat qui continue à se dérouler en ce monde est pour l’éternelle possession des âmes » (
ibid., p. 228).
81 Ces élites chimériques sont à la fois invisibles et intrinsèquement perverses : imaginées comme des « maîtres secrets », elles ne se confondent pas avec les gouvernants politiques ni avec les dirigeants économiques « visibles » de la planète. Sur la quatrième page de couverture du
Livre jaune n° 7 (2004), on tombe sur cet argument publicitaire : « (…) L’élite secrète détruit la Terre, le monde et l’avenir de nos enfants… ! C’est possible parce que vous, être humain, ne vous y intéressez pas… Ne soyez pas étonnés quand on vous mènera bientôt également à l’abattoir… Quelles sont les ruses que les maîtres secrets utilisent à votre encontre… Vous le saurez en lisant ce livre !!! »
82 Lasch, 1981, p. 11 (2000, p. 24). Voir aussi Parish / Parker, 2001.
83 Lasch, 1981, p. 12 (2000, p. 25).
87 Certains livres de David Icke, qui jouent sur la thématique New Age, touchent un public plus large que celui des amateurs-spécialistes de l’ésotérico-complotisme.
88 Cité par Jacques-Pierre Amette, 2005, p. 91.
89 Voir Ravenscroft, 1977 (1973) ; Ribadeau Dumas, 1975.
91 Taguieff, 2004b, pp. 290-296, et 2004c, pp. 705-709. Voir aussi
supra, chap. III.
92 Faite de bric et de broc chez le romancier américain, qui puise indistinctement ses matériaux chez les véritables historiens et chez les essayistes sans scrupules, les pseudo-enquêteurs (Baigent
et al.), les fabulateurs professionnels, les pamphlétaires propagandistes (les « anti- »quelque chose), voire les escrocs (Pierre Plantard et ses complices).
93 Voir la compilation de textes antisémites (et antimaçonniques) publiée en 1937 par l’Office de propagande nationale (dirigé par Henry Coston) sous le titre :
La Clé du Mystère. L’éditeur du volume, F. de Boisjolin (membre du Parti français national communiste), en attribue la confection à la Ligue féminine anticommuniste de Montréal. Le pamphlet sera traduit dans plusieurs langues (dont l’anglais et l’afrikaans) et diffusé par le Service mondial (
Welt-Dienst), organisation internationale de propagande antijuive mise en place par les nazis (et dont Coston était l’un des correspondants en France). Voir Yaeger Kaplan, 1987, p. 66 (qui se réfère à Norman Cohn, 1967, et à Paul J. Kingston, 1983) ; Schor, 1992, p. 42.
95 Maupassant, 1957, p. 1124.
96 Servier, 1964 ; Laurant, art. « Secret »,
in Servier, 1998, p. 1176.
97 Laurant, art. Secret »,
in Servier, 1998, p. 1176.
98 Voir Carr, 1999 et 2005.
99 Jannet, 1877 ; Taxil, 1886b et 1887b ; Meurin, 1993.
100 Voir Taguieff, 2002b, p. 140 ; Mayer (N.), 2002, p. 75. Dans ce discours, Le Pen dénonçait « les éléments d’un véritable complot : le mondialisme », ainsi que « les valets du complot » et « les tenants du Nouvel Ordre mondial » (voir le quotidien
Présent, n° 3578, 3 mai 1996, p. 8). Pour d’autres exemples, voir Taguieff, 1990b, pp. 91-92, 119-135. Le dénonciateur populiste du « complet mondialiste » se classe ainsi parmi les « purs », opposé aux « impurs » que sont les conspirateurs et leurs « valets ». Cette catégorisation dualiste caractérise ce que le psychologue social Serge Moscovici appelle la « mentalité conspirationniste » (Moscovici, 1987, p.154).
101 Voir Champion, 1993, pp. 750
sq.
102 Voir Saliba, 1995. Pour une discussion critique, voir Renard, 1988 ; Lagrange, 1996 ; Rothstein, 1997 ; Stoczkowski, 1999.
104 Voir Vernette, 1995, pp. 23-24, et 2002, pp. 84, 86-87.
105 Rappelons le livre synthétique de Stan Deyo,
La Conspiration cosmique (Deyo, 1986, 2004).
106 Imaginé dans des fictions cinématographiques telles que la saga
Star Wars (
La Guerre des étoiles) de George Lucas, double trilogie qui sort sur les écrans dans le désordre (à partir de 1977 :
Star Wars Episode IV : A New Hope).
108 Vernette, 2002, p. 125.
110 Evangelisti, 2000, p. 132. Le romancier Stephen King, quant à lui, insiste sur la création ou l’exploration de mondes possibles : « Le fantastique et la science-fiction (…) tentent de créer des univers qui n’existent pas, qui ne peuvent pas exister, ou qui n’existent pas, qui ne peuvent pas exister, ou qui n’existent pas encore » (King, 1995, p.24).
112 Voir supra, chap.III; ainsi que West / Sanders, 2003.
113 Voir Maître, 2005; Blumenberg, 2005, pp.15 sq.
114 Pascal,
Pensées, Paris, Lemerre, 1877, p. 50.